Science de l'homme ou science du pigeon en cage?

Antoni Dandonneau
Jusqu'ici l'homme a transformé son environnement naturel, échappant ainsi aux rigueurs du monde physique. De graves problèmes sont apparus à la suite de cette transformation. Skinner croit qu'on ne peut régler ces problèmes qu'en s'engageant plus avant dans la voie qui a été ouverte par la science et la technique; il faut maintenant modifier l'environnement humain.
Dans la société de consommation, chaque année, sinon chaque mois, nous présente le livre à la mode, l'évangile du moment, qu'il faut avoir lu si l'on veut être un homme de son temps. Incapables, semble-t-il, de s'enraciner dans une tradition, les hommes de notre époque ressentent le besoin d'une bonne nouvelle, mais régulièrement renouvelée pour être toujours aussi actuelle. Depuis quelque temps, il semble que la mission de proclamer cette bonne nouvelle revienne de plus en plus aux scientifiques. À côté des ouvrages de Lorenz, Morris, Monod, Toffler, l'on a vu apparaître à l'automne Par-delà la liberté et la dignité,1 oeuvre d'un professeur de psychologie à l'Université de Harvard, Burrhus F. Skinner. L'auteur passe d'abord en revue les problèmes de notre époque: surpopulation, danger de l'holocauste nucléaire, pollution, tous ces problèmes étant liés au développement de la science et de la technologie. Puis, après avoir exposé dans ses grandes lignes la conception behavioriste de l'homme, il nous propose un projet de réforme de la société, réforme qui seule nous permettrait de résoudre les graves problèmes auxquels nous sommes affrontés.

Une conception de la science dépassée
Bien que l'auteur se soit plaint qu'on ne lui ait pas fait confiance en ce qui concerne le fondement scientifique de son projet,2 il nous semble essentiel d'examiner d'abord ce fondement avant de juger du projet de réforme, puisque ce projet prétend tirer toute sa valeur de la science. Skinner retient la plupart des postulats méthodologiques du béhaviorisme: 1) la psychologie ne peut être une discipline scientifique qu'à condition de limiter son étude au comportement, c'est-à-dire à des données observables par tous; 2) le rôle de la science consiste à établir des relations (du type y = f (x) entre des comportements (y) et des conditions extérieures à l'organisme (x); 3) comportements et conditions extérieures à l'organisme doivent être décrits en termes «physiques», c'est-à-dire ne faire aucun appel à quelque entité qui ne soit pas observable selon les méthodes des sciences expérimentales.3 La principale justification de ces postulats vient des succès que leur application aurait rendus possibles dans les sciences expérimentales, particulièrement en physique et en biologie.

À ce sujet, on est en droit de se demander d'abord dans quelle mesure cette image de la méthode scientifique correspond effectivement à la pratique des sciences expérimentales. Depuis le début du siècle, les philosophes et, parmi eux surtout les tenants du néo-positivisme, se sont efforcés de formuler les règles de la méthode scientifique, de façon à exclure tout élément métaphysique; pourtant, après tous ces efforts, il semble qu'on ne soit guère plus avancé et que l'activité scientifique, comme toute activité créatrice, accepte mal de se laisser imposer un code.4 De plus, l'image que le béhaviorisme se fait de la méthode scientifique remonte, pour une bonne partie, au XIXe siècle, au moment où le mécanisme régnait sur la physique et la biologie, et ne correspond guère à la recherche actuelle dans ces domaines. Comme il est arrivé trop souvent, les sciences humaines se sont modelées sur les sciences expérimentales avec un demi-siècle de retard.5 Enfin, nul ne songera à contester que les progrès récents dans ces sciences ont été rendus possibles par un renouvellement de la théorie scientifique, alors que Skinner prétend pouvoir se passer de toute théorie. Dans ce contexte, il est assez amusant d'entendre Skinner parler de «la confusion dans les sciences physiques» et proposer, pour y mettre un terme, une épistémologie scientifique, inspirée de la science du comportement.6 En somme, le disciple aurait tellement bien suivi son maître qu'il pourrait maintenant lui en remontrer.

De l'anthropomorphisme à l'homme-chose
La deuxième question qui se pose, plus grave encore, c'est de savoir dans quelle mesure une méthode est applicable universellement. Qu'une méthode ait réussi dans la physique et la biologie, cela ne prouve pas qu'elle doive réussir dans le domaine de la psychologie. L'une des premières exigences de l'esprit scientifique, c'est d'utiliser une méthode propre à l'étude de chaque objet. La chimie, la biologie n'utilisent pas les mêmes méthodes et ne formulent pas le même genre de lois que la physique, parce qu'elles visent autre chose que l'aspect proprement physique de leur objet. Dans les sciences, si la méthode crée l'objet, il faut, pour éviter de tomber dans l'arbitraire, adapter la méthode à l'objet. Or, le béhaviorisme pose au départ que les méthodes des sciences expérimentales constituent les seules méthodes scientifiques. Comme le dit Maslow, «il est tentant, lorsque vous avez un marteau pour seul outil, de traiter toute chose comme si c'était un clou».7

De cette manière, la seule justification théorique que l'on peut donner de la réduction de l'homme au statut d'une chose, c'est que cette réduction est rendue nécessaire par les méthodes que l'on a choisi d'utiliser; quant aux raisons de ce choix, on les présente comme allant de soi, alors qu'elles présupposent, antérieurement à toute recherche, une conception de l'homme et de la vie fort contestable.

Sur cette question de la détermination préalable de l'objet de la psychologie, Skinner fait appel à une analogie avec l'histoire des sciences physiques: de même, dit-il, que ces sciences se sont constituées en se libérant de l'anthropomorphisme, qui expliquait le mouvement des corps par des agents qui les auraient habités, de la même façon la psychologie doit se constituer en se libérant des notions préscientifiques de conscience, d'intention, de désir pour se consacrer à l'étude du comportement, observable objectivement. Sans compter que l'analogie serait plus parfaite si l'on pouvait montrer qu'une pierre s'est déjà pensée elle-même mue par une divinité ou un agent quelconques, cette analogie préjuge entièrement de la question. Ainsi que l'a écrit Isaiah Berlin:

.... «que l'animisme ou l'anthropomorphisme - l'attribution de propriétés humaines à des êtres inanimés - soit un symptôme de la mentalité primitive, je n'ai pas le désir de contredire cela. Mais composer une erreur avec une autre avance rarement la cause de la vérité. L'anthropomorphisme est l'erreur d'appliquer des catégories humaines au monde non-humain. Mais alors il existe probablement une région où les catégories humaines s'appliquent, à savoir le monde des êtres humains. Supposer que seul ce qui réussit dans la description et la prédiction de la nature non-humaine doit nécessairement s'appliquer aussi à l'homme, et que les catégories à l'aide desquelles nous distinguons l'humain du non-humain doivent donc être trompeuses, qu'il faut les expliquer comme des aberrations de nos premiers âges, c'est l'erreur opposée, l'erreur animiste ou anthropomorphique renversée sur la tête.»8

Cela ne veut pas dire que les sciences humaines doivent se contenter des catégories que leur offre le langage quotidien; mais un décret concernant la méthode à utiliser pour étudier l'homme ne suffit certainement pas à prouver que ces catégories sont dépourvues de tout fondement. Seuls le développement de ces sciences et les résultats qu'elles accumuleront nous permettront d'en décider sur une base expérimentale.

Bien que Skinner s'en défende énergiquement,9 les postulats méthodologiques posés au départ constituent une prise de position métaphysique, dans la mesure où ils préjugent de réponses à des questions d'ordre métaphysique, surtout que l'auteur est convaincu que sa méthode est parfaitement adéquate à une étude de la totalité de l'homme. Que, pour des raisons de méthode, on ne tienne pas compte de la conscience ou de la liberté, cela est justifiable; mais qu'on en vienne à nier l'existence de la conscience ou de la liberté, à les représenter comme des fictions animistes, et on a alors quitté le terrain de la science pour celui de la métaphysique, quoi qu'on en dise. Ce qui est remarquable en tout cela, c'est que ces négations, présentées comme vérités scientifiques, ne résultent que des postulats initiaux, qui ne reposent à leur tour que sur l'assurance avec laquelle on les proclame et sur une analogie douteuse avec les sciences physiques.

Obsession de l'efficacité
Enfin, dernier trait de cette conception de la science, c'est son caractère pragmatique, entièrement tourné vers la maîtrise et la domination de la nature. Ce caractère remonte d'ailleurs aux origines du béhaviorisme, puisque dans le manifeste de Watson publié en 1913 on trouve le propos suivant: «La psychologie ... est une branche expérimentale tout à fait objective des sciences de la nature. Son but théorique est la prédiction et le contrôle du comportement.»10 Cette préoccupation amène Skinner à sous-estimer le rôle explicatif de certains facteurs comme l'hérédité ou la neurologie, sous prétexte qu'on ne peut les manipuler et qu'ils ne peuvent donc dans l'immédiat servir à contrôler le comportement.11 C'est oublier que certaines sciences, comme l'astronomie ou la géologie, se sont élaborées sans recourir tellement à des manipulations. Dans sa conviction que la science se définit par le contrôle qu'elle peut nous permettre d'exercer sur la nature, Skinner emprunte à Mach une version de l'histoire des sciences selon laquelle celles-ci proviendraient des règles des artisans, et il conclut en disant: «La science ne s'intéresse pas à la contemplation».12 Devant des affirmations aussi stupéfiantes, on se demande de quel droit il étend à toute l'histoire des sciences une conception de la science qui ne vaut que pour une partie de la science moderne. Pythagore, Euclide, Archimède, Ptolémée ne voulaient pas contrôler ou dominer, ils voulaient comprendre. De même, un coup d'oeil sur la biographie de bon nombre de savants modernes suffirait à montrer combien le désir de connaître peut l'emporter sur le désir de transformer. Qu'il nous suffise de citer ici un passage de K. Lorenz, qui étudie lui aussi le comportement des animaux bien que dans un esprit très différent de Skinner:

«J'affirme avec assurance qu'aucun homme, même s'il était doué d'une patience surhumaine, ne pourrait faire l'effort physique de regarder des poissons, des oiseaux ou des mammifères avec la persistance nécessaire pour faire l'inventaire des modèles de comportement d'une espèce, si ses yeux n'étaient fixés sur l'objet de son observation en un regard fasciné qui n'est motivé par aucun effort conscient d'acquérir de la connaissance, mais par ce charme mystérieux que la beauté des créatures vivantes exerce sur nous.»13

On peut donc tenir que la science n'a d'intérêt que par la puissance qu'elle nous confère, mais on ne peut pour autant croire que toute activité scientifique obéisse à cette finalité pragmatique, à moins de vouloir refaire une histoire imaginaire qui se conformerait à la théorie.

Du pigeon à l'homme
Cette conception de la science du comportement a pour effet que la plus grande partie des recherches s'est concentrée sur le comportement des animaux, conformément à la conviction behavioriste que le plus complexe doit s'expliquer par le plus simple. Mais certains animaux, par exemple les primates, présentent déjà des formes de comportement très complexes. Aussi s'est-on rabattu sur des animaux relativement peu «intelligents»; dans le cas de Skinner, ses recherches ont porté surtout sur le rat et le pigeon. Cependant, ces animaux présentent encore des comportements trop complexes, lorsqu'ils sont laissés à eux-mêmes dans un milieu suffisamment riche. Pour atteindre à la simplicité propice à la formulation de lois, on a inventé des appareils extrêmement simples: labyrinthes, boîte de Skinner, appareils permettant d'étudier ce qu'on croit être les formes élémentaires du comportement. Dans ce contexte, l'intérêt ne va pas du tout à ce que l'animal fait ou est capable de faire, mais à ce qu'on peut lui faire faire dans un milieu et des conditions où l'animal ne peut pratiquement faire preuve d'aucune initiative.

À partir de ces études, on est arrivé à formuler un certain nombre de lois, dont l'interprétation constitue d'ailleurs l'objet d'un débat permanent. Certaines de ces lois, s'appliquant autant au pigeon qu'au rat, semblent donc justifier une extrapolation d'une espèce à l'autre. Voilà, dans son austère vérité, la base expérimentale de la conception de l'homme qu'on trouve dans le livre de Skinner: des expériences qui sont toutes du même type, portant sur des animaux peu «intelligents», que l'on manipule dans un milieu extrêmement pauvre; par ces lois, qui ne rendent même pas justice au pigeon ou au rat, on prétend expliquer le comportement de l'homme, depuis les habiletés motrices jusqu , aux plus hautes formes de la pensée. En guise de conclusion à cette étude sur la conception behavioriste de la science, citons le jugement de Chomsky:

«Il me semble que la faiblesse essentielle des approches structuralistes et behavioristes de ces sujets (sc. le langage et la pensée) est la foi dans le manque de profondeur des explications, la croyance que l'esprit doit être plus simple dans ses structures que tout organe physique connu, et que la plus primitive des suppositions doit permettre d'expliquer quelques phénomènes (sic) que l'on puisse observer.»14

Une théorie du conditionnement
Les recherches de Skinner sur le comportement doivent être replacées dans le cadre des recherches sur le conditionnement. Dans le conditionnement classique (expériences de Pavlov), l'animal associe un stimulus conditionnel (par exemple le son d'une cloche) à un stimulus inconditionnel (la nourriture). Skinner, lui, s'intéresse au conditionnement opérant, où une réponse, choisie par l'expérimentateur, est suivie, dès qu'elle se manifeste, d'une récompense appelée renforcement. Le renforcement a pour effet de rendre la réponse plus probable, ce que l'on peut mesurer par la fréquence des réponses. Ainsi, dans la boîte de Skinner, chaque fois qu'un rat actionne un levier, ilreçoit un peu de nourriture, avec le résultat que le rat actionne le levier de plus en plus souvent (à défaut de la faim, le désoeuvrement pourrait expliquer ce résultat!).Une fois la réponse établie, on peut apprendre à l'animal à opérer une discrimination entre différents stimuli, dont un seul est renforcé, et en conséquence l'animal ne répondra qu'à ce stimulus; par exemple, un pigeon ne picorera que sur une plaque lumineuse d'une intensité donnée, s'il ne reçoit de nourriture que pour cette réponse. De plus, on peut substituer au renforcement primaire un renforcement secondaire: si on allume une lumière à chaque fois qu'on donne de la nourriture à un animal, la lumière peut en venir à servir de renforcement en l'absence de nourriture. Par ailleurs, dans le processus de conditionnement, la façon dont le renforcement est accordé joue un grand rôle; ainsi à partir du moment où on lui a enlevé la nourriture, un rat, ayant été nourri seulement à toutes les deux minutes, persiste à actionner le levier plus longtemps qu'un autre qui a reçu de la nourriture à chaque fois qu'il a actionné le levier. On rencontre donc chez le rat quelque chose d'analogue à la psychologie du joueur, qui espère à chaque coup une récompense qui ne vient que rarement. L'avantage du conditionnement opérant, c'est qu'il permet à l'expérimentateur de modeler Je comportement de l'animal en distribuant judicieusement la nourriture. De cette manière, Skinner est parvenu à apprendre à des pigeons à tracer un huit en marchant ou à jouer au ping-pong.

À partir des postulats méthodologiques et de ces quelques notions, nous pouvons maintenant nous former une image du comportement d'après Skinner. De même que, dans l'histoire de l'espèce, l'environnement a exercé une sélection, de même, dans l'histoire de l'individu, l'environnement (à la fois physique et social), par les renforcements qu'il procure, exerce une sélection parmi les comportements. De cette manière, le comportement d'un individu doit être conçu comme une fonction de son environnement présent et de l'histoire de son environnement passé; en somme, l'organisme ne fait que répondre aux stimuli qui ont été renforcés dans le passé soit directement, soit indirectement, de telle sorte qu'on peut dire que l'organisme est contrôlé par son environnement.

Rigueur de vocabulaire n'est pas rigueur de pensée
Si les termes employés dans l'analyse sont relativement clairs dans le contexte très simple du laboratoire, leur application à l'ensemble des comportements animaux et humains pose de sérieuses difficultés. D'abord, le terme de comportement, s'il est compris de tout le monde, ne laisse pas d'être très vague, puisqu'il peut tout aussi bien désigner un pur réflexe qu'une action très compliquée; d'autre part, dans le cas d'une action complexe, quels seront les critères physiques qui, dans le flux de l'activité, nous permettront de déterminer que nous avons affaire à un comportement? De plus, le stimulus qui agit sur l'organisme ne peut être déterminé que par la réponse de l'organisme (ce qui revient à dire que dans un environnement normal il sera souvent impossible de prévoir la réponse) et l'on tend à ne considérer comme réponse que la partie du comportement qui est reliée au stimulus, de telle sorte qu'une partie importante de ce que fait l'animal n'est tout simplement pas considérée.15 Ainsi l'on voit que la relation constante entre le stimulus (ou l'environnement) et la réponse, posée comme postulat, ne s'applique qu'à une partie du comportement de l'animal, la partie qui a été construite pour ainsi dire par l'expérimentateur. Pour le reste du comportement, c'est-à-dire pour tout ce que l'animal fait de sa propre initiative, on se contente de poser, conformément à la définition postulée du comportement, que cela doit s'expliquer par des stimuli antérieurs, dont on ne peut cependant préciser la nature. Donc, même au niveau de l'animal, la dépendance de l'ensemble du comportement par rapport à l'environnement n'est jamais démontrée. Pour le comportement humain, on ne retrouve même plus la tentative de démonstration que représentaient les expériences de laboratoire sur les animaux, à moins que l'on n'appelle démonstration l'affirmation souvent répétée par l'auteur que la même dépendance se retrouve dans les différents comportements humains. Quant au renforcement, on peut d'abord se demander pourquoi tel ou tel stimulus est renforçant. La réponse de Skinner, dans la mesure où il consent à en donner une, c'est que ces stimuli sont reliés à des événements importants biologiquement.16 Dans le cas de la nourriture, cette explication est satisfaisante; mais dans le cas de la musique ou du langage, on peut se demander dans quelle mesure l'explication n'est pas forcée, pour ne pas dire absurde. Et lorsque Skinner écrit, à propos de l'enseignement programmé, qu'«une réponse correcte est son propre renforcement»,17 n'est-on pas en face d'une explication du type vis dormitiva? D'autre part, n'est-il pas paradoxal que la force de la réponse ne soit pas toujours proportionnelle au nombre de renforcements, dans les cas où l'on fait varier le programme de renforcement?

L'inconvénient majeur, semble-t-il, de ces instruments d'analyse, c'est qu'ils peuvent tout expliquer, et que, dans la mesure précisément où ils peuvent tout expliquer, ils n'expliquent rien. S'ils peuvent être appliqués à l'ensemble du comportement avec quelque vraisemblance, c'est qu'ils sont à peu près totalement dénués de signification propre dès le moment où l'on quitte le laboratoire et qu'ils reçoivent à chaque fois une signification tirée de l'expérience commune. De cette manière, on peut se conformer en apparence au langage «physique» pour décrire stimuli et réponses, mais cette description, au lieu de tirer l'essentiel de sa signification du contexte scientifique, ne signifie quelque chose que dans la mesure où elle contient, de façon explicite ou implicite, des éléments étrangers au langage «physique». Par ailleurs, connaît-on une autre science qui peut se contenter d'un appareil conceptuel aussi restreint? Ainsi qu'on l'a dit, c'est un peu comme si la physique entière n'utilisait que trois concepts: action, réaction, et un troisième terme pour la connexion entre les deux premiers;18 avec ces concepts, la physique ne serait évidemment pas en mesure de rendre compte de la complexité de son objet. La physique n'a pu progresser véritablement qu'en se constituant un ensemble de notions qui impliquaient un découpage de la réalité différent du découpage donné dans l'expérience commune. Trop souvent, Skinner part du découpage de l'expérience commune, se contentant de le traduire en termes de stimulus, de réponse et de renforcement; cela lui permet de donner l'illusion d'une approche scientifique grâce au vocabulaire employé, mais tout le sens de la traduction vient de ce que la réalité traduite est familière. En somme, les instruments d'analyse proposés par Skinner ne permettraient pas à un nouvel arrivant sur la terre de comprendre le moindre comportement humain (ni même de le prédire); le béhaviorisme de Skinner n'apparaît comme vraisemblable que parce qu'il maintient ce que, par principe, il doit éliminer.

Quelques faits inexpliqués

Les recherches faites par Skinner visent à montrer le rôle primordial du renforcement dans la détermination du comportement ou, pour dire les choses autrement, le contrôle exercé par l'environnement. Cela l'amène à négliger presque complètement la structure innée de l'organisme et les modèles de comportement qui en résultent. De même Skinner ne porte pas d'attention aux différentes expériences qui ont été faites sur l'apprentissage latent; par exemple, on place un rat dans un labyrinthe, et on lui fait trouver la solution à quelques reprises, mais sans lui donner de récompense. Dans ces conditions, le rat met plus de temps à trouver la solution qu'un autre rat à qui on donne une récompense. Cependant, dès le moment où on place une récompense, le rat diminue très rapidement ses erreurs, de telle sorte que l'on doit supposer un apprentissage latent. Ce sont ces expériences qui ont amené Tolman à formuler la distinction entre apprentissage et performance. Dans le cadre de la théorie biologique du renforcement que nous propose Skinner, on ne voit guère comment expliquer ce comportement du rat, sinon par une prédiction a posteriori: puisqu'il y a eu apprentissage, il doit y avoir eu renforcement et ce renforcement doit avoir un fondement biologique. Mais n'est-ce pas de cette manière que l'on a défendu le phlogistique et la génération spontanée? De même, des expériences sur les singes ont montré qu'en l'absence de tout renforcement extérieur ils pouvaient recommencer le même comportement des centaines de fois «pour le plaisir de la chose».19 On voit donc que le renforcement, si on lui conserve le sens précis qu'il avait dans les expériences de Skinner, ne suffit pas à rendre compte du comportement des animaux. Si par ailleurs on élargit le sens du mot renforcement, il en vient à signifier à peu près ce que l'on entend par une raison de faire quelque chose: on a toujours une raison de faire quelque chose, cette raison serait-elle qu'on n'a rien à faire. Ce qui est grave, c'est qu'on met alors dans un même sac des comportements qu'on a de bonnes raisons de distinguer.

Enfin, le souci exclusif pour le rôle du renforcement dans l'acquisition de nouveaux comportements l'amène à négliger la structure interne de ces comportements. Ainsi, ayant appris à un pigeon à picorer sur une carte qui portait YES plutôt que sur une carte qui portait No, Skinner dit que l'on peut enseigner aux pigeons à faire comme s'ils lisaient;20 or, dans le cadre conceptuel qu'il nous fournit, rien ne nous permet de distinguer le «comme si» du «vrai» et seul le recours au sens commun permet cette distinction. De même, un autre chercheur prétend avoir enseigné à des chimpanzés les rudiments de la numération binaire, parce qu'il leur a appris à apparier des ensembles de un à sept objets avec la notation binaire des sept premiers nombres.21 Ces rudiments sont tellement rudimentaires que la réponse n'est précise que dans 95% des cas et les chimpanzés ont si peu assimilé les principes de la numération binaire que les résultats auraient été identiques si l'on avait apparié les symboles binaires à des ensembles choisis au hasard. Encore ici, la préoccupation exclusive pour l'apprentissage amène à oublier la signification d'un système conceptuel et, par là, la signification d'un comportement. Dans ce sens, et c'est peut-être la difficulté la plus sérieuse de la position de Skinner, on voit mal comment, dans les termes de son analyse, il pourrait rendre compte de la valeur de vérité qu'il revendique pour son système. En effet, si tout système conceptuel n'est que le produit des renforcements antérieurs, la science qui pose cette affirmation doit résulter à son tour des renforcements donnés à une activité scientifique d'un type donné dans une culture donnée. Du point de vue de Skinner, on ne peut passer de cet ordre du conditionnement à un ordre de la vérité, puisque la vérité devrait être expliquée à son tour en termes de renforcement et que donc elle varierait d'un individu à l'autre. Ainsi la prétention à la vérité se trouve ramenée à l'affirmation arbitraire de la supériorité d'un renforcement sur un autre. En commentant une difficulté analogue, Lovejoy écrivait: «Le béhaviorisme ... appartient à cette sorte de théories qui deviennent absurdes aussitôt qu'elles deviennent articulées».22

L'homme autonome est mort; l'environnement prend la relève

Dans son livre, Skinner veut montrer que l'homme autonome à qui on attribuait responsabilité, mérite, actions est mort ou, plutôt, qu'il n'a jamais existé sinon dans les croyances des hommes. La liberté et la dignité constituaient les deux principaux attributs de cet homme autonome; actuellement, ce sont les deux principaux obstacles à la réforme de la société que Skinner souhaite. Dans cette nouvelle société, ainsi que l'indique le titre du volume, liberté et dignité seront dépassées.

Que la liberté et la dignité soient des fictions animistes, cela est conforme à l'analyse que Skinner fait du comportement humain. Cependant, il faut d'abord expliquer quelles fonctions ces deux idées ont pu jouer dans l'histoire de l'espèce. Pour Skinner, être libre, c'est échapper aux aspects pénibles de l'environnement. Dans ce sens, l'animal qui par un geste diminue l'intensité d'une lumière trop vive, le prisonnier qui s'enfuit, l'homme qui se gratte sont libres. Dans l'histoire humaine, la lutte pour la liberté a pris une double direction: libération des rigueurs de l'environnement naturel par la technique et libération des contraintes excessives de l'environnement social. Cependant, au cours de cette lutte pour échapper aux tyrannies, on a identifié la liberté à une possession de l'homme, avec le résultat que toute forme de contrôle est apparue comme injustifiée. Néanmoins la croyance à la liberté a laissé les hommes démunis devant les formes cachées de contrôle, particulièrement celles qui ont recours à des mesures agréables pour s'imposer. Etroitement liée à la liberté, mais privée d'un fondement dans le comportement, la dignité correspond à la valeur ou au mérite reconnu à un individu pour ses actions. Cette valeur accordée à l'individu est d'autant plus grande que les causes réelles de son comportement (l'environnement ou le patrimoine héréditaire) sont moins évidentes. La croyance à la dignité de l'homme peut constituer un obstacle au progrès technologique, dans la mesure où ce progrès enlève à l'homme des chances de se faire valoir. Dans un certain sens, liberté et dignité ont donc joué un rôle bienfaisant dans l'histoire humaine, mais ces deux idées ont aussi détourné l'attention du véritable problème en attribuant à l'homme la responsabilité de ses actes. Le véritable problème est celui de l'environnement, et c'est seulement par son intermédiaire qu'on peut améliorer non pas l'homme, mais son comportement. D'ailleurs, la conscience morale que l'on prête à l'individu ne constitue qu'une forme particulièrement subtile du contrôle que l'environnement social exerce sur l'individu. Et lorsque l'on prétend respecter la liberté de l'individu, ne pas intervenir, on ne fait que s'en remettre à d'autres facteurs de contrôle. Si l'on fait le bilan, on se rend compte que les défenseurs de la liberté et de la dignité ne sont parvenus ni à éliminer le châtiment, ni à échapper aux formes détournées de contrôle.

Si l'on posait à Skinner la question «Qu'y a-t-il au fond de l'homme?», sa réponse serait sûrement «L'environnement», persuadé qu'il est que l'homme ne fait que réfléchir dans son comportement les incitations reçues de l'extérieur, de même qu'un miroir réfléchit la lumière. Lorsque Skinner reproche aux défenseurs de la liberté et de la dignité d'avoir créé un homme intérieur qui remplace l'action de l'environnement sur l'homme, on serait en droit de se demander si ce n'est pas plutôt lui qui crée une action de l'environnement sur l'homme pour prendre la place de celui-ci. Dans bien des cas, le contrôle exercé par l'environnement se réduit à une vaste métaphore. Si, dans le contexte expérimental, le contrôle signifiait la dépendance du comportement par rapport à des stimuli, en dehors de ce contexte la notion de contrôle est étendue à toute forme de dépendance, si ténue soit-elle, et en vient à signifier «avoir quelque influence sur».23 Ainsi, lorsqu'un homme écrit, il est d'une certaine manière sous le contrôle de sa plume, dans la mesure où il ne peut se servir de sa plume comme d'une fourchette ou d'un archet. Cependant, parler de contrôle dans ces conditions, n'est-ce pas abandonner complètement la signification expérimentale du terme et lire les faits à la lumière d'une doctrine? Par ailleurs, lorsque Skinner explique la conscience morale comme une forme de contrôle exercé par la société sur l'individu, n'est-on pas en présence de la même ambiguïté dans la notion de contrôle? En plus, n'est-ce pas confondre deux phénomènes distincts: d'une part le rôle fondamental joué par la société dans le développement de la conscience morale, d'autre part la pression exercée par la société sur chacun de ses membres? Depuis Platon, nombreux sont les philosophes qui ont mis en lumière l'importance de l'éducation pour la formation de la conscience morale, tout en condamnant la morale inspirée par le seul souci de se conformer à la société. Par ailleurs, l'origine ou le mode de formation de la conscience morale ne nous dit rien sur sa nature; c'est là une erreur très répandue, selon laquelle les êtres se réduisent aux éléments qui interviennent dans leur genèse. Que la plupart de nos actions soient sous la domination des normes sociales ou des objets, on l'a dit longtemps avant Skinner; ce qui distingue sa position, c'est qu'il affirme qu'il ne saurait en être autrement, alors qu'auparavant la prise de conscience de cette domination était conçue comme un moyen d'y échapper. Enfin la critique qu'il fait de la liberté (entendue au sens de «faire ce qui me plaît») n'est pas si neuve qu'il le donne à entendre; ce qui est neuf, c'est seulement l'abdication qu'il demande à l'individu à la suite de cette critique.

Une morale nouvelle au service de la survie de la culture
Dès le moment où l'on veut utiliser une technologie, la question se pose de déterminer les fins qui devront orienter l'action, et cela avec une gravité particulière dans le cas de la technologie du comportement. En fait, dit Skinner, appeler une chose bonne ou mauvaise, c'est tout simplement dire qu'elle produit un renforcement positif ou négatif (une chose produit un renforcement négatif quand sa disparition soulage); or le renforcement s'explique par le rôle que les choses ont joué pour la survie de l'espèce. Cependant, au niveau humain, la société organise des contingences de renforcement, c'est-à-dire crée, par le conditionnement, des renforcements secondaires; Skinner dit qu'on agit alors pour le bien d'autrui, dans la mesure où l'on agit en fonction de contingences de renforcement disposées intentionnellement par autrui. À côté du bien personnel et du bien d'autrui, il existe selon lui un troisième ordre de valeurs, la survie de la culture; certaines des mesures employées par une culture amènent ses membres à travailler pour sa survie, c'est-à-dire confèrent une efficacité aux conséquences éloignées dans la détermination du comportement. Voilà la morale nouvelle qui doit inspirer l'ingénieur de demain.

On pourrait d'abord se demander dans quelle mesure Skinner ne confond pas la valeur avec le fait psychologique de l'adhésion à une valeur. Lorsque quelqu'un s'élève contre l'antisémitisme, n'est-ce pas une explication un peu courte de dire qu'il le fait à cause des contingences de renforcement auxquelles il a été exposé. Au-delà d'une adhésion subjective à une valeur, sa protestation exprime en même temps la conviction de l'existence de cette valeur. Par ailleurs, la tentative de donner à la morale un fondement biologique (ou plutôt de dériver la morale de la biologie) nous ramène aux beaux jours du positivisme quand, dans la conviction que la science devait répondre à toutes les questions que se pose l'homme, on s'adressait à elle pour trouver une assise sûre à la morale. Espérons seulement que la tentative de Skinner sera oubliée aussi vite que celle de ses prédécesseurs. Avec cette idée de la survie de la culture, Skinner introduit un élément qui s'intègre mal dans son système: il prend soin de souligner que les comportements visant le bien de la culture ne peuvent être dérivés des biens personnels, alors qu'auparavant il avait soutenu que tout renforcement secondaire tire sa puissance d'un renforcement primaire, c'est-à-dire d'un bien personnel24. Par cette brèche, il se trouve à faire place, à son insu et contre sa volonté, non seulement à la survie de la culture, mais à toute valeur morale qui se présente comme indépendante des biens personnels. Le choix de cette valeur, plutôt que de toute autre, apparaît alors comme entièrement arbitraire. De plus, dans la mesure où la survie d'une culture correspond à la survie des valeurs affirmées par cette culture, on peut se demander si l'on a vraiment affaire à une théorie scientifique des valeurs; en fait, par le détour de la survie, Skinner se contente de reconnaître certaines des valeurs présentes dans notre culture.

La liberté ou la survie
Du point de vue du technocrate, une culture constitue l'analogue d'une expérience de laboratoire: dans les deux cas, un ensemble de renforcements déterminent des comportements. Il est donc possible de faire le projet d'une culture, de la même façon que l'on établit à l'avance le déroulement d'une expérience. Dans ce travail, les technocrates doivent avant tout viser à assurer la survie de notre culture, ce qui deviendra possible dès que l'on se préoccupera de trouver des renforcements pour tout comportement contribuant à cette survie. Bien sûr nous sommes tous assez hostiles à cette organisation planifiée de la culture, pour la simple raison que nous avons subi l'influence des défenseurs de la liberté et de la dignité; ceux qui seront appelés à vivre dans cette société planifiée n'auront pas forcément les mêmes réticences que nous, parce qu'ils auront été modelés par un environnement différent du nôtre. D'ailleurs, pour convaincre les sceptiques, il est facile de montrer les réalisations qui sont déjà à l'actif de la technologie du comportement dans les milieux hospitalier, scolaire et pénitentiaire. Enfin, celui qui demande «Qui va contrôler?» fait preuve d'une allergie à toute forme de contrôle et d'une incompréhension pour la science du comportement: l'absence de contrôle est illusoire. Le véritable problème n'est donc pas de déterminer à qui on va confier le contrôle, mais de faire en sorte que le contrôleur soit lui aussi contrôlé par les gens qu'il contrôle, de telle manière qu'on en arrive à un équilibre.

Voilà dans ses grandes lignes la réforme que nous propose Skinner. Dans quelle mesure, pouvons-nous nous demander, cette culture nouvelle ressemble-t-elle à la culture dont Skinner se proposait d'assurer la survie? Elle lui ressemblerait autant qu'un cadavre peut ressembler à un être vivant, car le contrôle permanent exercé sur tous suppose une modification radicale de notre culture. Il n'est pas question de nier que nous soyons soumis à diverses formes de contrôle; cependant ces formes sont multiples (la loi, la publicité, l'opinion publique, etc.), elles se contredisent parfois et n'arrivent pas ensemble à couvrir la totalité des comportements humains. Aux yeux de Skinner, c'est là une indulgence coupable pour l'inefficacité; la société qu'il nous propose serait totalitaire et efficace parce que le contrôle s'étendrait à l'ensemble de la vie humaine. Le projet de Skinner n'est pas sans rappeler les utopies socialistes du siècle dernier; citons seulement cette phrase tirée de Saint-Simon: «L'idée vague et métaphysique de la liberté empêche l'action des masses sur l'individu et est contraire au développement de la civilisation et à l'organisation d'un système bien ordonné».25 La survie de notre culture, que Skinner nous propose comme valeur, est donc entièrement illusoire, puisque le projet qui prétend s'en inspirer la nie. Par ailleurs, on peut douter que le contre-contrôle exercé par ceux qui sont contrôlés aurait l'efficacité que lui prête Skinner; en effet, toute forme d'influence est considérée par lui comme un contre-contrôle et il consacre même une page au contrôle exercé par le pigeon sur l'expérimentateur. Une caricature parue dans le Time26 soulevait cette question: l'on voit deux rats dans une boîte de Skinner, le premier disant au second: «Alors là, ce que j'ai réussi à te conditionner ce type. Chaque fois que j'appuie sur le levier, il me donne un morceau de nourriture». Le contre-contrôle ne signifie donc pas l'équilibre des pouvoirs, et l'efficacité, ainsi que le reconnaît Skinner, est d'autant plus grande que le contre-contrôle est moindre. Le contre-contrôle, tout comme la liberté, risque fort d'apparaître comme un obstacle injustifié au zèle intempestif d'un contrôleur soucieux d'efficacité. Puisque la technologie du comportement réussit si bien avec les enfants et les malades mentaux, pourquoi, se dira notre contrôleur, ne pas traiter tout le monde comme des enfants ou des malades mentaux? Et nul ne voit ce qui pourrait l'en empêcher, puisque la liberté et la dignité auront été dépassées. Enfin, l'homme est-il manipulable à volonté comme le sont les pigeons affamés? Skinner revient à plusieurs reprises sur la nécessité de bannir les châtiments et de procéder plutôt par récompenses; cependant, les pigeons sur lesquels il expérimente sont au préalable affamés à 80% de leur poids normal, ce qui les rend particulièrement réceptifs à toute nourriture et donc dociles. Mais comment le technocrate s'assurera-t-il de la docilité des hommes? Quel équivalent trouvera-t-il qui soit chez l'homme aussi efficace que la faim chez l'animal? Ces questions ne sont même pas évoquées dans la conviction que l'homme est tout aussi manipulable que le pigeon.

Le salut par la technologie?
Jusqu'ici l'homme a transformé son environnement naturel, échappant ainsi aux rigueurs du monde physique. De graves problèmes sont apparus à la suite de cette transformation. Skinner croit qu'on ne peut régler ces problèmes qu'en s'engageant plus avant dans la voie qui a été ouverte par la science et la technique; il faut maintenant modifier l'environnement humain. De façon étonnante, il ne lui vient pas à l'idée que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets: notre mal risque fort d'être aggravé si la technique s'attaque maintenant à l'homme. Les problèmes qui nous préoccupent viennent en grande partie de ce qu'on a commencé à agir sur la nature sans se préoccuper de comprendre l'ensemble de l'équilibre naturel: on a agi au gré des découvertes ou des besoins en négligeant les répercussions de ces actions, avec les résultats catastrophiques que l'on sait. Avant de s'en prendre à l'homme, il semble qu'on devrait réfléchir plus longuement sur les problèmes posés par l'utilisation de la technique et s'efforcer de comprendre ce qu'est l'homme. Si une extrapolation généreuse à partir du pigeon en cage nous montre que l'on peut manipuler l'homme (qui ne le savait déjà?), cela ne nous offre pas de garanties suffisantes pour nous embarquer dans une nouvelle aventure.

Notes
1. Skinner, B. F., Par-delà la liberté et la dignité. Paris, Laffont, 1972. Nous citons directement d'après l'original: Beyond Freedom and Dignity. New-York, Bantam Books, 1972.
2. Skinner, B. F. dans The Center Magazine V, 2 (March/April 1972), 63: «Je n'ai pas essayé de prouver qu'il y a une science du comportement. J'ai donné des références à mon lecteur pour qu'il puisse vérifier si cela l'intéresse; pour le reste, je lui ai demandé de me croire sur parole.»
3. Skinner, B. F., Science and Human Behavior (New-York, The Free Press, 1965), 35-36.
4. Voir en particulier Polanyi, M., Personal Knowledge. New-York, Harper, 1964.
5. Voir Oppenheimer, R. dans American Psychologist XI (1956), 134: «Le pire des malentendus possibles serait que la psychologie soit amenée à se modeler sur une physique qui n'existe plus, qui est tout à fait dépassée.»
6. Skinner, B. F. dans Wann, W. T., ed., Behaviorism and Phenomenology (Chicago, The University of Chicago Press, 1964), 140.
7. Maslow, A. H., The Psychology of Science (Chicago, M. Regnery, 1969), 15-16.
8. Berlin, I., Four Essays on Liberty (Oxford, Oxford University Press, 1969), xxvi.
9. Skinner, B. F., The Center Magazine V, 2 (March/April 1972), 64: «Vous pouvez critiquer la valeur de mon analyse du comportement si vous voulez. Mais vous ne pouvez la mettre en question à cause d'une métaphysique erronée parce que ce n'est pas une analyse métaphysique.»
10. Watson, J. B., «Psychology as the Behaviorist Views It», Psychological Review 20 (1913), 158.
11.Voir à ce propos Skinner, B. F., Science and Human Behavior, 26 et 34, ainsi que les commentaires de M. Scriven dans Minnesota Studies in the Philosophy of Science (Minneapolis, University of Minnesota Press, 1956), 95.
12. Skinner, B. F., Science and Human Behavior, 13-14.
13. Lorenz, K. Z. cité dans Polanyi, M., op. cit., 353-354.
14. Chomsky, N., Le langage et la pensée (Paris, Payot, 1970), 45.
15. Voir à ce sujet Verplanck, W. S., «B. F. Skinner», 287-288 dans Estes, W. K. et alii, eds., Modern Learning Theory, New-.York, Appleton-Century-Crofts, 1954.
16. Skinner, B. F., Science and Human Behavior, 81-84.
17. Skinner, B. F., dans Coopersmith, S., ed., Frontiers of Psychological Research. Readings from Scientific American (San Francisco, W. H. Freeman, 1966), 269.
18. Koch, S. dans Behaviorism and Phenomenology, 34.
19. Voir un compte rendu de certaines de ces expériences dans Frontiers of psychological Research, 87-91.
20. Skinner, B. F., dans Frontiers of Psychological Research, 142.
21. Ferster, C. B. cité par Chomsky, N., Le langage et la pensée, 141, n. 2.
22. Lovejoy, A. 0., «The Paradox of the Thinking Behaviorist», Philosophical Review 30 (1922), 147.
23. Black, M. dans The Center Magazine V, 2 (March/April 1972), 53.
24. Skinner, B. F., Beyond Freedom and Dignity, 137 et 105.
25. Saint-Simon cité par Hayek, F. A., The Counter-Revolution of Science. Studies on the Abuse of Reason (New-York, The Free Press, 1964), 136.
26. Time, September 20, 1971, 58.

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