Aïda pour les vivants

Dominique Collin
La musique sentie de l'intérieur par la participation à un choeur d'opéra.
À la onzième heure, on manque de voix pour le grand choeur de la marche triomphale: est-ce que je serais intéressé? La première pratique est pour demain soir... L'horaire est impossible et j'ai d'autres projets. Mais l'occasion de voir naître un opéra, de chanter avec un grand orchestre et les plus belles voix du pays, ça ne se refuse pas.

Ce sera, budget oblige, un Aïda sobre, centré sur la musique, fait par des gens d'ici; presqu'un opéra de chambre, l'accent étant mis sur le drame intime.

Mais cela intéresse-t-il encore quelqu'un, Aïda sans Pavarotti, sans chars allégoriques, sans harem à poil, fait par des gens d'ici? Ne sommes-nous pas à l'ère de la mondialisation où l'excellence dans l'industrie culturelle se mesure par points de vol en supersonique?

J'aime l'idée. On ne parle pas de se contenter de médiocrités: notre orchestre et nos chanteurs valent les meilleurs de l'époque de Verdi et se défendent bien sur la scène actuelle. Mais on mesure Aïda à l'aune de ces spectacles grandioses où les plus grands noms ne suffisent plus: il faut encore un ou deux ballets et une ménagerie complète avec les éléphants. On se gave de magnifiques enregistrements, plus vrais que vie, trafiqués, repiqués, aux coloris irisés par ordinateur, vingt fois corrigés, parfaits; puis on se demande comment se satisfaire de talents en chair et en os. Condamnés à ré-inventer, dans notre petit coin de pays, le plaisir d'une musique vivante, sans tape-à-l'oeil: tiens, la décroissance aurait au moins eu cela de bon.

Pavillon Perez. Je me sens un peu intimidé par les pros dont nous venons épaissir les rangs, simples amateurs empruntés à divers choeurs de la région. Il y a foule; mais quel ramassis : sportifs du rowing-club, frêles intellos, faux jeunes à vélo, docteurs endimanchés, étudiants sans le sou. De cette cohue si curieusement assortie s'élève un son, un seul, accordé comme si nous étions tous frères. Ce miracle ne cessera jamais de m'émerveiller. Même les exercices de réchauffement en ont la magie.

Il me semble qu'une partie reptilienne de mon cerveau s'éveille, là où émotion et sons se croisent. Atavisme du primate, veilleur nocturne?

Ce fuseau de voix n'est que la matière brute, qu'il faudra longuement façonner, trouvant pour chaque passage l'accent juste; pas une double croche qui échappe à l'oreille vigilante de Laurence. Combien de travail, de minutie dans le détail pour que cela soit facile, frais, spontané!

J'ai chaque fois redécouvert, en participant à leur exécution, les oeuvres que je croyais connaître; et presque toujours, j'ai appris à aimer celles qui m'avaient laissé indifférent à première écoute. On n'est jamais assez attentif, assez présent, assez disponible, assez généreux. Quand on chante, on n'a pas le choix. Il faut, au départ, accorder ce crédit, cette grâce, cette confiance. S'ouvrir. La force, la variété, l'à-propos de cette musique dont seuls les pétards avaient retenu mon attention, et qui n'était pas parmi mes préférées, me surprend: il n'y a pas dans Aïda que des trompettes.

À se voir deux fois par semaine, on apprend vite à se connaître. Nos voix se complètent. J'appuie sur les aiguës que mon voisin élide; son bourdon puissant soutient mes basses qui ne portent pas. Je corrige son italien traînant, il retient mes triolets impatients. Nos voix finissent par se fondre et faire un.

Au-delà de la connexion des voix soudées dans le temps, un autre accord est en train de se former, hors du temps celui-là: mon père et mon grand-père maternel ont fait les mêmes vocalises de réchauffement, fait sonner les mêmes intervalles avec la même voix de baryton, peut-être chanté ce même hymne à un dieu d'opéra. Dans la salle, jeudi prochain, à l'avant-première, il y aura Hadrien et Ariane: la chaîne qui se poursuit. Chacun ici a de ces racines.

Centre Bronson. Les vedettes font leur arrivée en jeans et en collants. On nous installe des décors temporaires dans une ancienne cafétéria d'école secondaire transformée en salle communautaire. Nos bouts de choeurs, travaillés séparément, s'assemblent autour de la trame de l'oeuvre sous la baguette de Tyrone. Jeannette fait des tableaux avec les corps, change d'idée, redéploie les effectifs. On commence à voir ce que cela donnera.

Louis, qui chante Ramadès, fait le pitre; Sandra, notre Amnéris, lui enfonce la couronne jusqu'aux oreilles; Maria, qui chante le rôle titre, fait les cents pas; mais dès que la musique reprend, c'est le sérieux et la précision d'artisans que rien n'arrête, pas même la grippe qui court et qu'on a tous tour à tour. Nous les écoutons, bouche bée, jusqu'à en oublier nos entrées.

Ces figurants relax, choisis sait-on comment, bedonnants et mous, en un mois Jeannette a réussi à leur donner un air martial. Vus de loin, avec leur cuirasses étincelantes, ils ont l'air vrais. Pendant le même mois, partant d'une lecture approximative, pendant qu'on se concentrait sur les phrasés, sur les couleurs du son, la musique a fait son arrivée. Ça n'a pas que l'air vrai; c'est vrai.

Ce soir l'orchestre prend sa place, tenue jusqu'à maintenant par un héroïque piano solitaire; on passe du noir et blanc à la couleur. Je vis un moment privilégié. Lorsque je ne suis pas en scène, je m'installe au premier rang et je prends la musique comme on prendrait le soleil.

On finit par s'oublier complètement. Comme la cloche suspendue, sans entraves, on vibre de tout son être. La musique passe à travers nous, il ne nous reste plus qu'à enlever du chemin jusqu'à notre désir de faire bien pour lui laisser libre passage. Je comprends comment prient par le chant les moines de Saint-Benoit-du-Lac entendus cet été.

Centre National des Arts. Déjà la Première. On aurait pu arrêter hier, avant les costumes et le maquillage et pour moi, qui aime mieux la musique que le spectacle, cela aurait déjà été complet. Cette musique, dont je n'ai pas vraiment parlé parce que les mots n'y peuvent rien, fait maintenant partie de moi. Mais cela ne suffit pas: la musique ne nous appartient pas. On l'a reçue, il faut maintenant la donner.

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