Un spartiate sur l'Acropole

Maurice Barrès
Le Voyage de Sparte (1906) de Barrès se voulait une sorte de réplique, aux romantiques bien sûr, aux souvenirs de voyage de Chateaubriand, de Lamartine, mais avant tout à la Prière sur l'acropole d'Ernest Renan. Au souffle d'enthousiasme qu'inspire à Renan la vue de cet «idéal cristallisé dans le marbre pentélique», Barrès, chantre d'un pays et d'une religion profondément enracinées dans le terroir, oppose la froide raison du spartiate. Athènes, berceau de la raison universelle, dit Renan; Athènes, bête de proie, terre de l'ostracisme et de l'orgueil impérial qui s'abreuve du sang de ses citoyens, répond Barrès. «Nulle autre moralité que celle de la force», ajoute-t-il à propos de la sculpture d'Athéna qui dominait l'Acropole au siècle de Périclès.
Heureux celui qui, de l'Acropole, en face des collines classiques, réjouit pleinement son âme! Quant à moi, je ne viens pas en Grèce pour goûter un paysage. J'ai pu cueillir les gros oeillets d'Andalousie et les camélias des lacs italiens, mais, à respirer au pied du Parthénon les violettes de l'Attique, je mésuserais de mon pèlerinage. Heureux encore qui se satisfait de comprendre, tant bien que mal, des parcelles de beauté! Moi je puis me contenter avec des plaisirs fragmentaires. Où que je sois, je suis mal à l'aise si je n'ai pas un point de vue d'où les détails se subordonnent les uns aux autres et d'où l'ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes.

Il y a quelques années, l'hellénisme, sur le haut de cette Acropole, apparaissait à l'humanité dans une lumière spéciale et, chaque soir, le soleil couchant mettait au golfe d'Athènes une coloration d'apothéose. Ô beauté, maître idéal, décisive révélation! Les plus virils penseurs professaient une foi naïve dans le miracle grec. Ils trouvaient ici une beauté, une vérité qui ne dépendaient d'aucune condition et qu'ils regardaient comme nécessaires et universelles: l'absolu. Et de qui veux-je parler? De ceux-là mêmes qui dénient qu'une vérité universelle existe, des maîtres qui substituèrent à la notion de l'absolu la notion du relatif. Dans le temps où il dépouille Jésus de sa divinité, Renan maintient celle de Pallas Athéné. Il dit qu'Athènes a fondé la raison universelle. Taine nous trace de la société hellénique un tableau où il n'y a plus de place pour le mal, où le rêve et l'action s'harmonisent. Aux yeux de ce savant, enivré par les livres et par les moulages, le Parthénon fonde la religion éternelle des artistes et des philosophes. Je reprendrais volontiers cette thèse. Aussi bien, ce qui me conduit vers Athènes, c'est une affectueuse déférence pour la suite des hommes illustres qui vinrent ici respirer le parfum du vase dont les tessons jonchent le sol. Je serais fier de joindre ma voix aux cantates que sur l'Acropole mes aînés entonnèrent. Mais tout de même, quand je me trouve dans un cadre limité, en face d'objets réels, les litanies admiratives doivent céder à un examen positif. Si plaisant qu'il soit de chanter, dans le cadre authentique, un chant appris sur les bancs de l'école, je dois tirer de mon effort un meilleur parti.

Me voici sur le tas, au pied du mur. En cinq minutes, le contact des choses m'a fait mieux progresser que les plus lyriques commentaires. Après huit jours, je crois sentir que l'interprétation classique ne pourra pas être la mienne. à mon avis, Pallas Athéné n'est pas la raison universelle, mais une raison municipale, en opposition avec tous les peuples, même quand elle les connaît comme raisonnables.

Pour entendre sa voix, penchez-vous, par exemple, sur le dialogue des athéniens et des méliens, élégant et dur, et d'un souverain bon sens. Les Méliens refusaient d'accepter le joug d'Athènes, ils plaidaient leur bon droit, l'honneur, la justice; les autres répondaient froidement: «Il faut se tenir dans les limites du possible et partir d'un principe universellement admis: c'est que, dans les affaires humaines, on se règle sur la justice quand de part et d'autre on en sent la nécessité, mais que les forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent.» Toute bête de proie qui serait capable de raisonner ses moeurs réinventerait naturellement cette formule.

Dans l'intérieur d'Athènes, au nom de l'intérêt public, les partis se déciment tour à tour, comme ils s'étaient accordés pour exterminer les cités rivales. L'Athéna colossale, dressée en bronze par Phidias à l'entrée de l'Acropole, enveloppait sa ville d'un sourire caressant: c'est un sourire électoral. MM. Heuzey et Pierre Paris remarquent que l'étiquette orientale imposait aux visages des rois et des dieux une expression impassible, mais que la vie libre des cités grecques obligeait les chefs des peuples et les dieux eux-mêmes à paraître aimables, à chercher la popularité. Cette déesse de la raison est proprement la raison d'état.

Chez cette Pallas Athéné, dont les poètes et les philosophes tiennent le règne pour les temps de l'âge d'or, nulle autre moralité que la force. Sa tête portait le casque et son bras gauche un bouclier. Quand sa lance lui échappa, toute sa perfection et tout son prestige ne servirent de rien: elle subit cette même loi que de son clair regard elle avait reconnue.

Je ne puis faire emploi d'aucune beauté, si je n'ai pas su établir une circulation de mon cœur à son cœur. Les amoureuses de Racine avec toutes leurs syllabes harmonieuses sont incapables d'éveiller nos échos profonds, jusqu'à ce qu'un hasard nous présente réunies, dans une jeune déesse vivante, la beauté, la tendresse et la mesure. Et le docteur Faust, encore, que m'était-il avant que j'approchasse du temps où, trop tard, je me dirai: «Quand j'étais jeune, plutôt que de tant étudier, j'aurais dû jouir de la vie»? Les plus justes raisonnements et l'étude la mieux dirigée ne me conduiront jamais jusqu'où me mettrait une soudaine démarche de mon coeur. Comment puis-je utiliser cette fameuse Athènes où je rôde? Il faudrait qu'en me repliant sur moi-même je trouvasse dans mon âme des réalités morales, des besoins et des émotions, analogues à celles qui s'expriment par ces statues, par ces architectures et par ces paysages grecs. Il faudrait... parlons net, il faudrait que j'eusse le sang de ces hellènes.

Le sang des vallées rhénanes ne me permet pas de participer à la vie profonde des œuvres qui m'entourent. Je puis avoir quelque révélation. Le grand bas-relief de Déméter, Koré et Triptolème, trouvé à éleusis, les amazones d'Épidaure, les charités de Phidias et la Niké attachant sa sandale, me contraignent à reconnaître une suprématie dont Sophocle et Thucydide m'avaient d'ailleurs prévenu. Ces éclairs m'éblouissent, ils ne me guident pas. Après trois semaines d'Athènes, on se dit: «il est probable que je suis devant la perfection, mais tout de même, je suis bien à l'aise.»

C'était plus commode avec la conception de Winkelmann, dont vécurent les Goethe et plus près de nous les Gautier, voire les Leconte De Lisle. On opposait la sérénité grecque aux scrupules chrétiens. Cette thèse suffit-elle pour nous rendre intelligible l'art plastique de l'époque fameuse? Allons donc! Aujourd'hui nous savons un fait, c'est que nous ne possédons que des morceaux de boutique, des répliques commerciales. Une seule statue authentique est venue jusqu'à notre âge parmi celles que l'antiquité mettait réellement très haut: l'Hermès de Praxitèle à Olympie. Eh bien! Il est pommadé. Les frises de Phidias? Le barbare ploie le genou devant leur aisance divine. Mais de ces frises, Phidias et l'antiquité ne faisaient pas le plus grand cas. Elles furent exécutées par des élèves, d'après les dessins du maître. Allons au court, l'oeuvre de Phidias, c'était l'Athéna en matière précieuse, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus opposé à notre conception de l'art hellénique.

Tout est trop clair, hélas! Nous sommes de deux races.

Ce que les meilleurs d'entre nous appellent leur hellénisme est un ensemble d'idées conçues dans Alexandrie, dans Séleucie, dans Antioche, et que nos professeurs débitent. Cette idéologie que nous apportons naïvement de nos bibliothèques pour la confronter avec ces lieux fameux ne s'accorde pas avec les odeurs et avec la structure de ces ruines. Nous avons accepté la fiction d'une sorte de nationalité hellénique où l'on s'introduit par une culture classique. J'ai bavardé tout comme un autre sur l'hellénisme de Racine, sur l'atticisme de La Fontaine et, par vitesse acquise, sur la plasticité grecque de la George Sand champêtre, d'Anatole France et de Jules Lemaître. Mais ce ne serait pas la peine que j'eusse fait le voyage pour que mon esprit restât dans un système. Quel rapport entre ces barbares héritiers d'une certaine culture hellénisante et les citoyens de l'Athènes du sixième siècle? La Grèce, exactement, elle est un arbre mort après avoir produit certains esprits, auxquels on doit les principes de notre civilisation. Les libres hellènes disparus sous la montée des barbares, aucun peuple n'a sécrété le même génie. Bien plus, aucun de nous ne repensera leurs pensées.

Dès la haute mer, en vue des côtes de la Grèce, j'avais éprouvé un mouvement de défiance pour mes annonciateurs d'Athènes. À mesure que je m'appliquais à m'adapter au climat des musées de la Grèce, je soupçonnai leurs déclamations d'imposture, et bientôt, je commençai une manière de liquidation.

Je congédiai les ombres de Byron, de Chateaubriand, de Lamartine. Je les trouvais grossiers. L'impudence alcoolique du premier, la roide pompe du second, le bavardage du troisième m'apparurent, et l'on imagine ce que je pouvais penser de moi-même si j'en arrivais à traiter ainsi mes illustres maîtres.

Je fus amené à me vider de toutes les idées que je me composais du sublime. Par exemple, j'admirais Michel-Ange et je pouvais, avec son aide, ressentir de l'héroïsme. Comme j'en étais fier! Mais, en un tour de main, ce grand homme vient d'être jeté bas, et je ne puis plus supporter ses contorsions arbitraires en vue d'obtenir un effet.

Ici les oeuvres les plus fameuses dédaignent tout moyen théâtral d'éblouir. Elles sont tout l'opposé du Tintoret, de Saint-Pierre de Rome, de nos cathédrales, de notre Victor Hugo... ah! Les grecs ne se sont pas «démanchés»! Seulement ils avaient des âmes grecques!

Après trois semaines d'Athènes, j'ai trouvé sur l'Acropole la révélation d'une vie supérieure qui ne peut pas être la mienne. Cela m'irrite et me peine, me prive du bonheur calme que nous donnent à l'ordinaire l'art et la nature. Je ne souffre pas seulement de mon impuissance à m'identifier avec l'âme athénienne, mais encore de connaître avec évidence mon irrémédiable subalternité. La perfection de l'art grec m'apparaît comme un fait, mais en l'affirmant je me nie. On juge de mon trouble. Je faillis en donner une preuve trop sûre. Des échafaudages dressés sur la façade occidentale m'avaient permis d'examiner et de toucher avec la main les jeunes cavaliers de la frise dans la cella; j'étais si préoccupé de l'effondrement de mon esthétique qu'en descendant l'échelle, je perdis l'équilibre. L'accident souligne assez bien que je progresse mal dans Athènes, et que si je fais un pas en avant, c'est pour me détruire. En un tel lieu, c'eût été un manque détestable de goût. On a beau n'être qu'un barbare, il faudrait être exceptionnellement dépourvu d'atticisme pour terminer le petit poème de la vie sur une chute aussi prétentieuse.

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