La figure exemplaire de Rudolf Virchow
La médecine se définit d'abord comme une science exacte, et c'est ainsi qu'elle a réussi à imposer une conception anatomique et physiologique du corps aux dépens de la vision traditionnelle, fondée sur la croyance. Toutefois, les corps dont elle a à s'occuper appartiennent à des êtres vivants, de sa propre espèce, et surtout à des êtres dont les habitudes de vie ne sont pas toujours naturelles – loin de là! – voilà pourquoi le médecin n'est pas un scientifique comme un autre. Sa tâche est de soigner l'homme dans l'homme et non pas seulement l'homme. Il pratique un art de guérir et non pas seulement une technique de soins. En ce sens, la médecine doit être de moins en moins une science et de plus en plus un art. Certes, les soins apportés aux malades relèvent de la science pure (physico-mathématique), mais Virchow a bien montré l'importance des facteurs sociaux. Si la cause finale est vraiment la protection de la santé publique, il vaut peut-être mieux inculquer de bonnes habitudes à une population que d'encourager la recherche sur le cancer et le sida. «Les progrès de la médecine auront pour conséquence le prolongement de la vie humaine, mais nous pouvons également atteindre ce résultat beaucoup plus rapidement par l'amélioration des conditions sociales.» (1)
C'est à l'occasion d'un voyage en Haute-Silésie, en 1848, que Virchow se fit d'abord connaître. Il y avait été envoyé par le gouvernement prussien, avec pour mission d'enquêter sur une épidémie de typhus. Il ne fut pas long à s'apercevoir que le facteur social était le plus significatif de tous. Dans son rapport resté célèbre, il prescrit comme traitement la démocratie complète, l'éducation, la liberté et la prospérité. Il recommande également l'autonomie nationale, l'autogestion communale, de nouvelles routes, des améliorations du côté de l'agriculture et des industries, des coopératives, etc. Chez Virchow, l'approche scientifique se combine avec une approche sociale: «la médecine est une science sociale». Inutile d'attendre les découvertes qui permettront de guérir le typhus, si celui-ci est d'abord et avant tout un phénomène qui résulte des conditions dans lesquelles les gens vivent. Après avoir observé également une épidémie de choléra et un début d'épidémie de tuberculose, cette dernière à Berlin, Virchow résume son approche sociologique dans ces termes:
«Les épidémies ressemblent à de grands signes avant-coureurs qui devraient permettre aux législateurs de savoir que l'évolution de la nation subit de graves perturbations. Les maladies qui atteignent la masse des gens ne sont-elles pas le signe certain des déficiences de la société? On peut accuser les facteurs atmosphériques ou même cosmiques mais ceux-ci ne produisent jamais l'épidémie à eux seuls. Ils ne la produisent que là où les gens vivent dans des conditions sociales déplorables ou dans des situations anormales. Comment expliquer autrement que bien des maladies soient moins virulentes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient au Moyen Âge? C'est uniquement parce qu'une classe de gens jouit aujourd'hui de conditions de vie qui étaient totalement hors de sa portée à une époque antérieure. Les classes supérieures sont maintenant habituées à vivre dans des conditions hygiéniques, au lieu de passer comme avant leur vie dans la saleté, l'inconfort et la gloutonnerie. Des conditions anormales produisent toujours une situation anormale. La guerre, la peste et la famine se conditionnent mutuellement et quelque soit l'époque historique où elles se présentent, c'est de façon simultanée ou les unes à la suite des autres qu'elles le font.» (2)
Par opposition, «des épidémies d'un caractère inconnu jusqu'alors peuvent apparaître pour disparaître ensuite sans laisser de traces, à la suite d'une évolution culturelle. Ainsi en a-t-il été de la lèpre au Moyen Âge et d'une certaine Sudor Anglicus (English sweat), à la Réforme. Il faut voir dans les épidémies des signes qui indiquent la présence de points tournants de la culture, le signe certain que celle-ci prend une nouvelle direction. Chaque révolution culturelle véritable est suivie d'une épidémie, soutient Virchow, car ce n'est que progressivement que le gros de la population peut participer à la nouvelle culture et profiter de ses avantages» (3). Comme si la masse des gens ordinaires devait payer le prix de la révolution culturelle, à moins qu'elle ne soit invitée à y participer. Est-ce l'affaire de l'État que de veiller à ce que la répartition des avantages d'une culture, à un moment donné de l'histoire, soit faite équitablement? Qui d'autre pourrait s'en occuper? À propos de l'épidémie survenue en Silésie, Virchow s'indigne de ce que le ministre responsable «n'ait rien su faire d'autre que d'en appeler à l'aide, à la compassion, à la charité chrétienne». C'est l'État, soutient-il, qui aurait dû intervenir.
Virchow pourrait être sacré père de l'État-providence, tellement il est évident que son œuvre visait d'abord et avant tout l'amélioration de la santé publique. Sa contribution dans ce domaine était si vaste et si variée que l'on peut considérer que l'Allemand moyen des années 1900 en avait bénéficié pratiquement à tous les stades de sa vie, du berceau à la tombe, que ce soit en mangeant ou en buvant, en se rendant à l'école ou au travail, lors d'un séjour à l'hôpital, etc. Pour lui, «l'instruction médicale n'existe pas pour fournir à certains individus le moyen de gagner leur vie mais pour rendre possible la protection de la santé publique». Oui, mais à quel prix? Virchow ne semblait mettre ici aucune limite, tout en étant opposé à toute forme de confort intellectuel. Il aurait donc refusé la médecine sociale tous azimuts, préférant enraciner la santé de l'individu dans le petit cercle des amis personnels, de la famille et de la communauté plutôt que de la centraliser entre les mains d'une autorité ou d'un État, fut-il socialiste. En ce sens, Virchow était le digne représentant de la génération de scientifiques libéraux qui ont permis la victoire des sciences en médecine, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Comme disait Kant au siècle précédent, un homme se lève et le fait. Dans le monde des idées libérales, le grand individu prend les choses en mains, et il travaille pour la communauté. Certes, les conditions doivent être présentes, et toute l'approche de Virchow était fondée sur la nécessaire responsabilité de l'État dans la protection de la santé publique. C'est lui qui doit créer les conditions pour que la liberté, l'éducation et la prospérité soient garanties aux populations, afin d'éradiquer les conditions qui conduisent aux épidémies. Une fois qu'il a rempli son rôle, l'État doit se retirer pour permettre au petit groupe de refaire son unité. Une fois guéri, le malade retourne dans son milieu, où il ne devra pas simplement survivre mais se développer et prospérer.
Pourtant, le paupérisme reste de nos jours le plus grave problème de la planète. Heureusement, nous ne sommes plus à l'époque où la pauvreté était en un sens souhaitable:
«Vous trouvez qu'elle est un mal hideux (la misère). Ajoutez qu'elle est un mal nécessaire (...) Il est bon qu'il y ait dans la société des lieux inférieurs où sont exposées à tomber les familles qui se conduisent mal. (...) Elle offre un salutaire spectacle à toute la partie demeurée saine des classes les moins heureuses; elle est faite pour les remplir d'un salutaire effroi; elle les exhorte aux vertus difficiles dont elles ont besoin pour arriver à une condition meilleure.» (Barthélemy Charles Pierre Joseph Dunoyer, économiste français du XIXe siècle, cité par Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p. 244).
Et on ne pense plus que charité légale et démagogie riment ensemble, comme ce pouvait encore être parfois le cas pour un Tocqueville:
«Tout système régulier, permanent, administratif, dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu'il n'en peut guérir, dépravera la population qu'il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n'être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l'épargne (...) et finira par amener une révolution violente dans l'État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l'aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent, et que l'indigent ne pouvant plus tirer des riches appauvris de quoi subvenir à ses besoins trouvera plus facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que de demander leurs secours» (Alexis de Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme [1835], in Mélanges, O.C. XVI, p. 138).
Le consensus actuel sur le caractère hideux de la misère ne constitue pas en lui-même une solution au problème de la pauvreté de masses de gens. La seule solution à court terme qu'on puisse imaginer passe par le travail des individus. Le grand individu est comme un État à la première personne. En lui-même, l'État est toujours trop lent; idéalement, il sera ténu et puissant comme le Net couvrant la planète, mais il restera aveugle: sans les yeux de l'individu, qui seul peut juger comment le cas peut ou ne peut pas être applicable à la règle, l'État se réduit à la bureaucratie, ce minimum qui coûte cher.
Le jugement de Virchow sur la bureaucratie est sans appel: «Le pouvoir bureaucratique ayant failli, il doit être réduit au minimum» (4). C'est donc d'un autre côté que de celui de structures toujours plus compliquées qu'il faut chercher la solution de l'imbroglio administratif dans lequel s'enlisent les hôpitaux. Plutôt que de compliquer les structures, réduisons-les au minimum. La centralisation est nécessaire, mais elle a pour but d'alléger l'administration et non pas de l'alourdir en augmentant sa mainmise sur les individus, patients ou intervenants du monde de la santé. Virchow rappelle que le besoin de réforme de la médecine est d'abord venu des médecins eux-mêmes: en se battant pour le public, ils se battaient pour eux-mêmes, pour la reconnaissance de leur profession. Le pauvre doit pouvoir choisir son médecin, comme n'importe qui, et le médecin doit également pouvoir choisir son patient. L'avocat naturel des pauvres, le médecin, a dû lui-même lutter pour faire reconnaître les droits du personnel médical: «Pourquoi croyez-vous que les médecins se retrouvent à gauche», demande Virchow? La réaction de 1849 a frustré le mouvement de réforme médicale de 1848 de ses fruits. Ce n'est que progressivement, par d'autres protagonistes et par d'autres voies, que les demandes des premiers réformateurs furent satisfaites. Quant à Virchow, il ne devait plus jamais s'impliquer aussi profondément pour la réforme médicale qu'en 1848, même si on fit encore appel à lui pour revenir sur les vieux problèmes. En 1872, Virchow fut impliqué dans une longue polémique avec Varrentrap, qui désirait que le nouveau Reich soit doté d'un système de santé centralisé. Virchow, qui avait pourtant milité en faveur d'un ministère de la santé en 1848, s'opposa à Varrentrap. Il justifia sa position en disant que sa proposition de 1848 n'avait de sens qu'à l'intérieur d'un Reich véritablement unifié par une constitution démocratique. Le Reich de Bismark était conçu de telle sorte qu'il ne pouvait produire qu'une nouvelle structure bureaucratique. Dans ces conditions, mieux valait être réaliste en laissant aux gouvernements locaux l'administration de la santé, dans l'espoir qu'ils respecteraient au moins certains principes de démocratie.
Si la médecine redevient un art, les excès de la démagogie et des rationalisations diminueront. Pour le médecin, l'art passe par la profession. Pour le patient, il passe par une évolution au terme de laquelle il devient son propre médecin, suivant la voie du corps. La voie de l'évolution est la voie du corps. L'évolution physiologique de l'homme est peut-être achevée, mais il a encore beaucoup à faire du côté des habitudes de vie. La prochaine révolution ne peut venir que de la pratique, celle d'un art de vivre. Comme dira Dietrich v. Engelhardt quelques années après la mort de Virchow: «La victoire sur la maladie et le triomphe de la santé doivent être comparés à un acte créateur» (5). Si la médecine est une science sociale plutôt qu'une science pure, c'est parce que nous vivons dans une société qui permet les inégalités. Celles-ci n'étant plus considérées comme naturelles, il faut travailler à les effacer peu à peu et le médecin est «l'avocat naturel des pauvres».
Bibliographie
Erwin H. Ackerknecht, Rudolf Virchow: Doctor, Statesman, Anthropologist, The University of Wisconsin Press, 1953, et Book-Stratford Press, New York, 1981. Incontournable.
Éric Keslassy, «Tocqueville et le paupérisme: une réévaluation de son libéralisme», Encyclopédie de L'Agora
Rather, L. J., A Commentary on the Medical Writings of Rudolf Virchow, Norman Publishing; ISBN: 0930405196. Un guide sur les 843 publications de Virchow, qui s'appuie sur la Virchow-Bibliographie monumentale établie par Julius Schwalbe, en 1901. Avec additions et corrections; 236 pages, 13 illustrations.
Schipperges, Heinrich, Rudolf Virchow, Rowohlt TB-V., Rnb., 1994, 153 p.; ISBN: 3499505010.
Virchow, Rudolf, Collected Essays on Public Health & Epidemiology, Science History Pubns, 1995; ISBN: 088135077X.
Notes
(1) Rudolf Virchow, Gesammelte Abhandlungen aus dem Gebiet der öffentlichen Medizin und der Seuchenlehre, vol I, p. 121-122.
(2) Erwin H. Ackerknecht, Rudolf Virchow, Doctor, Statesman, Anthropologist, Madison, The University of Wisconsin Press, 1953, p. 126.
(3) Idem, p. 126-127.
(4) Idem, p. 141.
(5) Deutsche medezinische Wochenschrift, vol 50, 1924.