Catin Basile

Hélène Laberge

Éditions Vents d'Ouest inc.
109 rue Wright
Bureau 202
Gatineau QC J8X 2G7
CANADA

Voici un livre qui a des qualités exceptionnelles : richesse de la langue, incarnation des personnages dans des lieux décrits avec réalisme et poésie. Mais on pourrait aussi en dégageant les pensées tissées dans la toile des nouvelles en faire un recueil digne des La Rochefoucauld, Chamfort, Rivarol et Lichtenberg, que l’auteur a traduit de l’allemand.

Charles Le Blanc a vécu pendant plusieurs années à Florence et  revenu au Québec,  enseigne maintenant à Gatineau. Non seulement n’a-t-il pas renié ses racines mais ce sont elles, la forêt, les lacs et les rivières qui fournissent la trame des nouvelles dans laquelle les personnages, les caractères devrions-nous dire, sont irrémédiablement enracinés. Les vieilles civilisations dont il s’est imprégné, l’Allemagne tout autant que l’Italie, auront-elles contribué à rendre plus aigu, plus pénétrant le regard qu’il porte sur les êtres humains, sur leurs passions obscures, sur le silence d’un Dieu, impuissant, nous dit-il, à empêcher la diffusion du mal?

Ce professeur de philosophie est romancier comme seul un philosophe peut l’être ou plutôt le devenir. Du romancier, il a des qualités telles qu’on oublie son «statut social», pour ainsi dire, dès qu’on lit les premières lignes. Car sa pensée, ses observations, des réflexions ne sont jamais inspirées par une théorie philosophique. Il n’est pas possible de relier Charles Le Blanc à quelque penseur actuel ayant la cote sur la place publique. C’est Marc-Aurèle, les Stoïciens, et quelques poètes italiens (qu’il cite dans leur chantante langue)  qui imprègnent toutefois l’œuvre en sourdine.

On ne peut remettre à plus tard la lecture de chacune des nouvelles tant elles s’adressent à notre esprit contemporain quotidiennement bombardé de faits divers. Les descriptions sont englobantes, on pense à Balzac dont tous les personnages sont décrits physiquement, selon leur beauté ou leur laideur, y compris leurs vêtements, les lieux où ils évoluent; où leur vie se déroule, cette vie qui, petit à petit, a sculpté leurs caractères et leurs mœurs. Ses portraits sont crus, durs; Charles Le Blanc appelle mal ce qui est mal; il n’enrobe pas les crimes et les actes pervers dans la rémission d’une explication psychanalytique. Catin Basile, la première nouvelle, qui a donné au livre son titre, est à cet égard particulièrement réussie. Les poivrots qui s’enivrent dans le pauvre bar du père Basile ont aussi accès à sa fille qu’il a dépucelée un soir de saoulerie. Et l’auteur nous fait éprouver pour cette pauvre belle Marie, catin malgré elle, enceinte malgré elle, avortée malgré elle, une immense compassion. On est loin de la travailleuse du sexe, surnom donné à la «catin» contemporaine, cette allusion au monde du travail lui assurant une reconnaissance sociale de son misérable emploi. 

L'auteur oppose aux drames qu’il décrit (et dont nous sommes à notre époque médiatisée les témoins ou les acteurs plus ou moins indifférents) l’innocence de l’enfance, l’innocence de l’enfant vers laquelle il revient avec la nostalgie de celui qui ne se résigne pas à sa perte.
«La plupart des hommes cherchent le bonheur dans la vérité, mais il leur est plus facile de le trouver dans le mensonge. Cette recherche est le fait de l’éducation ; cette facilité à mentir, elle, un trait de leur nature. En effet, l’enfant, qui est si près de l’imagination et du rêve, s’exerce naturellement au bonheur des extravagances. Il distingue mal ce qui est de ce qui n’est pas. Tout lui apparaît naturel. Le langage de l’enfance ignore la censure qui vient avec l’âge. Les enfants ne peuvent mettre en scène la vérité et le mensonge. Ils n’ont pas suffisamment vécu pour cela. Tout est feinte chez eux car tout n’est que jeu. (…)» «Le lieu où nous sommes nés et qui a vu les pas nus de notre enfance, est celui qui retient dans ses chemins l’empreinte de ce que nous sommes vraiment » (p. 9,10,11).

Suit une description de ce lieu dans lequel se déroulera le drame de Catin Basile, «L’endroit dont on parle ici avait déjà connu maintes marmailles. Il n’était cher qu’à ceux qui y avaient grandi. (…) Sa végétation était quelconque. Ni les vignes, ni les oléandres n'égayaient de fruits ou de fleurs ses douces collines. On n’y voyait ni somptueuse forteresse, nul manoir antique (…) rien de ce qui aurait contenté un peintre ou satisfait un artiste. C’était un pays commun, quelconque dans sa banalité, et, puisqu’il était comme tous les autres, il pouvait accueillir l’universalité des intrigues humaines.» (p. 10) .

«En 1914, on avait construit la grande église de la ville après de nombreux efforts et maints sacrifices des colons. …Tout autour, les habitations de bois de la fin du siècle dernier, dispersées de façon anarchique, avaient cédé leur place à l’ordre tranquille des maisons briquetées des nouveaux notables. Le médecin, le notaire, le pharmacien, le directeur d’une petite scierie; quelques fermiers ayant délaissé les mauvaises terres de ces pays glacés, écoeurés des mouches noires, des souches et de la solitude, s’y étaient faits artisans. Une certaine aisance y avait attiré un marchand, prospère grâce aux monopoles concédés pour la colonisation de ce vaste territoire et, surtout, scandaleusement enrichi par l’usure.» (p. 10,11)


Ce marchand engagera Marie, la belle Marie si pauvre, à piètre salaire pour laver et repasser dans une sombre cave le linge de la famille; cette générosité célébrée dans la paroisse servira de couverture à sa lubricité. De concert avec son fils, il usera et abusera de son employée. L’avortement qu’il lui procurera en cachette avec l’aide d’un ami médecin la conduira à la mort. Et personne ne pleurera la pauvre catin... sinon son père qui la rejoindra dans la mort.

Seule joie dans la vie de Marie, la musique de danse qu’elle écoutera en cachette chaque dimanche : «Marie avait retroussé les manches de son cache-cœur…découvrant ainsi ses bras. L’échancrure naturelle du vêtement révélait une partie de sa poitrine libre de toute entrave. Ses cheveux de jais, longs et dénoués, faisaient comme un voile pour cacher son cou. Sa jupe froncée, qui allait aux genoux, mettait bien en évidence la taille fine et servait admirablement la cause de ses jambes effilées. Marie Gagnon se mit alors à danser et, le temps d’une valse, il semblait que le destin qui l’étreignait desserrait sa prise. Marie dansait les yeux fermés. Elle avait laissé tomber un rideau sur ce monde qu’elle ne voulait plus voir, le voile orangé des paupières…Ce monde qu’elle haïssait, , Marie le faisait taire dans cette musique, elle le décréait chaque dimanche, les paupières closes. C'était sa force, sa liberté.  (...). Elle s'abandonnait enfin (...) Et sous l'oranger des paupières closes, elle avait lâché la bride à son désir de rage, elle avait démuselé la silencieuse honte qui, en elle, résonnait la nuit.» (p. 34).

Toutes les autres nouvelles mériteraient qu'on s'y arrête!  Il faudrait en citer de longs passages, qui nous rejoignent par l’acuité des observations de l’auteur sur notre commune humanité : l’amour, la mort d’un fils aimé, la douleur du père: «on lui disait que le temps guérit tout, mais lui, il n’y croyait pas. Si le temps est vraiment le remède de nos maux, il doit alors venir à bout de tout ce qui est entre ses mains, nos peines aussi bien que nos joies. Se fier au temps pour cesser de souffrir, pensait-il, c’est s’adresser à un médecin qui tue le malade pour venir à bout du malaise.»(La photo p. 77).

 Et la recréation du mort par la mémoire: «Il y aura un autre Thomas et lui, il sera le père de ce fils nouveau, enfanté par le souvenir. Oui. Thomas sera recréé par lui. (…) les Grecs disaient que les arts sont fils de la mémoire. Ils avaient reconnu dans leur sagesse que la mémoire est, de tout ce qui nous habite, le pouvoir créateur le plus grand.» (La photo, p. 75)
.
Il y a aussi dans ce livre de magnifiques passages sur l’intimité de l’homme avec la nature. Voici ce que ressent en se promenant un médecin qui, à sa retraite, a choisi de s’établir dans la paix des bois : «La forêt n’offrait aucun horizon, nulle échappée de vue, hors de la suite ondoyante et tranquille de la colline, de ses hauteurs, de ses cimes sempervirentes, de ses escarpements chaotiques ajux teintes granitées et roses. En cette fin d’après-midi, les ombres s’étiraient dans la forêt , comme un vêtement dont la nature voulait couvrir l’intimité (...) »(p. 88).   « Le médecin ne pensait pas que l’homme était maître de la nature, ou bien qu’il avait sur elle une quelconque ascendance. Il croyait plutôt que l’homme n’était que la nature consciente d’elle-même, un regard intelligent qu’elle pouvait enfin porter sur soi, une voix cherchant à en chanter toute l’harmonie. D’après le médecin la nature n’avait pas voulu produire l’homme, elle avait seulement souhaité que vienne au jour la poésie.» (p. 89).

Chez le vrai écrivain, et Charles Le Blanc en est un, exceptionnel, tous les sens sont en action, la vue par excellence, l’ouïe, la voix (le sens de la poésie) l’odorat, le toucher. Et tout son art réside dans le don qu’il fait à son lecteur de ce qu’il a vécu, voit et ressent. «Mais une vie vaut l'autre dans l'immensité du temps. Tout s'écoule dans l'infini. Où est la Providence? On m'a prêché le Bien mais j'ai vu le mal. On m'a peint un Dieu de miséricorde, mais j'ai vu cette enfant pleurer et ses larmes, tombant goutteà goutte, ont érodé les Tables de la Loi.»(p. 167) Cette question que se pose un des personnages à la fin de sa vie, alors que remonte dans son souvenir le sort de la pauvre catin, c'est l'éternelle question que se pose tout humain qui pense, devant le silence de Dieu. L'âme serait-elle la réponse? 

«Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme. (...) Qui veut bien faire doit trouver en soi les motifs du bien. Le monde ne lui donne jamais que les circonstances pour l'action.» (p. 159).

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