BHL, ou de l’irresponsable responsabilité
Bernard-Henri Lévy est l'un des intellectuels les plus influents au monde. Du moins au sein des cercles officiels. Dans la liste des 100 personnalités mondiales les plus marquantes établie par la revue Foreign Affairs en décembre 2011, il figure à la 22e place… Lorsqu’on s'interroge sur la responsabilité des intellectuels aujourd'hui, il est normal que l'on se tourne vers une figure médiatisée comme lui. En tant que messager de la guerre (Bosnie, Libye, Ukraine), il n’a pas hésité à user de son influence et à se donner un rôle de diplomate non officiel et même de ministre des Affaires étrangères bis. Cela doit nous amener à poser certaines questions importantes sur les rapports entre la vie intellectuelle et la politique.
Un intellectuel « médiatique »
Je ne le sais que trop bien. Bernard-Henri Lévy, BHL… Celui qui a ravi au cinéaste Erich von Stroheim le surnom que les Studios Universal lui avait donné : « l'homme qu'on aime haïr ». Vous me direz que c’est enfoncer une porte ouverte. Le personnage certes, a de l’intelligence et du talent et il sait jeter de la poudre au yeux. Il est toutefois si grotesque, il sait si bien semer, devant lui, les pelures de bananes afin de glisser que c’en est presque trop facile…
Bien sûr, il est la tête de Turc d’une extrême droite exécrable, de Dieudonné en passant par Alain Soral, et le Front National l’a sans cesse vomi, tant dans son ancienne incarnation que dans l’actuelle. La gauche extrême, le maoïste Alain Badiou et ses amis en tête, communie pour une fois avec l’autre extrême du spectre politque dans cette détestation. Mais, vous en conviendrez, ce n’est pas parce que ces tristes sires vouent le personnage aux gémonies, qu’on doit lui accorder un blanc-seing sans y redire. Tout au contraire.
Je n’entends pas ici vous proposer un portrait complet du personnage. Le « système BHL » est déjà bien connu, ainsi que le rappelle Serge Halimi. D’autres que moi se sont penchés sur sa vie et sa « carrière », souvent avec talent, dans quelques ouvrages dont on a trop peu parlé en raison des efforts déployés par celui qu’ils prenaient pour objet afin d’en limiter la diffusion, ouvrages qui sont toujours dignes de mention et de lecture. Je pense en particulier à ceux du regretté Philippe Cohen (BHL : une biographie, Paris, Fayard, coll. « Document », 2005) et de Nicolas Beau et Olivier Toscer (Une imposture française, Les Arènes). On prendra cependant soin de mettre tout au bas de la pile la biographie complaisante, sinon « autorisée », de Philippe Boggio, Bernard-Henri Lévy, une vie (La Table Ronde). En fait, je m’attacherai plutôt dans ce texte à la place de la responsabilité tant dans le discours de BHL que dans son action effective; nous pouvons d’ores et déjà pressentir que, dans les deux cas, ce n’est pas du tout la même chose…
Le phénomène BHL est difficilement compréhensible pour qui n’est pas du village médiatico-politique français. En fait, on peut raisonnablement soutenir qu’il est davantage un symptôme de l’état de ce microcosme qu’un intellectuel à prendre véritablement au sérieux. Des esprits aussi perspicaces que Raymond Aron, Cornelius Castoriadis, Pierre Vidal-Naquet et Gilles Deleuze avaient déjà dit l’essentiel sur l’intellectuel médiatique il y a quarante ans, à l’époque de ses premières exactions livresques. Comme l’a écrit de manière mordante Régis Debray, « Nous avons les divas que nous méritons. Le fric, l'image et le lieu commun sont les trois pilotis de notre système social. BHL réussit la synthèse. Il mérite sa place. » (cité dans « Le B.A.ba du BHL » (La Découverte, 2004))
Il n’est pas nécessaire de gloser longuement sur le narcissisme hyperbolique du personnage, que sont à même de constater tous ceux qui l’écoutent en entrevue (on le remarque dès ses premières passes d’armes, comme lors de cette émission de la série Apostrophe de l’année 1977 consacrée aux « nouveaux philosophes »), ceux qui le voient dans ses films ou qui lisent ses tribunes ou ses ouvrages. Je rappellerai simplement, pour mémoire, ce jugement assassin, jugement définitif en vérité, de la veuve de Daniel Pearl, journaliste américain exécuté par des islamistes au Pakistan, auquel BHL a consacré un «romanquête» qu’elle a dénoncé (et qui, truffé d’erreurs, a pourtant été « encensé de façon quasi soviétique » par les médias français, dixit Philippe Cohen; et a reçu un accueil «nord-coréen», de l’avis de Pierre Assouline) : «un homme dont l'ego a détruit l'intelligence ».
BHL, il faut le dire, fait peur car il est un personnage puissant, implanté partout où ça compte : président du conseil de surveillance d’Arte, actionnaire de Libération, membre du conseil de surveillance du Monde; il tient un bloc-notes hebdomadaire influent au magazine Le Point, se fait interviewer quand il le souhaite dans la plupart des grands journaux et magazines, que ce soit Le Parisien, Le Journal du Dimanche ou encore Elle, est un invité régulier des médias électronques (par exemple le Grand Journal de Canal Plus).
Bernard-Henri Lévy à l'unversité de Tel Aviv (2 juin 2011). Photo par Itzik Edri
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Il est pourtant dans une situation paradoxale. On pourrait presque parler, à son sujet, de dissonance sur le plan de la perception. En effet, s’il est porté aux nues par une partie des élites (les élites libérales, gauche et droite confondues, celles que pourfend, par exemple, un Jean-Claude Michéa) et dans les médias dominants, dont il a su se ménager les faveurs grâce à sa fortune et au carnet de contacts que celle-ci lui a apporté, il est cependant loin de faire l’unanimité dans la population en général (ce qui rassure quelque peu sur le bon sens des gens « ordinaires »). Pour s’en convaincre, il n’est qu’à parcourir les médias sociaux et à lire, sur les sites web diffusant des textes le concernant, les commentaires des internautes. Sa détestation y est très répandue, c’est un euphémisme de le dire. Il n’est également qu’à prendre en compte l’échec, en terme de ventes, de ses ouvrages récents, malgré tout l’effort promotionnel fait dans la médiasphère, et les bides de son film sur la Libye, Le Serment de Tobrouk, promu jusque sur les marches de Cannes (1) et de sa pièce « Hôtel Europe » -- à laquelle s’étaient fait un devoir d’assister nuls autres que François Hollande, Manuel Valls et Nicolas Sarkozy --, qui s’est arrêtée prématurément, faute de spectateurs.... « Malgré un emphatique lancement à Sarajevo et Venise, elle n'a pas tenu deux mois ».
Cette mauvaise fortune, soit dit en passant, n’est pas le fait des ouvrages qui s’en prennent aux tares de l’intellectuel. Le dernier livre de Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), Les Intellectuels faussaires, qui fait état en bonne place du personnage, présenté comme le roi des imposteurs, s’est en effet vendu, lui, à plus de 50 000 exemplaires.
En somme, BHL ne survit plus guère aujourd’hui que grâce au respirateur artificiel du monde médiatico-culturo-politique parisien… grâce surtout à la servilité et à la lâcheté de ceux qui en font partie (2) et aussi en raison de sa fortune, qui lui permet d’être indépendant, de créer ses propres lieux de diffusion (la revue La Règle du jeu, le théâtre de Saint-Germain) et de produire lui-même ses films et de ses pièces.
Concernant cette fortune dont il a hérité de son père (elle se monterait à plusieurs centaines de millions d’euros), l’intellectuel éprouve toujours beaucoup de malaise à en parler, et il n’hésite pas à taxer d’antisémitisme celui qui insiste un peu trop. C’est l’argument massue qu’il utilise d’ailleurs immanquablement lorsqu’il est dans les câbles, à quelque propos que ce soit : si l’on s’en prend à lui, c’est forcément qu’on est antisémite. Ce fut notamment le cas lors de la ridicule « affaire Botul » (3) . Absurde. Dans le cas de sa fortune, la question se poserait de la même façon s’il avait été Ouzbek, Japonais, Chinois ou Hondurien. Est-il nécessaire de rappeler que ce pas le fait d’être riche qui est répréhensible, dans son cas comme dans n’importe quel autre? D’autant qu’étant héritier, il n’y est pour rien. Non, le véritable problème dont il ne veut surtout pas qu’on discute, c’est celui de l’influence qu’il achète dans tous les milieux grâce à cette fortune. Ce qui le distingue d’autres écrivains ou intellectuels qui, hier ou aujourd’hui, ont été ou sont rentiers, mais ne font pas fait usage de leur fortune à seule fin d’édifier leur gloire personnelle, à seule fin d’engraisser une floppée de courtisans, tout en ne craignant pas de faire toutes sortes de dommages collatéraux parmi ceux qui ne seraient pas trop sympathiques à pareil dessein...
On peut présumer que sans cette fortune et les réseaux qu’elle lui a permis de constituer, il ne serait qu’un intellectuel comme tant d’autres, devant travailler pour vivre, ayant à peiner pour sortir de l’obscurité. Car, comme on le lit bien souvent dans les textes non complaisants qui lui sont consacrés, il est un écrivain sans œuvre (on ne peut raisonnablement qualifier d’« œuvre » la succession d’ouvrages qu’il a produits au fil des ans, dont la seule cohérence tient dans l’éclairage qu’ils apportent sur son moi), qui n’est pas non plus enseigné dans les institutions scolaires et les universités. Ses essais, si on peut les qualifier ainsi tant s'y mêlent l’invention et la fiction, ne le destinent assurément pas à passer à la postérité. En vérité, je le demande, y a-t-il, dans le lot des productions de BHL, un seul livre ou un seul film qui survivra à sa mort ?
Lévy est assurément l’une des causes du pourrissement de la vie intellectuelle en France. Son biographe Philippe Cohen évoque les effets pervers de la politique d’influence de l’intellectuel : « BHL (…) met son réseau médiatique au service des causes qu'il défend, mais aussi de sa carrière, de celle de son épouse ou de sa fille. En outre, sa façon de constituer et de consolider un réseau a abouti à ce que chacun, même pour défendre une idée, est obligé de se constituer un réseau. BHL est l'un des artisans de cette ‘’mise en mafia’’ du système médiatique. »
Une telle emprise sur les médias, les hommes politiques, le milieu éditorial, est ici, au Québec, à peu près totalement inconnue. Les quelques cas qu’on peut relever sont plutôt bénins. Il y a quelques années, on a beaucoup jasé lorsque la chanteuse Céline Dion et son mari étaient intervenus pour censurer la publication d’un reportage à leur sujet dans un magazine grand public. La candidature de Pierre Karl Péladeau à la chefferie du PQ fait également débat, ces jours-ci, car en tant qu’actionnaire important du groupe Quebecor, qui possède journaux, chaines de télé, service de câble, librairies, etc., certains y voient un risque, de sa part, d’influer sur l’opinion publique.
Bernard-Henri Lévy « tient avec une main de velours qui sait devenir de fer, sous son joug, aussi intelligent qu'il soit, l'ensemble de ses affidés structurels ou conjoncturels. » Car, écrit Philippe Bilger, il « fait peur apparemment. J'admets ses puissances secrètes, l'étendue de son emprise, les clientélismes qui s'abreuvent à sa source, son aura indéniable et inquiétante. (…) les médias, pour la plupart, rampent parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Pas tous les médias heureusement, mais si peu de lucidité pour tant d'ivresse. » En somme, conclut Pascal Boniface, BHL « sait assurer la promotion de ceux qui sont fidèles ou serviles et diabolise ceux qui lui déplaisent en essayant de les exclure de toute possibilité d’expression. »
Pour un de ses biographes complaisants, Philippe Boggio, il serait « le dernier Mohican, le dernier représentant de la figure de l'intellectuel engagé, qui est ce que la France a fait de mieux au XXe siècle. » Beaucoup en fait se font abuser par le qualificatif d’intellectuel « engagé » qu’il aime bien se voir accoler. Je suis d’avis qu’il en est plutôt la caricature. Rien de plus conformiste, en définitive, que les positions qu’il défend. Il prétend recueillir le flambeau de l’intellectuel critique mais il est en fait un serviteur du pouvoir en place, de l’ordre mondialisé dominant et de ses valeurs. A mon sens, un intellectuel véritable reste une figure d’opposition. Il doit penser en partie au moins contre son temps. Ce qui n’est évidemment pas le cas de BHL, en dépit de ce qu'il peut prétendre.
Il adore jouer la carte de la provocation, mais, là encore, il fait fausse route. « Les vrais provocateurs sont rares. Parce que penser librement ne vous conduit pas nécessairement à la vérité. Parce que le troupeau qui vous tient chaud, dans lequel on a l’approbation de tous et de BHL, est rassurant. Qu’on préfère avoir tort avec la majorité que peut-être raison tout seul. Parce qu’il faut du courage. Parce qu’il est doux d’avoir l’esprit et l’échine souples. » Et le courage, nous le verrons, n’est pas la qualité principale de Lévy, quoi qu’en disent ses thuriféraires.
Loin d’être l’incarnation de l’intellectuel « engagé » de la belle époque, il est plutôt la quintessence de ce Régis Debray a décrit comme étant l’ « intellectuel terminal » -- « glorieux passé noyé dans le ridicule de l’imposture, surgeon talentueux non du débat d’idées, mais de la société du spectacle » (Zemmour, Le suicide français). Cet intellectuel terminal « (…) ne sait que ressasser les mêmes vieux mots d´ordre humanitaires et répéter les mêmes actes symboliques, soutenus par le pouvoir médiatique, lui-même financés par les puissants. Un tableau clinique est dressé, caractérisant les maux dont souffre l´I.T. sans s´en rendre compte : autisme collectif, déréalisation grandiloquente, narcissisme moral, imprévision chronique, instantanéisme. » Tout BHL, quoi.
Bernard-Henri Lévy est le totem d’une époque marquée par l’indécence, par l’impudence de ses élites, que ce soit en matière de luxe, d’évasion fiscale ou d’enflure du moi. Il est le représentant typique de cette gauche libérale « décomplexée face à l’argent », soutien du néolibéralisme et de la mondialisation, qu’a si bien fustigée Michéa. Il est l’incarnation parfaite de la gauche morale (je dirais plutôt « moralisatrice ») et antirépublicaine que n’a de cesse de dénoncer, parmi d’autres, un Alain Finkielkraut. Mais au fait est-il réellement de gauche, en dépit de ses prétentions ? « Je n’ai jamais pris Bernard-Henri Lévy pour un homme de gauche. Il représente une droite camouflée, une sorte de néo-libéralisme qui se pare des atours d’une gauche fantasmée », avoue l’un de ses ennemis irréductibles, l'ancien ministre Jean-Pierre Chevènement (4)
Il est l’intellectuel qui sied parfaitement à une époque relativiste, le « seigneur et maître des faussaires » (Pascal Boniface) d’un temps où la vérité n’existe plus, où tout peut être dit et du même souffle son contraire, où tout est devenu simulacre. L’icône d’une époque postmoderne qui, comme le dit avec justesse Baudrillard, se définit par l’avènement d’un « immense processus de destruction du sens ».
Tout, dans la vie de BHL, transpire d’ailleurs la caricature, le faux, le simulacre. Au point où l’on peut se demander s’il y a, chez lui, une seule impulsion qui lui soit propre, une seule impulsion vraiment authentique. Son existence, sa vie publique paraissent aussi construites que ses films et ses livres, il ne cesse de prendre la pose (est-ce un hasard s’il a épousé une actrice, vouée à lui donner la réplique?), de se mettre au premier plan, quel que soit le sujet ou les circonstances. Tout paraît chez lui travaillé, construit, comme dans une campagne publicitaire. BHL, ce ne sont pas des initiales, c’est une marque de commerce. Je ne serais pas étonné qu’il vende un jour des T-shirts ornés des trois fameuses consonnes...
Dans une critique féroce de son documentaire sur la Libye, Claude Raspiengeas, du journal La Croix, cerne parfaitement la dimension mimétique du personnage : « BHL qui invoque Malraux, accepte d’être comparé à Voltaire, se prend pour Hemingway… emboîte le pas au maréchal Leclerc. BHL qui traverse Tripoli libéré, avant-garde d’un groupe accroché à ses basques, comme le général de Gaulle descendant les Champs-Élysées en août 1944. Même allure pressée, même V de la victoire vers le ciel. »
« Admirateur du dandy Benjamin Disraeli, politique et écrivain anglais du XIXe siècle, BHL aime à se présenter comme un conspirateur : « J’aurais pu naître Vénitien. » S’il écrit un livre sur Sartre… c’est parce qu’il se voit comme la réincarnation du philosophe existentialiste. « Je me souviens, nous dit Philippe Bilger, de la manière élogieuse, sans réserve aucune, dont Le Monde avait rendu compte du Siècle de Sartre écrit par Bernard-Henri Lévy. Comme souvent avec celui-ci, il s'agissait d'un grand livre malhonnête dont on sentait à chaque page qu'il était destiné à nous proposer en creux BHL comme modèle du philosophe d'aujourd'hui, en tout cas comme le nouveau Sartre. Cette ambition absurde aurait été sans conséquence si elle n'avait pas conduit BHL non seulement à taire les ignominies ordinaires ou scandaleuses rapportées par Onfray mais, quand il en évoquait certaines, à les approuver en les justifiant par une sorte de surenchère dans l'adhésion. Au fond, ce qui était indéfendable devait être sublimé. »
Un clone symbolique de Sartre doit donc, forcément, comme l’original, vivre à Saint-Germain-des-Prés, que « Pierre Grémion, l'un des meilleurs sociologues du monde intellectuel, a baptisé la ‘’principauté progressiste de Saint-Germain-des-Prés’’. Dans ce petit périmètre, une grosse centaine de noms (Jacques Julliard, Michel Winock et Régis Debray s'accordent sur cette comptabilité) s'agitent en vase de plus en plus clos. Ils n'ont presque plus de rapports avec une université démocratisée, pleine d'étudiants qui ne pensent qu'à leur avenir et ne lisent plus les intellectuels ».
Ce clone, il doit aussi recevoir sa amis, sa cour au Flore, comme en ce jour de 2011, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa revue, La Règle du jeu, dont un compte rendu, avec une liste des personnalités qui s’y sont pointées, paru sur le site de celle-ci, se passe de commentaire.
Celui qui prêche la responsabilité…
La question de la responsabilité de l’intellectuel se pose de manière intéressante dans le cas de Bernard-Henri Lévy, car il n’a de cesse, depuis quarante ans, d’appeler les uns et les autres, qu’ils soient politiques ou intellectuels, à prendre, à tout propos, leurs responsabilités.
BHL est un donneur de leçon professionnel, on ne le sait que trop. Comme le rappelle avec justesse Philippe Bilger, il a l’« audace de se croire sans cesse dépositaire de l'universel, mandaté en permanence pour arbitrer et proclamer en notre nom, fondé à décréter sans trembler un tel pur et tel autre raciste ou antisémite ».
Sa politique, ce sont les droits de l’homme, qui en fait n’en sont pas une… Ses chevaux de bataille : l’antifascisme, l’antitotalitarisme et l’anticolonialisme. S’appuyant sur des analyses biaisées et incomplètes, fort de la vérité qu’il paraît le seul à détenir, il semonce les grands de ce monde, le milieu intellectuel, la population en général, coupable à ses yeux de ne pas poser ou soutenir les gestes qu’il souhaiterait, d’avoir les pensées qu’il voudrait. Il est le censeur qui leur rappelle sans cesse leurs manquements. Pour Lévy, le spectre de la démission munichoise apparaît à tous les tournants…
... est souvent le dernier à l’exercer…
Mais qu’en est-il, au-delà de ces tirades, de l’exercice même de la responsabilité de la part de notre Cyrano de l’esbroufe ?
Pour un intellectuel, est-il superflu de rappeler que la première responsabilité en est une à l’égard de la vérité ? Et à ce chapitre, BHL, on ne le sait que trop, est loin d’être exemplaire. « Plus personne aujourd’hui, nous rappelle Pascal Boniface, (…) ne peut ignorer aujourd'hui le rapport pour le moins élastique que BHL entretient avec la vérité. Dans la plupart de ses interventions il ne s'en est jamais réellement préoccupé. Approximations, affirmations mensongères, contrevérités, manichéisme, sélectivité de l'indignation sont sa marque de fabrique. » Dans un essai consacré à l’intellectuel, Daniel Salvatore Schiffer abonde dans le même sens et « dénonce ses manipulations textuelles, ses travestissements des faits, ses interprétations abusives destinées à soutenir des thèses fragiles, ses attaques gratuites contre des auteurs mal ou non lus (Péguy, Paul Valéry), ses anathèmes lancés contre ceux qui auraient l’impudence de ne pas partager ses positions. »
Parfois, c’est sans le vouloir, comme lors de l’affaire Botul, qu’il s’écarte de la vérité, même si l’on peut incriminer le manque de rigueur de son travail intellectuel. Dans d’autres circonstances, c’est manifestement en pleine conscience qu’il le fait, comme lorsqu’il parle de son amitié de longue date avec Massoud : « Il évoque cette rencontre avec le commandant Massoud dans ses Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire parues en 2002. À cette occasion, le journaliste Christophe de Ponfilly affirme que Lévy rencontra Massoud en 1998, lors d'un autre voyage en Afghanistan, et non en 1981. »
Mais l’essentiel avait déjà été dit depuis longtemps. Cornélius Castoriadis, à l’époque du Testament de Dieu, avait bien cerné les lacunes du personnage et du milieu médiatique qui accueille les sornettes qu'il profère : « Mais peut-être l'auteur, du haut de la nouvelle « éthique » qu'il veut enseigner au monde, nous dira-t-il, comme naguère les « philosophes du désir », que « la responsabilité est un concept de flic » ? Peut-être n'a-t-il qu'une notion carcérale et policière de la responsabilité ? (...) Ce qui importe n'est pas, évidemment, le cas de la personne, mais la question générale que Vidal-Naquet posait à la fin de sa lettre et que je reformulerai ainsi : sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un « auteur » peut-il se permettre d'écrire n'importe quoi, la « critique » le porter aux nues, le public le suivre docilement - et ceux qui dévoilent l'imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n'avoir aucun écho effectif ? »
L’utilisation appropriée des mots est garante de la vérité. BHL aura de ce point de vue contribué à instaurer le « «politiquement correct» à la française », qui se manifeste « par la «vichysation» et la «nazification» de tout débat ». Et cet état de pourrissement, je puis le confirmer, a même traverser l’Atlantique pour atteindre le Québec. L’ «Affaire Delisle-Richler », dans les années 1990, est un exemple éloquent de cette dérive.
Cette tendance de BHL à voir du fascisme, du nazisme et même de l’antisémitisme à tout propos, en plus de ramener sans cesse la réalité contemporaine aux années trente et à la barbarie nazie, banalise ces phénomènes graves. « Quand on ose écrire comme lui que l’antiaméricanisme est la métaphore de l’antisémitisme, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Il n’y a pas de débat possible avec un tel personnage », nous dit Jean-Pierre Chevènement dans l'entrevue citée plus haut.
Ce terrorisme intellectuel, Jean-François Kahn le dénonce avec justesse à propos des critiques adressées au capitalisme : « Raisonnons un instant : si le seul fait de stigmatiser le rôle de la finance internationale dévoilait une intention antisémite, cela signifierait que les pires antisémites avaient raison et qu’il y a bien une identité entre juifs et finance internationale. En conséquence, ce sont ceux qui, comme BHL ou Alain Minc, voient de l’antisémitisme dans toute dénonciation du néocapitalisme financier qui seraient des antisémites inconscients. Ce terrorisme intellectuel devient insupportable. »
Notons au passage que BHL, quand ça l’arrange, sait très bien faire des exceptions dans sa traque du fascisme et de l’antisémitisme. Par exemple, il a louangé, à la suite de la guerre de Bosnie, le président d’alors Alija Izetbegovic, en osant le comparer à De Gaulle et en omettant de rappeler le fait qu’il était associé aux nazis pendant la guerre. Lorsque survinrent les révélations sur le passé vichyste de François Mitterand (on se rappellera l’épisode de la francisque), il n’a pas non plus bougé. Voici ce qu’en dit d’ailleurs son biographe Philippe Cohen :
« Quelques mois plus tard, BHL écrit dans son journal, à la date du 12 septembre: «Mitterrand et Vichy. Me joindre à la meute? Non. Pas envie. La Bosnie m'a suffi.» Il faut se représenter ce que cette réflexion laconique révèle de bizarrerie et d'incohérence. La polémique déclenchée par le livre Une jeunesse française, de Pierre Péan, a alors mis les médias en effervescence. Elle sert - du moins en apparence - la thèse de L'Idéologie française, que BHL défend avec tant de constance depuis 1981. (…) BHL se tait (et les médias le laissent se taire). Sa loyauté franchit les bornes qu'il s'était lui-même fixées, en tout cas celles qu'il expose dans son journal: «Je suis votre ami. Mais jamais cette amitié ne me conduira à taire l'essentiel.» En l'occurrence, si. »
Plus récemment, lors d’un colloque sur « Heidegger et ‘’les Juifs’’ », tenu à Paris, il s’est porté à la défense du philosophe allemand, dont on réévalue à la hausse aujourd’hui l’adhésion à l’antisémitisme et au nazisme. Il ne nie pas cette réalité mais la minimise, vu l’importance de la pensée du philosophe. Car « on pardonne tout aux grands », comme le dit si bien le philosophe Jacques Bouveresse. Quand on pense à l’injustice de tant de ses jugements sur Péguy, Bernanos ou Mounier, coupables de pétainisme sinon de fascisme et de nazisme, on reste pantois devant tant de complaisance. C’est bel et bien BHL qui décrète qui est convenable et ce qui ne l’est pas...
Penser le réel, c’est aussi faire une place à la complexité des choses, au sens de la nuance, aux zones grises de l’événement. C’est là une réalité tout à fait étrangère à notre intellectuel terminal. Ainsi que le rappelle Jean-François Kahn, « Pour légitimer une intervention en Syrie, le philosophe n'a pas hésité à repeindre les rebelles syriens en anges immaculés, alors même que ces derniers comptent des djihadistes dans leurs rangs. BHL est incapable d'admettre que même chez les bons il y a des méchants. Cette réalité heurte son système binaire. »
« Chemin faisant, il ne fait pas de quartier, nous dit Pierre Assouline, réduisant la complexité à un choix binaire : d’un côté « la saloperie souverainiste » (une nation est souveraine chez elle comme charbonnier est maître chez soi) qu’il marque du sceau d’infamie en en accordant la paternité à Goebbels ; de l’autre « l’internationalisme » (héritage judéo-chrétien+Lumières+ solidarité+ fraternité=universalisme). Comment oser exprimer la moindre réserve après cela d’autant que, prince de l’amalgame, il enrôle la résistance de Misrata à la suite de celles de Varsovie, de Paris et de Sarajevo. Irrésistible. »
La tache aveugle de BHL, c’est la question sociale. La seule chose qui l'intéresse, en vérité, c’est le combat pour les droits de l’homme, si possible à l’autre bout du monde. Lors d’un de ses passages à la radio, le journaliste Bernard Guetta « a pointé la tendance de BHL à fuir aujourd'hui et ici pour livrer des combats où sa culture générale lui sert infiniment. La prose quotidienne des luttes de la misère et de l'inégalité, quoi qu'il en dise, n'est pas "son truc". » En particulier depuis la crise de 2008, dans sa réflexion, dans ses écrits, « tout disparaît de ce qui a fait l'histoire au quotidien de la France depuis quatre ans, de la crise internationale, des tragédies, des misères et des détresses. (…) Il est clair que cette appréciation est une évaluation de luxe, le décret d'un homme dont les "fins de mois" ne posent aucun problème. »
Dans un entretien accordé en 2007 à Libération, il avouait déjà cette lacune dans sa pensée : «Oui, c'est vrai, je me suis plus intéressé à la misère bosniaque qu'à la misère au coin de la rue. Je suis un peu sourd à la question sociale. Que voulez-vous, on écrit avec son intelligence et son inconscient.» (5) Il y est revenu quelques années plus tard dans une entrevue pour le moins « virile » avec trois journalistes de l’hebdomadaire Marianne : « Un intellectuel est toujours, presque par définition, ''un peu sourd à la question sociale''. (…) Mais bon. Je fais des efforts. J’essaie d’aller au-delà de cette surdité de position. Je suis un sourd qui, je vous le répète, fait des efforts pour entendre. Dans Pièces d’identité, de nouveau, il y a un long texte que j’ai écrit à l’occasion de la commémoration de la naissance de la Croix-Rouge et où j’essaie de réfléchir aux formes nouvelles de la pauvreté, de la précarité, vingt ans après Coluche… »
On voit bien, comme le disait Guetta, que ce n’est pas « son truc ». On s’interrogera par ailleurs sur une curieuse formule dont le caractère ne m’apparaît pas du tout évident, loin de là : « Un intellectuel est toujours, presque par définition, ‘’un peu sourd à la question sociale’’ » (c’est moi qui souligne). C’est à mon sens une baliverne, qui dissimule son manque d’empathie, pour ne pas dire plus.
Mais celui qui a peut-être vu le plus juste sur cette faille de la démarche béhachélienne, c’est Éric Zemmour, dans son pamphlet publié l’an dernier :
« Il n’ignore pas les questions sociales, comme on le lui a souvent reproché ; il les diabolise ; les marque du sceau infamant du nazisme. Avec BHL, les élites modernistes françaises trouvent le prêt-à-penser permettant de s’arracher aux nécessaires solidarités nationales. BHL incarne cette « révolte des élites » qu’avait analysée Christopher Lasch. Davantage qu’une révolte, une sécession. Nos élites « bhlisées » reprennent l’ancien cosmopolitisme aristocratique du XVIIIe siècle et de Coblence, mais y ajoutent une utilisation redoutable du régime de Vichy et de la collaboration pour jeter l’opprobre sur toute notion de patriotisme, d’attachement à la terre natale, de sollicitude pour les plus pauvres. »
(…)
BHL se voudra le héraut des droits de l’homme à travers le monde, combattant partout pour les peuples opprimés, des Bosniaques aux Libyens, mais jamais pour les Français. « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins » (Émile, livre I), nous avait prévenus Jean-Jacques Rousseau, avant d’ajouter : « L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. » » (Zemmour, Le suicide français)
On ne saurait mieux dire.
Un autre aspect de la responsabilité de l’intellectuel, c’est la capacité de celui-ci d’avouer, d’assumer son ignorance. C’est également celle de reconnaître qu’il s’est trompé, lorsque c’est le cas. Cela, BHL n’est pas prêt à le faire et il le montre bien ces années-ci, alors que les interventions militaires qu’il a suscitées se révèlent tout aussi catastrophiques les unes que les autres, à commencer par celle en Libye.
Alors que la Libye, à la suite de l’intervention des puissances occidentales, à l’initiative de BHL, est un pays aujourd’hui fragmentée et en proie au chaos, où les islamistes prédominent, et qui sert de lieu de transit aux terroristes se rendant au Mali et dans les pays avoisinants, notre intellectuel demeure imperturbable et n’exprime aucun repentir pour son action: « Bref, je n'ai, pour ma part, aucunement changé d’avis. Il fallait sauver Benghazi. Il fallait lever le siège de Misrata bombardée. Il fallait montrer que l'Occident n'était pas l'allié, par principe, des tyrans contre les peuples. Il fallait, pour notre part au moins, casser le mauvais ressort de la guerre des civilisations et montrer que les démocraties ne pariaient pas, a priori, sur je ne sais quelle impossibilité ontologique de la démocratie dans le monde arabe. Et à ceux qui ont donné sa chance à la liberté et au droit, à Sarkozy, à Cameron et, dans une moindre mesure, à Obama, vous verrez que l'Histoire rendra justice. » (6)
« La Libye serait peut-être devenue une sorte de Syrie. Kadhafi serait, aujourd'hui, un autre Bachar al-Assad », soutient BHL. Comme le dit fort justement Philippe Quéau sur son blogue : « Quelle dérision ! Et ces sortes d'« intellectuels », ces va-t-en guerre salonnards qui débitent ces analyses inspirées oublient de se rappeler que Bachar Al Assad, l'épouvantail absolu, le tueur à gaz de son peuple, est aujourd'hui devenu par défaut l'allié de l'Occident contre l’État islamique ! Le n'importe quoi de l'analyse des « maîtres à penser » succède au n'importe quoi de la politique des « maîtres du monde » »
Pourtant, la situation en Libye est aujourd’hui pire qu’elle était à l’époque de Khadafi. Jean-François Kahn, pour sa part, attend « (…) toujours son autocritique. Je trouve extraordinaire qu'un philosophe soit à ce point incapable de faire preuve de recul sur ses propres actes. »
Faire preuve de responsabilité pour un intellectuel, c’est s’efforcer de voir la réalité, toute la réalité, et non pas les seuls aspects que l’on souhaite retenir, comme a trop souvent tendance à le faire BHL. Jean-François Kahn évoque ici la question ukrainienne : « Comme tout le monde, je suis choqué par la violence des événements qui se déroulent en Ukraine. Mais je refuse totalement la vision simpliste et néostalinienne de BHL. Sait-il par exemple qu'une partie des manifestants de Kiev appartiennent à un parti d'extrême droite qui se revendique «national-socialiste»? BHL, pour qui la pensée est une forme de guerre, a une fâcheuse tendance à plaquer sur tous les sujets le manichéisme qu'il y a dans sa tête. »
BHL est incapable de faire la distinction entre la perpective de l’homme politique et celle de l’intellectuel, qui sont fondamentalement différentes : « Le rôle d'un intellectuel est de s'exprimer au nom d'une vision éthique et morale, tandis que le politique doit tenir compte de la réalité. Un dirigeant responsable ne peut pas faire de la géopolitique avec une vision du monde en noir et blanc comme celle de BHL. » (Jean-François Kahn)
Je viens de parler de politique. Fait à noter, Bernard-Henri Lévy n’a jamais de sa vie accepté un poste de responsabilité politique, même si on sait qu’il aime bien prendre des initiatives, mener le jeu. Déjà à l’époque de la Bosnie, Le Figaro parlait de lui comme du «ministre bis des Affaires étrangères». Ce même titre officieux lui a été attribué au moment de ses frasques libyennes.
C’est peut-être qu’il confond l’acceptation d’une responsabilité avec la seule prise de décision, avec la seule nécessité d'agir, en perdant de vue qu’elle implique également un souci pour les conséquences de cette décision et de cette action. Assumer les conséquences d’une action, parfois à long terme, semble être quelque chose de tout à fait étranger à notre intellectuel médiatique, qui préfère plutôt changer de théâtre d’opérations. Après la Libye, la Syrie, puis aujourd’hui l’Ukraine… Il juge et agit en intellectuel « pur », désincarné, uniquement préoccupé des grandes idées : « J'ajoute qu’il y a là une vraie question de principe. Un événement ne se juge pas à ses conséquences. Ni ces conséquences à leurs possibles et propres conséquences. On ne juge pas le présent en fonction de son éventuel futur dont, par définition, nous ne savons rien. » (BHL) On ne saurait exprimer plus clairement le refus d’assumer les conséquences de ses actions.
L’intellectuel qui se veut responsable cherche à tendre vers un minimum de cohérence entre son discours et ses actes. Il cherche à mettre en œuvre une adéquation entre sa pensée et ses actions. S’il prône la guerre ou la révolution, il s’engagera et ira combattre, au lieu d’envoyer les autres le faire à sa place. C’est ce qu’on fait Malraux et Régis Debray, dans des contextes bien différents. Et c’est ce qui donne du poids à leurs écrits. Cela suppose, bien sûr, un minimum de courage moral et physique. Que BHL, notamment lorsqu’il tente d’initier ces excursions guerrières, ne fasse pas preuve d’un très grand courage (alors qu’il insiste pour dire que c’est l’esprit d’aventure qui le motive) est un euphémisme (7)
Ce manque de courage physique, l’écrivain Jean-Paul Tapie en propose une intéressante explication qu’on nous permettra de reproduire in extenso tant elle nous semble viser juste :
« J’ai toujours défendu l’idée qu’il est lâche physiquement (…) et qu’il en souffre. Son père a été un authentique héros de la Deuxième Guerre mondiale. BHL l’a toujours admiré et a cherché à l’imiter. Rien d’étonnant à ce que ses deux modèles dans la vie soient Hemingway et Malraux. Deux intellectuels de haut vol qui ont participé à la Guerre d’Espagne, ce passage obligé de tous les écrivains engagés de l’époque. BHL, lui, n’a participé activement à aucune guerre. On pourrait le lui porter à crédit – en mettant sa neutralité active sur le compte du pacifisme – mais il aime trop se faire interviewer près des zones de combat (ou du moins, donner l’illusion qu’elles sont proches) pour ne pas douter de son courage. Il aime la proximité des armes et des soldats. Il aime les bruits et les ravages de la guerre.
Quoi qu’il en soit, qu’il soit lâche ou pas, il est certain qu’il n’a jamais réussi à se montrer à la hauteur de ses modèles. Il lui manque une blessure à l’épaule, marque des héros authentiques. On imagine l’exploitation qu’il en aurait faite sur les plateaux télé ! Pour l’occasion, il aurait porté une chemise noire afin que se détache mieux la blancheur des pansements. (…) Un héros est toujours un peu sale. Pas BHL. Ses chemises blanches sont infroissables – et livrées sans les deux premiers boutons du haut. » (http://jeanpaul-tapie.com/bhl-bhv-ysl-7473/)
Deux anecdotes illustrent bien sa tendance à la mystification ainsi que son manque de courage.
Figure médiatique la plus entartée (il en a été victime huit fois), il existe une séquence vidéo, datant des années 1980, commentée par l’humoriste Pierre Desproges, qui nous le montre dans toute sa spontanéité. On le voit renverser « son agresseur, Noël Godin, pour lui intimer ensuite alors que celui-ci était maintenu au sol par plusieurs hommes : ‘’Lève-toi ! Lève-toi vite, ou je t'écrase la gueule à coups de talon !’’ ». Pour Pierre Desproges, elle révèle « la vraie nature des cuistres. Et des lâches, car il aurait sans doute été moins arrogant s’il s’était retrouvé seul face à Godin.
Autre exemple. Une célèbre photo, prise à Sarajevo, dans les années 1990, nous montre BHL, répondant aux questions d’un journaliste, accroupi derrière un mur, alors que les bombes tombent à proximité. Le Canard enchaîné a révélé le pot aux roses. En élargissant la photo, on découvre en effet deux soldats de l’ONU patrouillant tranquillement derrière le mur. D’autres photos truquées, jalonnant son expédition en Libye, ont aussi pu identifiées. « Alors, faute de combattre, BHL est devenu spécialiste des photos truquées censées prouver ses valeureux combats...ce qui l'installera, pour la postérité, dans le ridicule achevé (…) » (8)
BHL en Bosnie, affrontant tous les dangers...
Source en ligne : http://mai68.org/spip/spip.php?article6939
L'appel du vide
« Il faut cependant comprendre que ce n'est pas par complaisance mais par désespoir que les gens s'absorbent en eux-mêmes (…). » Cette phrase du célèbre sociologue, spécialiste du narcissisme, Christopher Lasch ne pourrait-elle s’appliquer à Bernard-Henri Lévy?
Le juriste Philippe Bilger, qui entretient avec lui depuis plusieurs années, par l’intermédiaire de son blogue, un rapport de fascination-répulsion, écrit :
« Pourquoi est-il incapable de donner même allusivement la clé de son caractère qui parfois permet de grandes choses mais qui aussi insupporte ? Non pas seulement l'envie d'exister mais la vanité incommensurable qui vous pousse à chaque seconde à croire qu'on a besoin de vous ici ou là, que votre voix est fondamentale et que le monde serait plus pauvre si vous ne le parcouriez pas en écrivant des livres que vous comparez à des combats. Il y a, derrière ces constructions où BHL excelle parce qu'il n'est jamais plus fort que dans l'apparente absence de complaisance à son égard, le refus d'aller au bout de soi, d'une introspection sévère, de ne pas se ménager. On gomme ce qui ferait véritablement mal au personnage pour admettre, à son bénéfice, des traits de caractère qui dessinent le héros qu'on rêve d'être - comme beaucoup - mais qu'on n'est pas. Encore faut-il ne pas jouer à le laisser croire par un talent à la fois d'écriture et de prestidigitateur. »
Je n’entends pas faire ici de la psychologie de bazar, mais il m’apparaît évident que le personnage traîne avec lui un vide existentiel qui lui donne la bougeotte, le force à fuir dans toutes les directions sans jamais rien approfondir. Il est entouré de courtisans, qui l’adorent, ou feignent de l’adorer, mais ne seront jamais les observateurs les plus lucides à son endroit. Ce n’est pas eux qui, par exemple, lui diront que « le roi est nu » si effectivement il l’est. Comment expliquer autrement que lesdits courtisans encensent chacune de ses réalisations sans y voir les faiblesses que les critiques honnêtes repèrent au premier coup d’œil ?
Il y a un vide chez BHL, un vide à remplir qui peut en faire quelqu’un de dangereux. Il y a un vide en lui que seule une guerre mondiale pourrait combler. Il faut prendre garde à son obsession ukrainienne.
Je suis d’avis que le personnage a des blessures secrètes qui expliquent en bonne partie la boule sans cesse croissante de haine et d’agressivité qu’il a fini par devenir avec le temps. Mais, assez étrangement, c’est souvent lorsqu’il est en face de ceux qui le détestent qu’il est à son meilleur. Comme lors de cette entrevue, citée plus haut, à Marianne, une publication qui s’est opposée à lui maintes fois, surtout du temps de Philippe Cohen. On image très bien qu’il pourrait réaliser des prouesses oratoires face à un auditoire qui lui serait entièrement hostile. Car le fait d’être entouré de dizaine de courtisans ne remplacera jamais l’existence d’un seul véritable ennemi qui vous saisit au cœur. BHL, qui provoque la haine de tant de gens, me semble tout à fait le rechercher, me semble carburer à cette haine.
« Dans cent ans, quand on se penchera sur nous comme nous nous penchons aujourd’hui sur les Années folles, comment les archéologues considéreront-ils BHL ? (…) Hors la guerre – les guerres – et les tartes, que restera-t-il de BHL ? » (Daniel Schneidermann) La question mérite d’être posée.
Notes
(1) « Seulement 1 475 entrées sur un réseau de 15 salles en France, soit une moyenne de 98 entrées par écran, ce qui, pour une première semaine, est un chiffre anormalement bas. » -- http://www.jeuxvideo.com/forums/1-69-2948734-1-0-1-0-le-serment-de-tobrouk-fait-un-bide.htm
(2) Je parle de servilité et de lâcheté, car s’il est un fait récurrent dans les enquêtes critiques sur BHL, c’est le constat que bien des journalistes, des écrivains, des éditeurs, des intellectuels s’opposent en fait à lui, en privé, mais sont maintenus dans le silence en raison de la chape de plomb qu’il maintient sur le milieu; parions qu’après sa mort, bien des langues se délieront…
(3) : « (…) la journaliste et agrégée de philosophie Aude Lancelin, révèle la « boulette atomique » commise par BHL sur le site Bibliobs. « Ce devait être le grand retour philosophique de Bernard-Henri Lévy. Patatras ! L’opération semble compromise par une énorme bourde contenue dans De la guerre en philosophie. […] A la page 122, note la journaliste, il dégaine l’arme fatale. Les recherches sur Kant d’un certain Jean-Baptiste Botul, qui aurait définitivement démontré « au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans sa série de conférences aux néokantiens du Paraguay, que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pure apparence ». Et BHL de poursuivre son implacable diatribe contre l’auteur de La Critique de la raison pure. […] Seul problème, Jean-Baptiste Botul n’a jamais existé. » -- http://www.telerama.fr/idees/bhl-la-fin-d-un-regne-mediatique,52871.php
(4) « Il faut parier sur l'homme ». Entretien avec Jean-Pierre Chevènement. Propos recueillis par Christian Authier. L’Opinion indépendante, 25 mars 2011
(5) Eric Aeschimann, « Le roi de l'arène », Libération, 8 octobre 2007 -- http://www.liberation.fr/portrait/2007/10/08/le-roi-de-l-arene_103357
(6) Sarah Diffalah, « La Libye en plein chaos : fallait-il vraiment renverser Kadhafi ? », Nouvel Observateur, 5 août 2014 -- http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20140804.obs5443/la-libye-en-plein-chaos-fallait-il-vraiment-renverser-kadhafi.html
(7) Philippe Bilger évoque ici un extrait de l’ouvrage de correspondance croisée entre Ouellebecq et BHL : « (…) il me semble pertinent de faire un sort à un texte central de BHL, en date du 12 mars 2008, où il expose à son interlocuteur les raisons de son engagement, des risques qu'il affirme prendre et, plus généralement, de cette vie d'aventurier où la peur qu'il éprouve parfois se mêle à la certitude d'être unique dans ces péripéties qui le font s'auto-admirer. Imagine-t-on André Malraux ou Jean-Paul Sartre, s'il avait eu le désir de telles expéditions, offrir à leurs lecteurs une illustration d'eux-mêmes, un inventaire complet de leurs qualités et du caractère exceptionnel de leur démarche ? Imagine-t-on André Malraux se proclamer avec tant de naïveté et de vanité "écrivain engagé", homme sans cesse sollicité par le danger et les épreuves, combattant frôlant le pire par contagion, bref personnalité d'élite ? Il est frappant de constater que les motivations avouées par BHL, pour justifier ses missions d'information dont des polémiques sérieuses ont démontré qu'elles étaient sommaires, surestimées et souvent très "officielles", sont le goût de l'aventure, le goût de la performance et, enfin, le dépassement de soi. Inspirations toutes très honorables qui lui évitent véritablement d'avoir à s'interroger sur lui-même et sur les conditions de ses incursions en des régions troublées. » -- http://www.philippebilger.com/blog/2008/12/laurel-et-hardy-sont-revenus.html
(8) Elie Arie, BHL, ou comment se rendre ridicule pour la postérité, Marianne -- http://www.marianne.net/elie-pense/bhl-ou-comment-se-rendre-ridicule-pour-la-posterite_a364.html