La vie publique virtuelle
ou une constitution politique que l'on peut l'accepter
comme telle en toute connaissance de cause et en faire
une loi de comportement pour soi-même.»
Jacques Poulain
Supposons que les philosophes et les hommes de science nous aient convaincus de la supériorité de la vie publique sur la vie privée. Le virage vers le langage, opéré de façon indépendante et complètement différente par Wittgenstein et Heidegger, a permis d'établir que la pensée est inscrite dans le langage. Ce qui signifie qu'elle doit sortir d'elle-même. Déjà, la phénoménologie avait reconnu que toute conscience est «conscience de». On aurait là la formule de la vie publique. La «conscience de» est celle de l'autre, celle qui met fin à l'introspection – laquelle ne débouche que sur le solipsisme – et débouche sur l'intersubjectivité et la vie publique.
Du côté des sciences, on trouve également des assises pour soutenir les modèles participationistes. Dans ses articles publiés dans le magazine L'Agora et dans l'Encyclopédie de L'Agora, Andrée Mathieu nous a habitués à l'idée que le modèle scientifique de base (aussi bien en ce qui concerne les sciences dures que les sciences sociales comme l'économie) est celui de la complexité et de la structure dissipative des réseaux. Nous devons évoluer progressivement vers des systèmes sociaux autopoïétiques, auto-engendrés, où chaque individu est produit par les autres composantes appartenant au même réseau. Par définition, celui-ci est clos sur le plan de l'organisation. Cependant, il reste ouvert par rapport à l'environnement, assurant la circulation d'énergie et de matière nécessaires au maintien de son organisation et à la régénération continuelle de sa structure. De même, la vie publique qui est la base des relations sociales serait le fondement de l'autonomie plus ou moins grande des individus.
Mais la question se pose: de quelle vie publique s'agit-il? Prenons le cas d'Internet. Les différentes manifestations de communication virtuelle (chat ou discussion en direct, forums, sondages sous forme de votes, cafés philosophiques, pétitions humanitaires envoyées par courriel, etc.), contribuent certainement à enrichir la vie publique, mais ce n'est pas tout. On assiste peut-être ici à la transformation de l'individu. Sur Internet, il n'y a plus d'auteur ou de propriété privée. Pour participer à la vie publique sur Internet, pas besoin d'être un super ego, il suffit de penser avoir quelque chose à dire. Les commentaires laissés par monsieur X sur le site d'une émission de télévision présentant les propos de spécialistes pourront être plus intéressants que ceux des experts, qui s'en tiennent souvent à la lettre sans nous dévoiler le fond de leur pensée.
Un autre exemple serait la manière dont se construit peu à peu l'Encyclopédie de L'Agora. Les collaborateurs ne signent pas nécessairement leur travail, qui est un travail de moine plutôt qu'une entreprise de promotion individuelle. Ce n'est pas le scribe qui compte mais l'œuvre. Et celle-ci est collective, ce qui ne devrait aucunement constituer une diminution pour les artisans anonymes mais pourrait au contraire fournir un modèle de l'appropriation de l'information par les individus et les groupes dans les communautés virtuelles.
La transformation de la vie publique
On a traditionnellement opposé vie publique et vie privée, jusqu'à ce que Habermas nous présente un concept d'espace public capable de réunir et surtout de conjuguer les libertés individuelles sans les fondre dans la masse:
«L'espace public, c'est un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d'intérêt commun. (…) l'espace public renvoie à un idéal non restreint de discussion rationnelle des affaires publiques. La discussion est alors vue comme devant être ouverte à tous. Le résultat d'une telle discussion serait l'opinion publique en tant que consensus sur le bien commun. (...) le plein potentiel utopique de l'espace public n'a jamais été réalisé en pratique, pas plus que l'exigence d'ouverture universelle.» (1)
Si le plein potentiel utopique de l'espace public n'a pu être réalisé à ce jour, c'est sans doute parce qu'il se limitait au domaine de l'opinion publique. Il ne suffit pas de pouvoir donner son opinion, il faut surtout qu'elle ait une valeur. Celle-ci n'est pas uniquement une affaire d'interprétation mais d'abord et surtout un faire, une pragmatique du vrai. Or s'il est une chose qu'on peut savoir de la vérité en ce monde, c'est qu'elle est relative. On ne peut donc suivre des dogmes ou savoir une fois pour toutes, mais il faut juger cas par cas, coup par coup, ce qu'il en est. Celui qui voudrait s'ériger en juge du vrai, donner des critères du vrai qui soient autre chose que des formules vides perdrait son temps, car la seule chose qu'on puisse opposer au relativisme est la volonté de produire un jugement de vérité. Cette volonté s'appuie sur la nécessité du jugement de vérité. Comme l'a démontré le philosophe français Jacques Poulain, il faut penser vraie une proposition pour pouvoir la penser (et la dire). Certes, cela ne fait pas de toutes mes propositions des propositions vraies, du seul fait que je les pense vraies, mais on a là un principe de vérité qui serait au cœur du langage: inutile de chercher un autre caractère absolu à la vérité que celui qui s'attache au fait que chacun doit penser vraies ses propositions pour pouvoir les penser et les dire.
Une fois réalisée la puissance du jugement de vérité, il ne reste qu'à l'exercer, ce qui est naturellement le travail de toute une vie. Puisque l'évolution humaine semble terminée (nonobstant les efforts de ceux qui sont pressés de passer à l'étape suivante, celle de l'expérimentation totale du génome humain) il ne reste à ceux qui ne veulent pas suivre une voie qui risque de les dépouiller de leur destin qu'à suivre celle de l'évolution conceptuelle, c'est-à-dire, finalement, virtuelle.
Du virtuel au réel
La nécessité pour la conscience d'aller vers le réel découle de son inscription dans le langage. Voilà pourquoi L'Encyclopédie de L'Agora sur Internet s'est choisi comme devise: «Vers le réel par le virtuel». Plusieurs dossiers ont été créés à la suite d'événements médiatiques (une entrevue, une conférence, un colloque, un article, un livre, voire une simple recherche), pour les nourrir ou pour renvoyer par la suite les participants ou auditeurs à une information complémentaire. À plus ou moins long terme, on se retrouvera devant un «savoir aménagé» (2), qui devra pouvoir faire l'objet de la critique pour pouvoir être partagé et pour que chacune des connaissances intégrées aux dossiers et aux documents associés s'ajuste aux réalités changeantes du monde vivant. Une manière de faire serait d'ouvrir des forums afférents aux dossiers chauds, sur le modèle des grands quotidiens qui ouvrent des forums sur des questions d'actualité; les interventions dont on peut prendre connaissance y sont parfois d'un haut niveau et donnent de l'eau au moulin de ceux qui pensent qu'on peut faire des recherches sérieuses sur Internet.
Toutefois, le réel c'est aussi la guerre, et la critique peut conduire à l'exclusion. Voilà pourquoi on préfère souvent s'en tenir au consensus aveugle. Mais celui-ci reste pris dans les rets du virtuel: il a beau trouver une belle solution, rien ne garantit qu'elle est applicable. Ainsi, les esprits bien pensants peuvent facilement s'entendre pour critiquer le travail des enfants mais ce faisant, ne privent-ils pas nécessairement les pays en voie de développement de la possibilité d'offrir leur main d'œuvre et leur matière première à un prix hors concurrence? «Non, on ne devrait pas travailler en bas de 15$ l'heure. Un enfant devrait avoir sa chambre le plus vite possible; il ne doit surtout pas travailler avant 16 ans.» Qui parle ici, sinon l'hégémonie du marché? Et c'est ainsi que le mode de vie capitaliste, dépensier et anti-écologique s'étend à toute la planète, privant Gaia de ses fruits pour les laisser à des enfants gâtés. Jean-Jacques Rousseau soutenait que toutes les civilisations ont failli (l'orgueilleuse Sparte comme la fière Athènes, et toutes celles qui ont suivi) pour la même cause: «On enseigne tout aux enfants, sauf leurs devoirs.»
Il y a quelques années, à l'occasion d'un colloque sur les aspects éthiques d'Internet, organisé par L'Agora, des intervenants ont discuté autour du projet d'une charte des devoirs dans les communications (3). Le premier article de cette «charte» développait le besoin d'ordre (qui n'est pas sans relation avec le besoin d'obéir), en dénonçant la contradiction qui existe entre le fait que tout le monde s'entende pour dire qu'on ne peut mettre fin à la misère («il y aura toujours des pauvres») et le fait que cette misère nourrisse le chaos contraire à l'ordre.
Une autre aberration est celle qui consiste à croire que chacun peut occuper tous les rôles sociaux ainsi que tous les rôles d'argumentation. L'essentiel est que cette liberté égalitaire n'existe pas dans les faits, et ce n'est pas travailler à l'implanter que de la présumer dominer toute discussion. De plus, même si on réussissait à octroyer à tous cette prétendue liberté par la force du meilleur argument, rien ne garantit qu'elle mènerait à autre chose qu'à un fâcheux nivellement: dans ce contexte, «n'apparaissent à coup sûr universels que les besoins primaires avoués, liés aux instincts intraspécifiques consommatoires, sexuels ou défensifs» (4). Tout le reste, à savoir les besoins culturels ou culturellement dérivés, devient suspect: «il est toujours loisible à chaque autre d'y soupçonner un vœu de domination, un rapport de forces asymétrique, voire un désir inéluctablement privé» (5). Et finalement, «n'apparaît généralisable à travers cette désorientation que l'accusation des aliénés à l'égard des capitalistes, devenue soupçon théorique et moral concernant l'idéal de la démocratie aussi bien que ses réalisations.» (6)
La philosophie comme vie publique
Le défi qui est ainsi lancé à la philosophie est de produire des paradigmes qui ne soient pas seulement prétendus mais effectifs. Pour Jacques Poulain, si on a erré jusqu'ici en attribuant à l'homme une nature antagonistique («l'homme est un loup pour l'homme»), c'est dans l'ignorance de ce que l'anthropologie du langage ne devait découvrir qu'au XXe siècle sur la façon dont s'engendre en l'homme le rapport aux désirs comme un rapport a priori rationnel et dérivant de son identification au langage. Comme être de langage, l'homme ne saurait se transformer directement: il doit passer par l'intermédiaire des dieux archaïques d'abord, puis, une fois émancipé, il doit s'attacher au jugement de vérité qu'il porte sur ses conditions de vie (7).
Dans une visée de justice, il est donc nécessaire de rétablir le primat de la raison théorique sur la raison pratique: on ne saurait réaliser ou faire réaliser que ce qu'on a pensé qu'on était ou qu'était autrui pour pouvoir le penser. Ce qui n'apparaît pas lorsqu'on réduit la vérité au constat des faits. L'identification qui est à la base du langage doit être utilisée dans le respect de la loi de vérité inscrite dans cette identification au langage: «La position de l'accord de soi avec soi, avec autrui et avec le réel qui meut toute pensée et toute parole ne constitue pas seulement un principe régulateur, valide dans le règne des fins, mais elle est constitutive de l'identification du vivant humain aux sons et fait la loi, à ce titre, aussi bien à l'harmonie de la pensée avec le réel, qu'elle la fait à l'harmonie avec autrui» (8). L'harmonie qui s'impose à nous du seul fait qu'il soit impossible de distinguer les sons émis des sons entendus, au moment où ils sont émis par nous, est le modèle de l'harmonie que nous devrions rechercher dans la vie publique, puisqu'il est la formule du rapport verbal à toute expérience. Mais c'est aussi ce jugement dont la justice néo-libérale ou républicaine cherche à s'approprier une fois pour toutes… en dispensant de le produire.
Notes
1. Alain Létourneau résume le livre dans lequel Habermas introduit en 1962 la notion d'espace public. «Remarques sur le journalisme et la presse au regard de la discussion dans l'espace public», dans Patrick J. Brunet, L'éthique dans la société de l'information, Québec et Paris, Presses de l'Université Laval et L'Harmattan, 2001, p. 49-50.
2. Pierre-Léonard Harvey et Gilles Lemire, «L'écologie cognitive, une écologie communicationnelle». Leur texte, qui s'appuie sur les travaux d'Andrée Mathieu et sur le projet de L'Encyclopédie de L'Agora, est disponible sur le serveur de l'Université Laval.
3. À partir d'une intuition de Jacques Dufresne, dont le point de départ était une liste d'obligations proposée par Simone Weil dans L'enracinement, et des discussions en atelier, un document fut produit, qui fait maintenant partie de l'encyclopédie. Voir le document associé au dossier Charte de l'encyclopédie intitulé: «Charte des devoirs dans les communications».
4. Jacques Poulain, La condition démocratique. Justice, exclusion et vérité. Leçon inaugurale de la Chaire UNESCO de Philosophie de la Culture des Institutions, prononcée le 17 janvier 1997 à Paris, Éditions L'Harmattan, 1998, p. 35-36.
5. Ibid., p. 36.
6. Ibid., p. 37.
7. Ibid., p. 40-41.
8. Ibid., p. 64.