Une histoire de la chirurgie plastique
Même si au cours des siècles antérieurs les médecins, dans toutes sortes de cultures et de civilisations, chez les Égyptiens notamment, ont tenté des reconstituer des visages ou des parties du corps abîmés, c’est au cours de la première guerre mondiale quchirurgie dite plastique s’est vraiment constituée. Pendant cette guerre des tranchées, les soldats recevaient les obus de plein fouet, le corps enfoui dans la terre mais le visage exposé au grand jour. Les éclats de la mitraille les défiguraient. Les chirurgiens avaient le triste emploi de recomposer un visage auquel manquaient nez, joues, menton et parfois, yeux et arcades sourcilières. Dans certains cas graves où le bistouri s’avérait impuissant à sculpter un visage dans une chair manquante, on recourait à un artiste qui, à partir d’une photo du blessé, modelait un masque que le soldat redevenu civil portait en permanence sur son visage. Mais beaucoup de blessés pouvaient avantageusement bénéficier d’une chirurgie corrective. Des chirurgiens aussi bien britanniques qu’américains, canadiens et français s’y employèrent et développèrent les techniques nécessaires pour redonner leur beauté et leur harmonie aux visages ravagés.
La guerre terminée, ces chirurgiens devenus des experts en chirurgie plastique souhaitèrent poursuivre la carrière amorcée au cours de la guerre. C’est aux États-Unis surtout que la chose se produisit. Haiken fait remarquer que cette tendance s’est alors peu développée en France et en Angleterre.
Cette spécialité chirurgicale bénéficia aussi de l’impact des idéologies eugénistes qui, en Amérique du Nord, furent moins liées aux formes récurrentes de l’antisémitisme qui sévissait en Europe, qu’à un racisme global s’exprimant d’abord dans les premières lois sur l’immigration. Dans les années 1920, on édicta des lois excluant de l’immigration aux États-Unis, en premier lieu les Chinois, puis ensuite les Japonais. On privilégia les immigrants en provenance d’Europe du Nord et de l’Ouest. Commençaient à se répandre en même temps de nouvelles idées scientifiques sur l’hérédité, le caractère ethnique et la race. L’anatomiste Blumenbach avait, dès la fin du XVIIIe siècle, développé une théorie de classification des races humaines qui fut généralement bien reçue. Cette classification, on le sait, décrivait la race européenne comme le type racial parfait; toutes les autres étaient vues comme des races ayant dégénéré par rapport à ce type idéal. Dans sa science de la physiognomie, Lavater prétendait identifier les traits raciaux par l’étude des lignes du visage, la forme du cerveau, etc. Qui a lu Bécassine dans son enfance se souviendra de ce disciple de Lavater, qui en palpant le crâne de Bécassine, croira y découvrir une bosse caractéristique de sa naïveté, bosse qui s’avérera être en réalité un chignon épinglé sous sa coiffe!
Les immigrants fondateurs des USA, qui s’appelaient eux-mêmes the old stock, regardèrent débarquer avec suspicion les nouveaux immigrants (new stock) à la lumière des théories de Darwin et de Mendel, et de l’eugénisme qui en découlait: les traits héréditaires, disaient ces théories, ne pouvaient pas être modifiés par les facteurs environnementaux; il fallait donc «conserver les traits positifs et éliminer les négatifs». Entre 1910 et 1914, on relève un plus grand nombre d’articles sur l’eugénisme dans les magazines d’intérêt général que sur les conditions de logement des immigrants. On prédisait entre autres que les mélanges de races produiraient une dégradation irréversible vers un type racial primitif!
La thèse du livre d’un certain Madison Grant, The passing of the Great Race, publié en 1916 (Le déclin de la Race suprême) était que «l’Amérique, à l’origine peuplée uniquement par les Nordiques (l’homme blanc par excellence, selon les propres mots de l’auteur) était sur le point d’être détruite par les immigrants provenant des pays méditerranéens, des Alpes et particulièrement par les immigrants juifs». Les Noirs furent aussi la cible de ceux qui redoutaient le retour aux races primitives. On parla alors «des conditions positives de la beauté, lesquelles ne pouvaient être présentes que si les conditions négatives étaient absentes !» Ces conditions négatives, on le devine, étaient celles qui s’éloignaient de la beauté des Blancs. Ces règles ont été édictées par Knight Dunlap, psychologue expérimental à l’université Johns Hopkins, puis à l’université de Californie à Los Angeles, peu de temps après le livre de Grant. Elles continuent d’imprégner l’Amérique sous le couvert d’autres idées plus politiquement admissibles. En réalité, les multiples chirurgies qu’a subies Michael Jackson n’ont-elles pas été destinées à rapprocher les traits de son visage et la couleur de sa peau des conditions positives définies par Dunlap?
Ôtez ce nez que je ne saurais voir!
Mais d’autres immigrants, les Juifs et les Italiens en particulier, furent atteints par ces règles de standardisation de la beauté. Ces Cyranos malgré eux étaient identifiés par leur nez. Et pour avoir accès aux emplois offerts, beaucoup choisirent de se faire faire une chirurgie du nez conforme aux critères de beauté imposés par le old stock. Ce nez qui provoquait des préjugés, ils se le firent redresser. Et, paradoxalement, ce furent les nouveaux arrivants, déjà amputés de leur passé, de leurs traditions, de leurs cultures vivantes, qui se virent dans l’obligation de se départir d’un des traits héréditaires les plus riches sur le plan de l’identité et de la beauté personnelle et raciale. Melting Pot, a-t-on dit, pour désigner l’intégration si réussie aux USA des immigrants des diverses vagues. Un mélange? Oui, mais après élimination des légumes négatifs!
Revenons au nez célèbre de Fanny Brice. Toute sa vie, elle proclama publiquement sa fierté d’être Juive et nia avoir fait amputer son nez pour faire oublier son caractère ethnique. Elle reconnut toutefois qu’elle était en mesure, grâce à son nouveau nez, de jouer dans une plus grande variété de pièces. D’ores et déjà, nous dit Haiken, «la beauté signifiait l’absence de signes raciaux ou ethniques visibles qui pouvaient être dommageables, sinon fatals à une carrière de comédienne». Quelles que soient les raisons invoquées, la rectification du nez était déjà l’opération la plus fréquente et la plus courue dans les années mil neuf cent cinquante (elle représentait 50% des interventions). Les magazines féminins étaient remplis d’articles prônant cette correction avec photos de beaux mannequins à l’appui. Les arguments invoqués dérivaient d’une conception stricte de la beauté: il est rarissime, proclamait-on, qu’on naisse avec un nez parfait. «Voyez ce beau visage, écrit un journaliste. Quelle horreur si ce teint de pêche, ces grands yeux, ces lèvres joliment ourlées étaient déparés par un nez trop gros, trop long. Un trait disproportionné est absolument laid et aucun maquillage ne peut le camoufler. La seule solution est dans la réparation.»
Les références au caractère ethnique du nez semblaient avoir alors définitivement disparu. Mais ce qu’on appelait disproportion, n’était-ce pas tout ce qui s’éloignait du type de beauté nordique? Qu’on me permette ici une anecdote personnelle. Il y a quelques années, j’avais rencontré chez des amis une jeune comédienne à ses débuts. Elle avait un beau type amérindien: une chevelure noire, épaisse et lustrée, une peau dorée et un nez à la fois busqué et fin qui donnait à son profil une allure royale. Lorsque je la revis dans une pièce de théâtre quelque temps après, j’eus la surprise de me trouver devant une parfaite inconnue: de noire elle était devenue blonde platine, son nez avait la forme d’une demi-lune en phase décroissante et un savant maquillage avait pâli son visage mat. Elle ressemblait à toutes les jeunes comédiennes ayant eu Brigitte Bardot comme idéal. Alors que sa forte identité la destinait au théâtre dramatique, on ne lui confiait que des rôles de petites poupées. Littéralement, en perdant son nez, et ses cheveux noirs, elle avait perdu son caractère, sa marque à elle, personnelle, unique et irremplaçable. Elle s’était dissoute dans l’anonymat d’un type féminin à la mode.
Farewell to Ugliness
La chirurgie esthétique fut rapidement une pratique courante dans le monde du cinéma et du théâtre. Les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale achevèrent la naissance de la chirurgie plastique, qui fut offerte désormais à l’ensemble de la population et particulièrement à la femme moyenne américaine. Mariées jeunes, les Américaines se retrouvaient, dit la publicité de l’époque, «vers quarante ou cinquante ans, en bonne santé, libérées du fardeau de la famille et disposées à jouir de la vie.» L’économie de l’après-guerre était en plein essor. La beauté plus que jamais était liée à la jeunesse et à la sexualité. «Si en France, par exemple, la femme d’'un "certain âge"(en français dans le texte) était reconnue comme séduisante, il n’y avait aux États-Unis aucun type de femme qui pouvait lui être comparé!» La seule issue était de faire disparaître les signes de l’âge par la chirurgie plastique. «Attention! Le fait pour une femme d’avoir l’air vieux et de se sentir vieille désexise (desex), car les hommes cessent de vous regarder comme une femme».
Dans les innombrables revues féminines recensées par Haiken, on assiste au déploiement progressif des campagnes de publicité, dont l’une porte le titre évocateur suivant: Farewell to Ugliness. Adieu la laideur! «Nous avons développé une grande expertise pendant la guerre en redonnant leur beauté aux soldats défigurés», disait en gros la publicité des chirurgiens, cette expertise, nous la mettons maintenant au service des femmes pour leur assurer un avenir plus brillant (brighter futures). À la matrone affligée de pattes d’oie sera donnée une nouvelle foi, une nouvelle espérance grâce à cette chirurgie appliquée aux vétérans défigurés.»
On joua aussi très habilement sur les retrouvailles après deux ou trois années de séparation. Comment votre mari vous trouvera-t-il? Vieillie? Enlaidie? Pourquoi pas ne pas remonter le temps et vous refaire pour lui aussi belle que lorsqu’il vous a quittée? «Quelle femme, fut-elle sa mère ou son épouse, souhaite présenter à son fils ou à son mari un visage ridé, desséché, un cou plissé sachant que les hommes vieillissent eux moins vite que les femmes? Nous avons souffert de leur absence, la plupart d’entre nous sont dans la trentaine mais nos cous, nos visages et nos yeux ne répondent pas aux crèmes que nous appliquons ou aux massages que nous faisons ». Pourtant, ce ne fut pas faute d’avoir fait usage de cosmétiques. Leur utilisation fut telle qu’en 1956, d’après le magazine Times, les femmes américaines dépensèrent 2,5 milliards de dollars en cosmétiques, produits de beauté, traitements et régimes de toutes sortes, soit deux fois le budget de défense de l’Italie !
Ce qui leur est offert maintenant, avec l’efficacité propre à ce pays, c’est la jeunesse chirurgicale, une jeunesse jumelée à la beauté. «De nos jours, dit le Glamour Book, à moins d’être malade il n’y a aucune raison qu’une femme devienne vieille ! Vous n’avez plus, pour faire partie du merveilleux monde moderne, qu’à tendre la main pour recevoir la prime magique de séduction que la science moderne a préparée pour vous». La chirurgie esthétique est présentée comme le produit par excellence de la prospérité d’après guerre. Robert Potter le dit explicitement: «Quand un chirurgien brandit son scalpel - ce qu’il fait d’ailleurs de nos jours avec une maîtrise beaucoup plus grande qu’avant - il est en mesure de changer le moi intime d’une personne (a man’s inner self), sa vision même du monde, son attitude devant la vie».
Vieillir est anti-naturel!
Un nouveau pas vers la dévaluation du vieillissement est franchi lorsqu’apparaît l’idée que vieillir cesse d’être un processus naturel pour devenir un problème psychologique. «Quant aux femmes qui ont l’air de leur âge (50 ans) et qui se sentent jeunes, ce manque d’harmonie entre leur sentiment intérieur et leur apparence extérieure est un facteur de déséquilibre psychologique».
Est évidemment passé sous silence un facteur inverse de déséquilibre, le manque d’harmonie entre l’apparence de la jeunesse et le sentiment intime d’être vieux! Un autre argument est invoqué, que les féministes actuelles qualifieraient de sexiste. Si les femmes vieillissent plus prématurément que les hommes, décrètent les psychologues, c’est qu’elles sont plus émotives, expriment davantage leurs joies et leurs souffrances, lesquelles s’inscrivent sur leur visage en rides diverses, les fameuses rides d’expression! Le moyen de contourner cette insurmontable différence? Contrôler soigneusement ses émotions… les refouler, ou recourir au bienfaisant scalpel qui lissera, effacera les lignes faciales comme un fer à repasser vient à bout des mauvais plis. Mot d’une patiente de cette époque: « Je n’aurais pas eu besoin de ce lifting si je n’avais pas passé ma vie à rire de tout et de rien. À partir de maintenant je ne rirai plus pour ne pas faire resurgir mes rides! Je rirai dans dix ans, lorsque les effets du lifting auront cessé».
La médicalisation de conditions non médicales
C’est la définition que donnait de la chirurgie plastique le docteur Adalbert G. Bettman, l’inventeur dès 1919 d’une technique opératoire qui a fait école : «the extensive face lift incision». Il est l’un des propagateurs de la chirurgie esthétique.Alors que plusieurs médecins se demandaient quels critères sociaux, psychologiques ou physiques invoquer pour justifier une intervention chirurgicale, Bettman résolut le problème avec beaucoup d’assurance en désignant sous le nom de « difformités» les signes visibles du vieillissement, double menton, rides du visage et du cou, etc. « Les personnes atteintes d’aussi cruelles difformités (car elles sont plus cruelles assurément que la perte d’une jambe, par exemple) peuvent et devraient être soulagées».
En qualifiant de difformités les marques du vieillissement, Bettman se doutait-il qu’il contribuait à accréditer cette vision symbolique de la vieillesse dont on ressent quotidiennement les puissants effets sur la société et sur chaque individu, non seulement en Amérique du Nord mais dans l’ensemble de l’Occident et dans les pays du Tiers Monde qui subissent l’influence des USA?
Ce n’est pas par hasard, souligne Haiken, qu’à la même époque apparurent les premiers concours de beauté. «La culture américaine s’était déjà transformée au cours des décennies antérieures de façon telle qu’elle faisait apparaître la beauté, du moins la beauté des femmes, non seulement comme désirable mais comme nécessaire.» De belles comédiennes soigneusement choisies furent, dans les magazines, les films et les affiches, les modèles sans cesse proposés au grand public. «Et même si la première Miss America répondait encore à des critères victoriens d’innocence et de naturel, pour la première fois à l’échelle nationale, la beauté devint le premier critère par lequel les femmes américaines seraient jugées et se jugeraient elles-mêmes».
Pourtant, les Américains old stock avaient été extrêmement réticents à admettre cette chose tellement contraire aux principes de la démocratie, tellement «non democratic», à savoir que les belles femmes et les hommes séduisants susciteraient plus d’amour que les personnes ordinaires! Eux les descendants de ceux qui, au siècle précédent, croyaient que, dans leur nouveau pays, «seraient éradiqués les privilèges de la naissance, de la fortune et de la politique et que chacun pourrait tenter sa chance à la mesure de ses talents et de sa sagacité ».
En 1993, deux économistes, Daniel Hamermesh et Jeff Biddle, démontrèrent «que la beauté était une matière première, un produit dont on pouvait calculer la valeur. Les personnes attrayantes font plus d’argent. Une belle apparence fait gagner 5% de plus à l’heure, alors que la perte est de 7% pour la personne d’allure ordinaire. Quel que soit le type de travail, qu’on soit à Hollywood ou ouvrier, les personnes qui paraissent bien (good looking) gagnent plus d’argent».
Conclusion que démentent les visages de ces innombrables banquiers, entrepreneurs et hommes d’affaires richissimes dont la télévision nous révèlent chaque jour ces difformités jugées inacceptables par le docteur Bettman!
Nous pourrions continuer à faire encore longuement état des développements de la chirurgie maintenant rebaptisée esthétique. Le livre de Haiken fourmille d’exemples et de faits passionnants. Les statistiques qui apparaissent dans l’encadré de cette page nous conduiront au phénomène tel qu’il apparaît à l’heure actuelle. Les reportages récents dans les journaux et magazines et à la télévision, montrent l’envahissement qui semble inéluctable de cette recherche désespérée et douloureuse, de la beauté: un coup de bistouri n’est pas une caresse et ses effets sont parfois imprévisibles. Quoi qu’il en soit, les Faust modernes, les adorateurs d’Adonis de tous âges compétitionnent désormais de plus en plus avec les adoratrices de Vénus dans cette course à la jeunesse éternelle.
Se pose alors la question : pourquoi, au nom de quoi résister à la réalisation d’un vœu qui fut l’un des plus constants dans l’histoire de l’humanité, alors que les techniques chirurgicales actuelles peuvent désormais «effacer du temps l’irréparable outrage»?
«Mais je me sens mieux dans ma peau», crie telle adolescente, que la lente maturation de l’âge adulte eût sans doute épanouie. L’adolescence est une chrysalide, il faut savoir attendre la naissance du papillon.
«J’ai un nouvel amant», dit la femme mûrissante aux seins rembourrés et au visage bien repassé. En demandait-il tant?
Je m’arrête. Tous les arguments possibles et imaginables peuvent justifier le culte de Vénus. Les médias nous les servent jusqu’à plus soif.
Loin de moi le désir, toujours compensatoire, de répondre en faisant l’apologie de la vieillesse. Son cortège de maux, trop bien connus, nous souhaitons tous spontanément qu’il passe loin de nous. Qualifier d’âge d’or cette lente descente vers la mort, c’est y mettre un masque dont le symbole est aussi désolant que les rectifications ethniques par le bistouri.
Alors, au nom de quoi refuser la chirurgie esthétique?
D’abord, par amour de la vie, de la vie pour elle-même, en elle-même, telle que nos ancêtres l’ont connue, telle que des myriades d’êtres humains l’ont éprouvée, ressentie, exprimée dans des civilisations et des cultures dont certaines nous imprègnent encore. Et vivre, jusqu’à nouvel ordre, - l’ordre des généticiens, le Diable seul sait quelle nouvelle boîte de Pandore ils sont en train d’ouvrir, et quels nouveaux maux s’ajouteront aux anciens déjà connus - vivre donc, hic et nunc, implique qu’on naisse, qu’on croisse, qu’on mûrisse, qu’on vieillisse et qu’on meure.
Ensuite, par amour du réel, par refus de tricher. Ce que les chirurgiens ne sont pas encore capables d’effacer à coup de bistouri, c’est cette mémoire du corps qui retient inexorablement les conséquences de chacun des gènes hérités de nos ancêtres, chacune de nos maladies, chacun de nos excès, chacune des drogues par lesquelles notre santé s’est maintenue au fil des années. Elles demeurent également intouchées, les empreintes du passé qui remontent à notre conscience : tous les événements qui ont jalonné nos années, nos expériences fastes et néfastes, nos amours, nos trahisons, nos succès, nos échecs, et cette angoisse de la mort que nourrit, au lieu de l’atténuer, la fuite dans une jeunesse de mascarade.
Le masque que le chirurgien nous fabrique, dont en dernier recours personne n’est dupe, on ne peut plus le décrypter. En lissant les rides de notre visage, il lui a enlevé son histoire, l’histoire de notre vie. Une histoire que voulait conserver cette immigrante: «Mes rides sont aussi une façon de dire au monde: «Tu vois, je suis bien, je suis vivante, active, j’ai vécu, et je continuerai à vivre jusqu’à je ne sais quand». (Inès Garcia Montréal, «Le courage de vieillir ici», Impressions, Vieillir sous d’autres cieux, Cégep du Vieux Montréal, p. 16, mai 1997).
Comment vieillira mon visage lorsque l’auront attaqué les souterrains effondrements qu’aucun scalpel ne pourra remblayer un jour? Que deviendrai-je lorsque la vieillesse aura eu raison de tous les contreforts que je lui aurai en vain opposés? Et qu’attendront de moi mes enfants et mes petits-enfants? De quoi ont-ils besoin, essentiellement besoin: d’un masque de jeunesse ou d’un modèle de sagesse? Saurai-je dire avec Sénèque devenu vieux:«Pourtant, il est une chose dont j’ose me flatter devant toi: je ne ressens pas moralement l’atteinte des ans, bien que je la ressente physiquement. Seuls mes vices et leurs auxiliaires ont vieilli. Mon âme est en pleine force et se félicite de ne pas avoir grand-chose de commun avec le corps: elle a déposé l’essentiel de son fardeau. Elle jubile et soutient avec moi un débat sur la vieillesse: elle y voit son épanouissement. Faisons-lui confiance, et qu’elle jouisse de son privilège. Elle m’incite à méditer et à discerner ce qui dans ma sérénité et dans mon équilibre moral revient à la sagesse, ce que je dois à l’âge; à analyser minutieusement ce que je ne puis pas et ce que je ne veux pas faire; je suis prêt à considérer que je refuse volontairement tout ce que je ne peux plus accomplir - pour ma joie».
Pour poursuivre cette réflexion: De visages en paysages
Bibliographie
Elizabeth Haiken, Venus Envy, A History of Cosmetic Surgery, Baltimore and London, Johns Hopkins Paperbacks edition, 1999, 370 p.