Le nationalisme au Canada anglais : une réalité cachée
Il importe de distinguer les différents courants présents au sein du nationalisme canadien-anglais. « Le ROC [Rest of Canada] ne forme pas un bloc », c’est en ces termes qu’Antoine Robitaille ouvre son exposé. Il attire notre attention sur deux principales tendances qui, depuis une vingtaine d’années, semblent vouloir s’imposer au sein du Canada anglais. La première, issue de la refondation que fut la réforme constitutionnelle de 1982, se caractérise principalement par une volonté acharnée de se distinguer, jusqu’au moindre détail, des Américains. Marquée pleinement par l’influence de Pierre Elliott Trudeau, elle s’appuie sur la protection à travers le Canada d’un ensemble de droits constitutionnels uniformes. Dans les matières sociales, cette tendance valorise l’intervention de l’État. On se souviendra que le gouvernement de Bob Rae voulait inscrire dans la constitution canadienne le système social canadien. Elle se manifeste également par un certain complexe de supériorité, sorte de chauvinisme découlant notamment de la promotion fructueuse du multiculturalisme à la canadienne ainsi que de l’image projetée, sur la scène internationale, d’un pays profondément pacifique. Ce qui a fait dire à certains de ces nationalistes canadiens que le Canada est un paradis, un « pays de pays » sans héritage honteux.
La deuxième tendance, M. Robitaille la qualifie de « britannique ». Contrairement à ce que soutiennent maint penseurs canadiens tel l’historien Michael Bliss, le conférencier affirme qu’il existe toujours dans le Canada d’aujourd’hui une forme d’attachement à la couronne britannique et, de manière plus large, aux États anciennement chapeautés par l’Empire. Ce profond et persistant sentiment est d’autant plus marqué que les voix se multiplient au Canada pour mettre fin à la monarchie constitutionnelle. En 1998, la simple évocation d’une telle éventualité par le cabinet fédéral a provoqué de vives réactions, majoritairement négatives, à travers les médias anglophones du pays.
Cette variante du nationalisme canadien ambitionne non seulement de maintenir les liens du Canada avec la Couronne britannique mais aussi de soustraire la Grande-Bretagne du giron de l’Union européenne. Aussi, le magnat de la presse Conrad Black, aujourd’hui citoyen britannique, s’est fait le défenseur d’une telle initiative afin que la glorieuse Albion adhère à l’accord de libre-échange nord-américain avec les États-Unis, le Canada et le Mexique. Dans sa version la plus militante, le nationalisme canadien débouche sur le pansaxonisme. Ainsi lit-on dans les pages du National Post, journal officiel de la droite néo-libérale au Canada anglais, des appels visant à ressouder la grande alliance des peuples anglo-saxons. Peuples marqués par leur destinée démocratique, ils doivent s’unir pour défendre leur mission à travers le monde. Dans sa version « molle », ce nationalisme s’imagine porteur d’une modernité qui rime avec État minimal et liberté d’entreprendre. C’est le Canada de Ralph Klein en Alberta, de Mike Harris en Ontario, États moteurs du Nouveau Canada, derrière lequel traîne un vieux Canada subventionné et bureaucratisé.
Ses caractéristiques
Reprenant à son compte une citation du philosophe québécois Jacques Dufresne, Antoine Robitaille estime que le Canada anglais se définit avant tout par sa géographie, et ses repères identitaires sont, contrairement aux francophones, moins mémoriels que territoriaux. (Pensons à la sacralisation, par l’ancien Premier ministre Pierre Elliot Trudeau, des fameuses « Rocheuses canadiennes », et son attachement quasi obsessif aux richesses naturelles du pays). Le philosophe écrivait : «Le Québec dit: "Je me souviens". Le Canada répond: "D'un océan à l'autre"! Le Premier est uni par le temps, le second par l'espace.» N’est-ce pas là la caractéristique symptomatique d’une nation qui tend à fuir son histoire traversée d’épisodes peu glorieux ? Le déportement des Acadiens (1755), l’exécution du rebelle métis Louis Riel (1885) et l’écrasement de la rébellion des Patriotes (1837-1838) sont autant de souvenirs difficiles à assumer pour un pays cherchant à se présenter comme exempt de conflits.
Pour Henry Milner, le nationalisme canadien-anglais est autant légitime que l’est celui des Québécois. Cependant, son problème tient au fait qu’il se définit trop souvent en réaction au Québec ou aux États-Unis. L’affirmation d’une société canadienne véritablement distincte implique une démarcation culturelle claire de ses deux grandes influences historiques : l’Angleterre et les États-Unis. Cette lecture est partagée par une majorité qui défend au Canada un État fort et centralisé, à l’image de l’idéal moderniste et social-démocrate développé par Trudeau. Mais force est de constater que ce modèle n’est pas parvenu à trouver des accommodements avec le Québec. Entre un pouvoir central directeur, qui tend à isoler et exclure le Québec, et un État décentralisé qui laisse une plus grande autonomie aux États provinciaux mais les rend du même coup plus vulnérables à l’influence culturelle du grand voisin du Sud, le ROC cherche l’équilibre qui favoriserait de manière optimale sa propre émancipation identitaire. Celle-ci, conclut M. Milner, reste encore à définir. Divisé entre une position unificatrice ou une autre tolérant l’asymétrie des pouvoirs en faveur du Québec, Ottawa attendrait que la question nationale dans son ensemble débouche vers une forme de stabilité pour ensuite adopter sa propre stratégie en fonction du nouveau contexte en place.
Cette abstraction de la mémoire et cette identité par négation nous amènent à nous poser la question suivante : le nationalisme canadien-anglais est-il défensif ? À ce propos, Antoine Robitaille se réfère à l’idée de « petite nation », création du célèbre écrivain tchèque Milan Kundera. Ce concept n’est pas quantitatif, il désigne une situation, un destin. Fragile, à la merci des plus grandes, les petites nations peuvent disparaître à tout moment et sont bien conscientes de leur précarité. Si l’allusion au concept a déjà été faite pour la question québécoise, M. Robitaille se risque au même exercice pour le ROC. Celui-ci pourrait en effet se sentir menacé tant de l’extérieur par l’influence américaine grandissante, que de l’intérieur par la perte de repères traditionnels et le métissage culturel engendré par le multiculturalisme. Robertson Davies, célèbre écrivain canadien, décrivait le Canada non pas comme un pays que l’on aime, mais plutôt comme « un pays dont on se soucie. » Cependant, conclut M. Robitaille, malgré l’unité linguistique et quelques caractéristiques qui lui sont propres, le Canada anglais refuse lui-même de se considérer comme une nation. Pour cette raison, il serait plus juste de le qualifier de société distincte.
Un nationalisme aux services de quels intérêts ?
Il convient de se demander pourquoi les Canadiens-anglais préfèrent au nationalisme ethnique une conception davantage pan-canadienne ? À partir des années 1960, au même moment où la célèbre maxime « Maître chez nous! » du gouvernement Lesage devient le mot d’ordre et nourrit, sur une base territoriale et linguistique, les premiers courants indépendantistes au Québec, un cercle d’intellectuels, mené notamment par les futures « Trois colombes » (Gérard Pelletier, Jean Marchand et Pierre Elliott Trudeau), met en avant une nouvelle conception de la citoyenneté canadienne fondée sur une base civique, égalitaire et multiculturelle. Si celle-ci est louable à bien des égards, elle porte également en elle un aspect moins avouable. En plus de noyer la population québécoise et ses revendications dans un multiculturalisme universel, elle sert visiblement les intérêts particuliers d’un des deux « peuples fondateurs » au détriment de l’autre. Selon plusieurs, parmi lesquels s’inscrivent notre conférencier Antoine Robitaille ainsi que le philosophe Will Kymlicka, le nationalisme pan-canadien s’avère aussi un puissant outil, habilement mis en place pour servir avant tout le Canada anglais.
Antoine Robitaille
Ancien professeur de science politique à l’enseignement collégial, Antoine Robitaille est aujourd’hui chroniqueur au quotidien Le Devoir et membre du comité de rédaction de la revue Argument.
Henry Milner
Politologue, Henry Milner est professeur au département de science politique à l’Université Laval à Québec et enseigne également à l’Université d’Umea en Suède. Il est l’auteur de multiples ouvrages, notamment Civic Literacy: How Informed Citizens Make Democracy Work (Tufts University/University Press of New England, 2002).
10 avril 2003