Portrait de l'homme

Camille Jullian
Quatrième et dernière partie de la biographie d'Auguste publiée dans La Grande Encyclopédie (1885-1902). Un homme froid et calculateur. Les moeurs de l'empereur. Drame familial: exil de ses enfants, ses «troies plaies et ses trois cancers». — Son absence de bonté d'âme. — Sa sobriété. — Sa politique littéraire. — L'histoire juge de l'homme.
BIOGRAPHIE D'AUGUSTE
1° : l'ascension d'Octave, le triumvirat avec Antoine et Lépide
2° : politique et administration interieure sous Auguste
3° : politique militaire et administration des provinces sous Auguste
4° : portrait de l'homme



L'HOMME. — Cet homme extraordinaire, qui a créé la monarchie romaine à l'intérieur et l'empire romain à l'extérieur, qui a pour ainsi dire posé et fixé la marche de l'humanité, pendant six siècles, est tout aussi intéressant et étrange dans la vie privée. Je crois, malgré les beaux éloges et les touchantes paroles qu'il a su provoquer de la part d'Horace et de Virgile, malgré les phrases à effet et les déclamations sentimentales dont il ne se priva guère, je crois que le fond, chez lui, devait être d'une sécheresse, d'une froideur effrayante; que tout, dans sa vie, dans ses actes, dans ses paroles, devait être pesé, mesuré, calculé: qu'il n'y eut pas, dans toute sa conduite, la moindre part laissée à l'instinct, au sentiment, à l'impulsion du moment, au penchant du cœur. Tout fut calculé et raisonné: Auguste est peut-être, de tous les hommes de l'antiquité, celui qui a le moins connu ce qui était faiblesse et sentiments de l'honneur. Du reste, cela s'explique quand on songe que, dès l'âge de dix-huit ans, il se montra étonnamment mûr pour le rôle le plus difficile qu'on pu imaginer, qu'il triompha dès lors de tous les obstacles et se joua de tous les hommes, qu'à vingt ans il n'avait plus de scrupules et était déjà un des maîtres du monde, et que pendant cinquante ans il appliqua au gouvernement de la terre toutes les ressources d'une intelligence d'élite, d'une volonté de fer, tous les moments de sa vie et toutes les pensées de son âme. — On a vanté l'excellence de sa conduite et l'austérité de ses mœurs. S'il divorça d'avec Scribonia,sa seconde femme (la première fut Claudia, belle-fille d'Antoine, qu'il abandonna, encore nubile, lorsqu'il se brouilla avec Julia), ce fut, écrivit-il lui-même, à cause de ses mauvaises mœurs (il épousa alors Livie, déjà mère de Tibère et de Drusus, qu'il sépara de son mari Tiberius Néron). Quand il s'aperçut en l'an 6 (Tillemont) des déportements de sa fille Julie (alors mariée, pour la troisième fois, à Tibère), la honte l'obligea à se cacher plusieurs jours; il écrivit une lettre d'excuses au Sénat; il déclara qu'il aurait préféré voir sa fille pendue; il l'exila dans l'île de Pandataria, où elle fut traitée avec la dernière rigueur. Dix ans après, sa petite-fille Julie suivant l'exemple de sa mère, il dut la reléguer elle aussi, et il refusa de reconnaître son enfant; son troisième petit-fils, Agrippa (nous avons parlé de Gaius et de Lucius), dut être également exilé. Toutes les fois qu'Auguste entendait parler de sa fille et de ses deux petits-enfants, il les nommait ses trois plaies et ses trois cancers, et il supporta plus tristement leur déshonneur que leur mort. Était-ce amour réel ou politique de souverain? L'homme qui avait fait une loi contre les adultères, ne pouvait-il pas être affligé autrement que comme père du triomphe de l'adultère dans sa propre maison? — De méchants bruits ont couru à la honte d'Auguste: il sut, dit-on, les dissiper promptement. «Il aimait surtout les vierges et Livie continuait à lui en procurer de toutes parts», dit Suétone. Cela parait vrai, mais ce qui ne l'est pas moins, toujours au dire du même écrivain, c'est que sa vie fut toujours d'une merveilleuse chasteté. Explique qui voudra toutes ces contradictions. Comme tous les souverains acharnés au travail, comme César, comme Tibère, Auguste a dü avoir des élancements terribles de débauche, qu'il pouvait satisfaire et qu'il satisfit, mais en veillant avec le plus grand soin à dissimuler une conduite qui allait à l'encontre de ses lois et de sa politique de retour aux vieilles mœurs. — De la bonté d'âme, il me parait impossible d'en reconnaître la moindre trace chez
la meurtrier de Cicéron, et le vainqueur de Pérouse: «Il fut clément», dit Sénèque, «mais après le massacre.» Il pardonna à Cinna, mais quand il jugea là clémence plus utile que la cruauté. Toute douceur chez lui était voulue, toute modération politique et nécessaire. «Il eut toujours horreur du nom de maître», dit Suétone: mais le nom de maître (dominus) était contraire au principe de sa monarchie. Il fut toujours dune politesse et d'une courtoisie parfaites envers les sénateurs et les membres du gouvernement. La simplicité de sa vie et de sa maison était proverbiale. «Toutes les fois qu'il assistait aux comices pour la création des magistrats, il parcourait les tribus avec ses candidats en faisant les supplications d'usage. Lui-même, il votait dans les tribus, comme un simple citoyen. Lorsqu'il était témoin dans les affaires judiciaires, il souffrait très patiemment qu'on l'interrogeât ou qu'on le réfutât. Jamais il ne recommandait ses fils au peuple romain, sans ajouter: «s'ils le méritent».

Sa politique en matière littéraire est connue. On sait comme il protégea Horace, Virgile, Tite-Live: il est vrai qu'il trouva dans ces écrivains des instrumenta regni. Poètes et historiens ont été pour Auguste des collaborateurs. Tous leurs écrits tendent à montrer l'avènement du premier empereur comme le couronnement logique et fatidique de l'histoire de Rome, à retrouver dans cette histoire la prédestination divine qui la conduira fatalement à Auguste, marqué du doigt des dieux, dès l'origine de Rome, pour clore le développement de la cité. Vous trouverez ce sentiment à chaque vers, dans les odes d'Horace, dans les œuvres de Virgile et d'Ovide, qui souvent même se servent des mêmes expressions pour faire l'apothéose d'Auguste, apothéose qui est aussi bien historique que morale.
    Hunc saltem eversojuvenemsuccurrem sæclo
    Ne probibete! Satis jampridem sanguine nostro
    Laomedonteæ luimus perjuria Trojæ.

Ainsi pour Virgile, le règne d'Auguste n'est pas seulement le couronnement de l'histoire de Rome, mais même de l'histoire du monde qui commence au siège de Troie pour finir son évolution à la bataille d'Actium. — Du reste, si Auguste protégea toujours la littérature afin de la diriger exactement vers la glorification historique et l'explication philosophiquede son règne, il le fit avec une grande habileté, avec une intelligente discrétion, ménageant toujours les susceptibilités d'amour-propre de ceux avec qui il devait compter. Il suffit pour s'en apercevoir de lire Pépitre qu'Horace lui adressa. Il ne faudrait pas croire toutefois que les lettres ont joui sous l'empereur Auguste d'uue liberté absolue: il y eut toujours une censure théâtrale (V. la 108 sat. du 1er livre d'Horace), et, vers la fin de son règne, en présence des seandalesqui déshonoraient sa maison et d'un lent réveil des idées républicaines, Auguste se montre juge intraitable même pour les littérateurs. Cassius Severus est exilé; les livres de l'historien Labienus sont brûlés; Ovide va expier dans un triste exil chez les Sarmates le crime d «avoir trop vu».

Auguste lui-même se piquait d'écrire et de chercher. II composa treize livres de Mémoires, des Exhortations à la philosophie, un poème en vers hexamètres intitulé Sicilia, deux tragédies, Ajax et Achille, sans parler -de ses décrets, de ses édits et de ses constitutions, du résumé des forces de l'empire (breviarium imperii, cf. École de Rome, Mélanges, t. III), de l'Index rerum gestarum, (monument d'Ancyre), et des papiers que l'on trouva après sa mort. J. A. Fabricius a réuni, en 1727, tous les documents relatifs à l'œuvre littéraire d'Auguste. Suétone, dans sa Vie d Auguste (§ 85-89) , nous a rapporté une foule de détails curieux sur les habitudes d'écrire d'Auguste, notamment celle-ci: «Loin de suivre exactement les principes et les règles d'orthographe établis par lesgrammairiens, il parait avoir été plutôt de l'avis de ceux qui pensent qu'on doit écrire écrire comme on parle.» Auguste était donc partisan et adepte de l'écriture phonétique.

Auguste avait une physionomie régulière, froide, mais fort belle. «Sa beauté», dit Suétone (§ 79), «traversa les divers degrés de l'âge (V. le buste d'Octave jeune au Louvre), en se conservant dans tout son éclat, quoiqu'il négligent les ressources de l'art. Il avait toujours le visage calme et serein. Augusta avait les yeux vifs et brillants: il voulait même que l'on crût qu'il les tenait de la puissance divine. Son oeil gauche s'affaiblit dans sa vieillesse. Ses dents étaient écartées, petites et inégales, ses cheveux légèrement bouclés et un peu blonds, ses .sourcils joints, ses oreilles de moyenne grandeur, son nez aquilin et pointu, son teint entre le brun et le blanc. Il avait la taille courte (V. l'Auguste à la cuirasse, du Vatican) mais ses membres étaient si bien faits, si bien proportionnés, qu'on ne pouvait s'apercevoir de son exiguïté qu'auprès d'une personne plus grande.»

Les dernières années de sa vie et de son règne furent malheureuses pour le grand empereur. Aux désastres, à l'arrêt subi parles conquêtes, s'ajoutèrent les scandales de sa maison, les murmures du peuple, l'hostilité des sénateurs, le silence des poètes, la mort de ses collaborateurs et amis: Auguste, comme Louis XIV, survécut à la génération qui avait fait sa grandeur et qui avait peiné pour lui; mais il voulut travailler jusqu'au bout, et il conserva jusqu'à l'heure finale la plénitude de son intelligence et l'extraordinaire énergie de sa vie. Ce fut pendant un voyage d'inspection en Campanie qu'il fut atteint par la maladie. Ce fut à Nole qu'il s'alita. Tibère, mandé aussitôt par son père adoptif, reçut, dans une longue et secrète conférence, les suprêmes conseils. Puis, quand il fallut mourir, Auguste se prépara tranquillement à son rôle: « Il se fit apporter un miroir, arranger la chevelure et réparer le teint. Il reçut ses amis, il leur demanda s'il paraissait avoir bien joué la drame de sa vie, et y ajouta cette finale: «S'il vous a plu, applaudissez.» Puis il congédia son monde, demanda quelques renseignements aux personnes qui arrivaient de Rome sur la maladie de la fille de Drusus. Et tout à coup il mourut dans les bras de Livie, en lui disant: Livia, nostri conjugii memor vive, acvale». C'était le 19 août de l'an 14, à trois heures après midi (Suétone, § 100). Il avait soixante-seize ans moins trente-cinq jours. On lui rendit des honneurs divins, et l'on crut voir, surson bûcher, son image s'élever du milieu des flammed pour gagner le ciel. Il fut enterré entre les bords du Tibre et la voie Flaminienne, sous un mausolée dont on peut encore voir les restes. Tibère et Drusus firent son oraison funèbre. Mais le peuple ne fut pas unanime à louer sa mémoire. Les jugements les plus divers furent portés sur lui à Rome. On en fit le meilleur des citoyens et le plus désintéressé des hommes: on en fit aussi un hypocrite consommé, ennemi du bien public. Auguste n'a été ni l'un ni l'autre, ou plutôt à la fois l'un et l'autre. Il a eu un double but dans sa vie, constitution de la monarchie, constitution de l'empire: il y a marché dès le premier jour, fermement, sans hésitation, ne reculant devant aucun moyen, tour à tour vertueux et cruel, désintéressé et avare, hypocrite et droit, suivant l'intérêt de son œuvre. Cette œuvre, il l'a merveilleusement achevée, établie pour des siècles. Par elle, il a donné au monde des années de paix et de prospérité. Sans Auguste, nous n'aurions pas eu Marc-Aurèle ou Julien. Julien détestait l'homme, il n'a pu s'empêcher d'admirer l'œuvre de cet empereur, dont le génie, quatre siècles après sa mort, guidait encore la marche du monde romain.

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