Réflexions en marge de Wittgenstein

Josette Lanteigne
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre III: Réflexions en marge de Wittgenstein
Introduction
Section I: Scepticisme et usage commun
Section 2: Le jeu de langage du soldat qui faisait des rapports justes sans y souscrire.
Section 2.1: Usage et représentation (la possibilité des jugements synthétiques a priori appliquée à Wittgenstein)
Section 2.2: Grammaire et jeux de langage (de la déduction transcendantale à la forme de vie)
Section 3: Esquisse d'un dialogue avec Kant
Section 4: Conclusion
Voir également premier, second et quatrième chapitres de La question du jugement, Paris, L'Harmattan, 1993.
La plupart (sinon tous) les exemples que l'on pourrait donner de la critique wittgensteinienne nous ramènent d'un usage sophistiqué (bien que naïf, souvent) à un usage courant du langage ordinaire. Wittgenstein n'était pas du camp de ceux qui considèrent que les solutions sont à chercher du côté d'une plus grande sophistication de nos méthodes, mais plutôt du camp de ceux qui recherchent les solutions les plus simples. Il peut même arriver qu'on ait l'impression qu'il pose les problèmes de manière trop simpliste. Qui a jamais vraiment cru à l'existence des significations (meanings, Bedeutungen)? Qui a pensé que toutes les étapes de l'application d'une règle devaient y être contenues d'avance, implicitement? On pourrait sans doute mettre des noms, mais mieux vaut considérer que Wittgenstein caricature les conceptions philosophiques qu'il veut critiquer (y compris celles du Tractatus). Le procédé est très dynamique, car il nous permet de reconnaître à peu près n'importe qui dans ses exemples de "mauvaise philosophie", et un exemple traité dans un domaine pourrait souvent être éclairant dans un autre domaine (psychologie et mathématiques par ex., sont traitées par les mêmes méthodes (1)). Malheureusement, la plupart du temps, on a tendance à commenter Wittgenstein en se contentant de le reprendre à la lettre, et les "descriptions" qui en résultent ne peuvent pas facilement prouver leur utilité en dehors du cercle des spécialistes. Ce qui amène facilement un auteur comme R.J. Ackermann (il n'est pas le premier à le faire), à affirmer que Wittgenstein aurait rejeté une bonne part de ce qui a été écrit pour tenter de l'"expliquer". Dans ce qui suit, j'ai tenté de me faire l'écho d'interprétations de Wittgenstein qui sont généralement acceptées, sans perdre de vue que ce philosophe a tiré une bonne partie de son dynamisme de son opposition à la philosophie universitaire.
SECTION 1: SCEPTICISME ET USAGE COMMUN
La critique wittgensteinienne est plus méthodique que sceptique, malgré l'apparence contraire (2). Néanmoins, lorsqu'elle nous ramène systématiquement à l'usage courant, c'est souvent pour nous faire voir celui-ci sous un autre aspect que celui qui nous est familier. Ainsi, il n'est pas du tout évident que "j'éprouve une douleur" ne concerne pas seulement celui qui l'énonce, ou que l'énoncé "il souffre" ne dit pas à propos d'une autre personne la même chose que "je souffre" exprimerait à propos de moi (3). Pour sa part, la métaphysique vulgaire n'a pas fait que "dépasser les bornes de l'expérience", suivant l'expression de Kant, elle les a déformées. Puisant largement dans le langage ordinaire pour échafauder ses doctrines, elle a gonflé l'usage quotidien jusqu'à lui faire dire ce qu'il ne disait pas: il suffirait par ex., d'affirmer que l'usage courant du mot "comprendre" implique des processus mentaux pour que cette "théorie" soit entérinée.
La critique wittgensteinienne cherche à débusquer les théories qui se donnent l'apparence de la justification (4), en problématisant une bonne partie du fondement que nous leur accordons sans y penser. Dans le même esprit, Kripke présente avec beaucoup d'acuité la situation dans laquelle se retrouve la philosophie au terme de son périple métaphysique. Désormais, "signifier quelque chose par un mot ne veut plus rien dire. Chaque application nouvelle est un saut dans l'inconnu." (5) Le scepticisme wittgensteinien n'est pourtant pas si radical qu'il peut apparaître lorsque l'auteur des Recherches se permet d'envisager qu'une pierre puisse sentir (6) ou qu'une chaise puisse penser (7). Il s'inscrit dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler une "critique de la raison empirique". Ce qui est remis en question, ce sont les jugements de la raison empirique commune et non pas sa simple existence. Wittgenstein lance à la raison commune: "ne pensez pas, regardez!" (8)
La critique réflexive du Tractatus par son auteur a été bien reçue (critique de la soi-disant "pureté cristalline" de la logique, des notions d'analyse et de simple; remise en question du "modèle de l'objet et de la désignation", de la proposition-tableau-fait); ce qui est plus difficile à capter, semble-t-il, c'est la leçon originale des Investigations Philosophiques. À cet égard, c'est un hasard heureux que le titre français de l'ouvrage fasse l'objet d'une controverse (faut-il dire "Investigations" avec Klossowski ou "Recherches" avec Bouveresse?); car les deux termes proposés sont loin d'être indifférents. Le premier met en évidence le caractère d'enquête (une "enquête sur l'entendement humain"?) de l'entreprise, alors que le terme de "recherches" accentue son caractère inachevé. Les résultats des recherches de Wittgenstein sont-ils transposables? Ne suffit-il pas au contraire d'abstraire une proposition du contexte du "jeu de langage" auquel elle appartient pour qu'elle perde toute pertinence? Par ailleurs, si Wittgenstein s'était contenté de présenter les unes après les autres des séries plus ou moins étendues de jeux de langage, nous n'aurions pas pu savoir de quoi il s'agissait là. Une forme de métalangage est-elle donc inévitable? (9) Une autre manière de poser le problème serait d'admettre que "Wittgenstein" n'est pas seul à intervenir dans les Philosophische Untersuchungen. Les propositions qu'il soutient comme celles qu'on pourrait lui opposer et qu'il va volontiers chercher lui-même, sont exposées ensemble. Le philosophe ne voudrait soutenir que des propositions acceptables par tout un chacun. (10)
La critique wittgensteinienne a été présentée plus haut comme "critique de la raison empirique" et non comme l'analogue d'une "critique de la raison pure" (cette seconde caractérisation aurait mieux convenu au Tractatus, qui serait une "critique de la raison pure en logique"). Ce que Wittgenstein veut sauver, ce n'est pas la possibilité d'une métaphysique qui pourra se présenter comme science; ce n'est pas non plus la possibilité d'un type particulier de propositions, les "remarques grammaticales" par exemple. Car même ces énoncés n'ont d'intérêt pour nous que pour autant qu'ils comptent parmi les propositions ordinaires, ayant une application ou un usage dans des contextes déterminés. (11)
Dès le Tractatus, Wittgenstein soutient que "toutes les propositions de notre langage quotidien sont effectivement, telles quelles, logiquement ordonnées." (12) Mais la proposition ordinaire doit pouvoir être reconnue pour ce qu'elle est. Pour parler comme Popper, Wittgenstein "falsifie" toute proposition, c'est-à-dire qu'il se fait fort d'imaginer des circonstances empiriques dans lesquelles elle pourrait s'avérer fausse (13). Cette thérapie a pour effet de la débarrasser de tout prétendu caractère nécessaire a priori. On peut reprendre l'exemple que donne Kripke: l'énoncé "68 + 57 = 125" se trouve "falsifié" du fait que 125 cesse d'apparaître comme la seule réponse possible à la question: "combien font 68 + 57?" (14). Comme dit Kripke, "que je réponde d'une manière plutôt que d'une autre à un problème tel que "68 + 57", je n'ai pas plus de justification pour une réponse que pour l'autre." (15) Car il n'y a rien dans mon état présent qui soit susceptible de déterminer ce que je devrai faire dans le futur: "Bien que je puisse sentir (maintenant) qu'il y a quelque chose dans ma tête correspondant au mot "plus", qui m'oblige à donner une réponse déterminée pour toute nouvelle paire d'arguments, en fait il n'y a rien de tel." (16) Mais le fait qu'un mot soit dépourvu de justification subjective ne signifie pas qu'il est employé à tort. (17) Ce ne sont donc pas tant les propositions ordinaires qui se trouvent falsifiées par le paradoxe sceptique, que le modèle d'exactitude a priori auquel on croyait devoir les mesurer. Une fois reconnu le fait que "toutes les propositions sont d'égale valeur" (18), l'échelle peut être poussée de côté: on n'a plus à justifier le fait que certaines propositions ont un rôle particulier à l'intérieur de nos jeux de langage, parce que ce rôle est entrelacé dans une multiplicité d'autres usages.
Avant de poser des questions au sujet d'un langage, il faut d'abord pouvoir l'utiliser. C'est essentiellement la notion de "jeu de langage" que l'on va chercher à dégager dans les sections suivantes. On a remarqué dans le chapitre précédent que le jeu de langage présente des affinités avec le jugement synthétique, ce qui implique, suivant la conception wittgensteinienne de la notion de "ressemblance de famille", qu'il peut en être passablement différent. J'essaierai d'abord de présenter cette différence de manière didactique, renonçant à la généralité du propos pour me consacrer entièrement à l'exercice de la pensée de Wittgenstein.
SECTION 2: LE JEU DE LANGAGE DU SOLDAT QUI FAISAIT DES RAPPORTS JUSTES SANS Y SOUSCRIRE
"Qu'en serait-il, si un soldat produisait des communiqués militaires parfaitement justes du point de vue de l'observation, tout en ajoutant que lui croit qu'ils sont incorrects. - Ne nous demandons pas ce qui se passe dans la tête de celui qui parle ainsi, mais demandons-nous plutôt si les autres peuvent faire quelque chose de son rapport et quoi." (19)
Dans un premier temps, on peut mettre entre parenthèses la remarque de Wittgenstein qui suit le tiret. De quelle manière avons-nous déjà compris la situation avant elle? On peut exprimer la réponse sous forme d'un télégramme envoyé d'un responsable à un autre: "L'observateur éprouve des difficultés. Communiqués justes mais il les récuse. Troubles psychologiques possibles."
Wittgenstein demande: "Qu'est-ce que les autres peuvent faire de son rapport?" - Lequel? Celui portant sur la situation militaire, ou celui par lequel il fait savoir qu'il ne croit pas à la validité des énoncés qu'il fait parvenir à ses supérieurs? Il est clair que les militaires ne peuvent rien faire des observations communiquées tant qu'ils n'ont pas disposé de la clause restrictive ajoutée par l'observateur. On peut supposer que si l'enjeu est de taille, ils ne manqueront pas de se poser des questions diverses ("Peut-être s'agit-il d'un message codé?" "Y a-t-il vraiment quelque chose qu'il ne comprend pas dans ce qu'il observe?" "Est-il fou?"), et de rechercher une explication adéquate. Est-ce que les questions que nous pouvons mettre dans la bouche des autres militaires portent sur ce qui se passe dans la tête du soldat? Oui et non. Chose certaine, par la proposition: "mais il ajoute qu'il croit qu'elles sont incorrectes" (20), Wittgenstein attribue au soldat une conscience de ce qui se passe. Mais cette conscience ne lui donne pas une perspective unique sur les événements. Certes, il peut avoir accès à certaines informations inconnues des autres sur tel ou tel événement récent, ou sur l'état de sa santé par ex. Mais grosso modo, si la situation est aussi ambivalente qu'il y paraît ("mes rapports observationnels sont aussi justes qu'ils peuvent l'être et pourtant, je n'y crois pas"), il ne peut que se poser les mêmes questions que les autres à son sujet: "Quelle est l'explication réelle de tout ceci?" "Ces mouvements de troupe que je crois observer sont-ils réels ou truqués?" "Suis-je fou?"
En établissant que le soldat peut dire à son propre sujet les mêmes choses que les autres, ni plus ni moins, le jeu de langage nous procure un premier résultat: le langage est le même pour tous; il n'est pas vrai qu'un des locuteurs puisse énoncer des propositions qu'il serait le seul à pouvoir énoncer comme sujet. Mais ce que Wittgenstein souligne comme particulièrement important, c'est ce que les autres peuvent faire de son rapport. Or la vérité est qu'ils ne peuvent rien en faire à moins de disposer d'une méthode de vérification. En effet, qui a dit que les rapports expédiés étaient corrects? Supposons que nous ayons affaire à un bon soldat; les rapports qu'il a soumis jusqu'ici ont toujours été dignes de confiance: les erreurs d'observation étaient réduites au minimum et ses textes étaient clairs. On s'attend donc en général à ce que ses rapports soient justes. Mais cela ne suffit pas à assurer la valeur du prochain rapport. Et d'autant moins que l'observateur le récusera en le présentant. On peut présumer que des militaires ne perdraient pas beaucoup de temps à se questionner, mais qu'ils chercheraient plutôt à corriger la situation le plus vite possible. La solution est d'envoyer quelqu'un sur place; on verra bien alors ce qu'il y a lieu de penser de ces communiqués. Est-ce là ce qu'on pourrait appeler "vérifier les propositions du soldat"? Par ailleurs, dans l'énoncé du problème, il est dit que les communiqués sont parfaitement justes au point de vue de l'observation. Ici, on pourrait faire remarquer que si tel est effectivement le cas, il n'y a aucun problème... sinon dans la tête du soldat. Si donc Wittgenstein nous pose un problème, quel est-il?
De toute évidence, le jeu de langage du soldat est dans la mouvance de la conception qui se refuse à dire que la signification est vécue intérieurement, pour la décrire plutôt comme le "chemin qui mène à l'objet" (21). Le contre-exemple qu'on nous présente est-il valable? Le chemin de la preuve apagogique nous invite à tenter de démontrer le contraire. Or la situation est la suivante: étant donné que Wittgenstein présuppose dès le départ que les communiqués sont justes, il ne semble pas y avoir d'autres difficultés que celles que le soldat éprouve par lui-même. On s'attend à devoir démontrer qu'un résultat - l'évaluation des énoncés du soldat - peut s'obtenir sans tenir compte des états d'âme du sujet. Or Wittgenstein nous présente plutôt une situation où le résultat, présupposé acquis, s'accompagne d'un nouveau problème: celui qui produit les communiqués les récuse (22). De quel droit l'observateur récuse-t-il ses communiqués? Il n'a pas nécessairement toute autorité pour le faire, ce dont il est, semble-t-il, parfaitement conscient puisqu'on lit seulement qu'il croit (glaube) qu'ils sont incorrects. Toutefois, n'a-t-il pas droit à son opinion là-dessus? On peut chercher à savoir pour quelles raisons il ne croit pas à la fiabilité de ses communiqués, et c'est ce que nous avons imaginé que les militaires feraient. Mais ses raisons ne sauraient être radicalement privées, ou alors on ne voit pas quel usage il est en train de faire du mot "raisons".
Wittgenstein demande ce que les autres peuvent faire de son rapport et non pas ce que lui en fait (le psychologisme ne s'intéresserait qu'à ce qui l'amène à dire ce qu'il dit). L'asymétrie des deux concepts est manifeste et Wittgenstein paraît d'abord nous inviter à prendre parti pour "les autres" et non pour "lui". Pourtant, on peut également voir qu'il n'énonce qu'une "remarque grammaticale", ce qui signifie d'abord uniquement que nous ne devons pas l'entendre suivant le modèle de la proposition empirique mais suivant celui de la proposition logique. Ainsi, lorsque la grammaire interdit qu'il y ait des choses qu'il puisse être le seul à savoir, elle ne l'interdit pas à proprement parler mais elle ne fait que nous amener à reconnaître la connexion réelle des concepts. Ceci dit, il peut sembler ardu d'accorder à Wittgenstein des propositions comme les suivantes:
"Je peux savoir ce qu'autrui pense, non pas ce que je pense. Il est juste de dire: "Je sais ce que vous pensez", et faux de dire: "Je sais ce que je pense"." (23)
"Dire que "lui seul sait ce qu'il a l'intention de faire" est un non-sens; dire qu'"il est seul à savoir ce qu'il va faire" est faux." (24)
Dans le contexte de notre jeu de langage, cela revient à dire que le soldat ne sait pas ce que valent ses communications, les autres si. Pourtant, dire qu'il ne sait pas ce qu'il dit en les jugeant incorrectes pourrait s'avérer faux, quand bien même dire qu'il est le seul à pouvoir le savoir serait une absurdité. Oublions pour un instant qu'il a été posé au départ que les rapports étaient justes, cette condition n'étant pas indispensable pour que l'on puisse raisonnablement soutenir que ce sont les autres et non pas lui qui peuvent établir la valeur de ses communiqués: ceux-ci ne leur sont-ils pas adressés? Là où on dépasse en apparence les limites du raisonnable, c'est lorsqu'il ne faudrait pas seulement soutenir que l'observateur ne saurait être seul à décider de la valeur de vérité de ses énoncés mais encore, qu'il ne sait pas ce qu'il dit en leur attribuant une quelconque valeur de vérité. Ne peut-on présumer qu'il cherche à produire des rapports vrais? Et s'il ne peut rien "savoir" à ce sujet, comment se surprendre qu'il finisse par douter au point de récuser des énoncés justes pour tout autre que lui?
Une manière d'émousser le tranchant de certaines affirmations de Wittgenstein est de décréter que des passages tels que ceux qu'on a cités plus haut constituent des "remarques grammaticales". Ils ne seraient choquants que pour celui qui se méprend en y voyant des énoncés empiriques (synthétiques). Comme propositions analytiques, ils ne font qu'énoncer des évidences. Mais quels sont les critères qui nous permettent de classer un énoncé dans une catégorie plutôt que dans une autre? Un mauvais plaisant pourrait imaginer qu'il est facile d'échapper à la critique simplement en déclarant: "mes propositions sont grammaticales". À moins qu'il ne s'agisse pour l'auteur d'exprimer quelque chose d'analogue à une intention? L'"atmosphère" dans laquelle il aimerait que ses paroles soient entendues? Quoi qu'il en soit, l'état présent du jeu de langage est que les autres peuvent savoir quelle est la valeur du rapport mais que celui qui est à l'origine de ce rapport ne le peut pas. On peut compléter ce jugement en remarquant qu'il peut apprendre quelle est la valeur de vérité de ses énoncés; le seul savoir qui lui soit refusé est un savoir a priori.
À mesure qu'on progresse dans l'analyse et la description du jeu de langage, il semble de plus en plus inévitable que la réponse de Wittgenstein à la question de savoir ce que les autres peuvent faire de son rapport - ou plutôt du jugement qu'il porte sur lui - aurait été négative. Toutefois, il ne faut pas s'empresser d'y voir une volonté de soumission de l'individu au groupe. En effet, on peut aussi bien considérer que cet individu se voit simplement libéré du poids de la preuve de ses énoncés: il doit présupposer que ses énoncés sont vrais pour pouvoir les penser (25); et il ne saurait les "penser vrais" en présumant qu'ils sont incorrects, mais seulement penser vrai qu'ils sont incorrects.
En avançant que les autres ne peuvent rien faire de l'aspect strictement personnel de sa communication, Wittgenstein s'oriente vers une définition pragmatique de la vérité. Ce n'est que du point de vue de la vérité-correspondance que les autres ne le saisissent pas, quoi qu'il tente de leur dire. Du point de vue de la vérité-consensus, son jugement est simplement corrigé par les autres: ses rapports, qu'il croyait faux, sont justes jusqu'à nouvel ordre. Une fois l'incident clos, un militaire enclin à la réflexion pourrait être amené à noter ceci dans ses carnets: "La signification d'un mot ne réside pas dans le fait que je peux me rendre présent son contenu (intuitivement), mais dans le fait que je connais le chemin pour arriver à l'objet." (26) Ce qui est intéressant, pour la philosophie, n'est pas tant la valeur de vérité des rapports du soldat, que la dissolution du problème de signification que le jeu de langage nous présente. Au départ, toute la difficulté est de comprendre ce que l'observateur veut dire - ou "ce qui se passe dans sa tête", suivant la métaphore habituelle. Après un moment d'émoi ("la solution est d'envoyer quelqu'un sur place"), on s'avise de remarquer que les rapports expédiés étant jugés corrects, il est préférable d'amorcer la discussion à partir de là, plutôt que de laisser aller le seul "fait" dont on dispose, en tenant pour acquis que celui qui produit les rapports sait mieux que quiconque quelle valeur ils ont. Naturellement, si les rapports sont bons, le problème de signification soulevé par l'observateur s'évanouit. À strictement parler, il ne devrait même plus y avoir de problème pour lui, car les autres sont en mesure de lui confirmer la valeur de ses communiqués.
Le jeu de langage évoqué dans cette section a une valeur uniquement au point de vue de l'expérimentation symbolique. Dans le jeu de langage, tout se passe comme si... Mais personne n'est dupe. Wittgenstein nous suggère de reporter cette lucidité sur le langage dans son ensemble, et de considérer que nous ne faisons jamais que décrire la réalité sans l'expliquer le moins du monde: "Un extraordinaire arrangeur de bouquets d'herbe pourrait finir par s'imaginer avoir lui-même produit au moins une toute petite herbe. Tandis qu'il doit être clair pour lui que son travail se situe sur un tout autre plan. Le processus par lequel naît la moindre des plantes lui est totalement étranger et inconnu." (27) Ce résultat négatif est comparable à ceux que Kant obtient et dont il se sert pour "se donner à lui-même les limites de son usage, et savoir ce qui peut se trouver au-dedans ou au-dehors de sa sphère entière." (28) Toutefois, on chercherait en vain chez Wittgenstein des principes de l'entendement pur valables pour toute expérience possible. Les seuls "principes" sont inclus dans la grammaire et il est clair que ce ne sont pas des principes (comparables aux lois de la nature), mais uniquement des règles (comparables aux lois du code juridique).
Ne considérant pas la justification théorique comme un fondement, puisque c'est uniquement son histoire qui peut nous dire si une règle a des conséquences objectives, Wittgenstein s'écarte de l'idée de philosophie théorique, sans être pour autant orienté vers une philosophie pratique de type kantien, de toute évidence. A moins que le débat n'implique une nouvelle conception de l'action (et ici Wittgenstein n'opterait pas pour un "formalisme moral" mais plutôt pour une "philosophie grammaticale" ne justifiant rien)? Parler d'"action" est déjà parler de "forme de vie", puisqu'on peut toujours la résumer en disant: "c'est ainsi que nous agissons" (29). Si c'est ainsi et pas autrement, la forme de vie a un "sens" et il y a place pour des règles, analytiques ou synthétiques. Mais si c'est ainsi tout en ayant logiquement pu être autrement, comme Wittgenstein le soutient fréquemment, la forme de vie est indépassable en un sens nouveau. Nouveau et pourtant ancien, comme dirait Wittgenstein (30), si on lui applique la distinction kantienne entre phénomènes et choses en soi: la forme de vie (humaine) n'a aucune réalité absolue, elle est un phénomène parmi d'autres, son caractère indépassable se laisse simplement ramener au fait qu'on doit s'y identifier pour pouvoir la vivre. Comment une telle identification subjective pourrait-elle être à la base de toute objectivité à l'intérieur du jeu de langage?
SECTION 2.1: USAGE ET REPRÉSENTATION
LA POSSIBILITÉ DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES a priori APPLIQUÉE A WITTGENSTEIN
Dans la deuxième partie des Investigations philosophiques, Wittgenstein demande: "Qu'est-ce qui fait de la représentation que j'ai de lui une représentation de lui?" (31) On peut considérer que Kant répond à une question semblable dans la deuxième analogie de l'expérience: "Qu'est-ce qui transforme la succession subjective de la perception en succession objective"? Une règle nécessaire, selon lui. Mais justement, prenons le cas de la loi de causalité. Interprétée de façon dogmatique, elle conduit à dire: ""Bien entendu, cela devait se passer ainsi." Alors qu'on devrait penser: cela peut être arrivé ainsi, ou de quantité d'autres façons." (32) Interprétée à la manière critique de Kant, la loi de causalité n'a plus qu'une nécessité subjective et formelle; quel véritable usage objectif peut-elle encore prétendre posséder? On peut retourner la critique transcendantale de Kant contre lui-même: qu'importe qu'il ait conçu la subjectivité transcendantale sans contredire l'objectivité empirique commune, selon ses dires; la première n'est pas justifiée pour autant. Et si elle prétend l'être par des sources a priori de connaissance, ne faudra-t-il pas lui rappeler que "la représentation (Vorführung) privée est une illusion"? (33)
La critique wittgensteinienne de la notion de représentation est radicale. Elle vise d'abord et avant tout une conception que Wittgenstein a défendue dans le Tractatus: "Nous nous faisons des tableaux des faits." (34) Toutefois, le "tableau logique" du Tractatus est une cible plus difficile à atteindre que la pâle image qu'en donnent les Investigations. Ainsi, tout lecteur du premier Wittgenstein sait qu'il lui faut commencer par distinguer la notion de tableau de celle d'image ou de copie, car c'est la méthode de projection qui règle le tableau et non la relation de correspondance. Mais Wittgenstein choisit lui-même de nous présenter la version la plus plate de sa première philosophie, comme s'il voulait simplement en finir avec elle. (35)
"Nous nous faisons des tableaux des faits" est remplacé par: "la signification c'est l'usage". C'est donc la notion de signification qui se trouve affectée la première par le tournant pragmatique de Wittgenstein. Au lieu que la proposition signifie quelque chose pour autant qu'elle se compose de noms se rapportant immédiatement à des objets (à moins qu'on ne considère que la signification constitue un événement (Erlebnis) à elle seule), ce sont désormais les considérations extérieures comme le contexte et les conventions grammaticales qui servent à déterminer le sens d'une proposition. La représentation formelle ou "tableau logique" et la représentation "dans la tête" sont également rendues caduques par la nouvelle orientation pragmatique.
Après la notion de signification, c'est au tour de celle de règle syntaxique à être entraînée dans le courant. Le Tractatus ne semblait pas connaître d'autres règles que les règles de transformation qui entrent dans les opérations mathématiques ou logiques. N'est-ce pas la limite de telles règles que Wittgenstein rencontre lorsqu'il est amené à rejeter ses propres propositions? A l'époque du Tractatus, il croyait que toute inférence se laissait ramener à la forme de la tautologie. Mais il réalisera par la suite que "la règle est que l'on peut inférer de l'existence d'un état de chose la non existence de tous les autres qui sont décrits à l'intérieur du même système." (36) Or une telle règle dispose du problème soulevé par l'énoncé: "un objet ne peut être à la fois rouge et vert". Ce n'est plus là un énoncé portant sur la nature des couleurs, mais uniquement une règle grammaticale de notre système des couleurs: la possibilité soi-disant décrite par l'énoncé se trouve exclue a priori, aussi sûrement qu'il se trouve exclu a priori que deux objets occupent le même espace.
Il est clair dès le départ qu'une règle grammaticale ne saurait "régler" que la pratique des jeux de langage. Ce qui la fonde dans le monde est uniquement la place qu'elle a dans nos vies, pas un "contenu logique" ou une "source de connaissance a priori". Dans ces conditions, Wittgenstein aurait-il pu envisager le concept kantien d'"expérience possible"? On sait qu'il refusait le sens subjectiviste de l'expérience: "Ne demandez pas: "comment les choses se passent-elles en ce qui me concerne?" mais plutôt: "qu'est-ce que je sais des autres?"" (37) Le concept kantien d'expérience possible est plus proche du concept formel du Tractatus que de la représentation subjective que les Investigations soumettent à une critique systématique. Mais y a-t-il vraiment une si grande différence entre les deux? Le concept formel de la première Critique procure à Kant une représentation globale de l'expérience possible qu'il ne cherche jamais à imposer matériellement parlant (s'il en allait autrement, comment la Critique de la faculté de juger pourrait-elle faire surgir à nouveau la question de savoir si les phénomènes réels sont soumis à des lois?). La représentation formelle n'en demeure pas moins une "représentation", une image dont la "pureté cristalline" n'est pas le résultat d'une investigation empirique mais une exigence de la raison. (38)
Et pourtant, la "grammaire philosophique" ne produit pas de propositions matérielles mais bien formelles: ..."nous parlons des mots comme des pièces d'un jeu d'échecs, en indiquant les règles du jeu, non pas en décrivant leurs propriétés physiques." (39)
Avec l'opposition logique/empirique, la distinction analytique/synthétique se trouve préservée, même si Quine a pu démontrer par la suite qu'il n'y avait pas de purs jugements analytiques. Mais rien ne garantit que le problème de la logique transcendantale, celui des jugements synthétiques a priori, pourra surgir dans ce contexte sans être écarté comme "phantasme hors de l'espace et du temps". Effectivement, si avant de se demander si l'une ou l'autre des "inventions" de Wittgenstein présente des ressemblances de famille avec le jugement synthétique a priori, on avait soumis cette notion à sa critique, elle aurait risqué de disparaître avant même qu'on ait commencé à s'en servir comme outil de comparaison. Mais il n'est pas trop tard pour mettre au clair ce qu'il ne faut pas attendre de Wittgenstein. N'étant pas les produits de facultés humaines de connaissance, puisqu'ils appartiennent au langage qui n'est pas une "faculté" mais une "forme de vie", ses jeux de langage ne peuvent pas servir à rassembler l'expérience sous une poignée de principes (encore une fois, les règles grammaticales ne sauraient être de tels principes). Et pourtant, les "faits" que sont (ou ne sont pas!) les jeux de langage sont spécifiquement des actions impliquant un langage, "les seuls faits spécifiquement humains" (40), ce qui n'est pas sans rappeler une forme de pensée transcendantale.
Les jugements synthétiques a priori sont fondés sur l'intuition pure, qu'ils "déterminent" en retour comme principes de l'entendement pur. Quant aux jeux de langage, ils ont une source d'intuition (41), mais pas de principe d'unité (les règles grammaticales pouvant être indépendantes les unes des autres). Dans la Critique de la raison pure, l'unité objective de l'aperception est le premier principe qui rassemble l'expérience pour la lier de façon inséparable à la conscience. Le "je pense" a beau s'ajouter synthétiquement et non pas analytiquement au divers que lui présente l'intuition pure, l'objet n'a pas d'autre unité que celle qui consiste à se tenir devant une conscience. Voilà qui suffirait à éloigner définitivement Wittgenstein de Kant, si d'autres considérations ne devaient pas également entrer en jeu. (42)
Ce qui, chez Wittgenstein, remplace l'unité synthétique et objective de l'aperception est le consensus réalisé au niveau de l'action. Il est clair que Wittgenstein passe ainsi du champ de la philosophie théorique à celui de la philosophie pratique. Mais il n'abandonne pas tout souci concernant l'objectivité de la connaissance: ""Ainsi, vous dites que la conformité des vues humaines décide de ce qui est vrai et de ce qui est faux?" Est vrai et faux ce que les hommes disent l'être; et ils s'accordent dans le langage qu'ils emploient. Ce n'est pas une conformité d'opinion mais de forme de vie." (43)
Le "tournant" wittgensteinien consiste à renverser la tendance à régler la conformité des vues humaines sur un idéal d'objectivité, sans pour autant régler toute objectivité sur la conformité de ceux qui partagent une opinion. Il n'y aurait pas de sens à vouloir expliquer cette révolution pragmatique, sans tenir compte du fait qu'elle s'appuie sur un changement dans la manière d'appréhender le langage, qui n'est plus un simple instrument, un accompagnement de la pensée, une façon de se représenter les choses au moyen des mots ou même un "calcul", puisqu'il fait partie de la catégorie des choses vivantes. Voilà qui semble mettre fin à la logique, dit Wittgenstein (44). En effet, ne serions-nous pas mieux servis par l'ethnologie ou par l'histoire? C'est pourtant la grammaire que Wittgenstein choisit de suivre: les propositions grammaticales sont nécessaires et objectives, elles formulent l'essence. (45)
Mais si de simples propositions analytiques (sic) peuvent en faire autant, n'est-ce pas parce que l'auteur a un parti-pris pour le langage? Et si Wittgenstein avait effectué une "révolution copernicienne" aussi payante que celle de Kant, au terme de laquelle le langage se retrouve au centre de toute réalité? La différence entre les deux positions est-elle simplement la différence logique d'objet, le langage dans un cas et l'expérience dans l'autre? Chez Kant, les jugements synthétiques a priori sont inséparables de la révolution copernicienne, puisque les phénomènes sont seuls à pouvoir être connus au moyen de jugements synthétiques a priori. Chez Wittgenstein, le "virage linguistique" fournit seulement la condition nécessaire de l'existence des propositions grammaticales. Le but de la grammaire est le même que celui du langage (46), qui ne saurait avoir un de ces objectifs précis et limités que sont la communication, l'échange des idées ou l'expressivité.
Pourtant, Wittgenstein formule un jugement synthétique sur le langage: "le langage est une forme de vie" (47). Cette proposition porte sur le langage et non pas sur l'expérience (réelle ou possible). La différence logique d'objet entre la remarque grammaticale de Wittgenstein et le jugement synthétique a priori de Kant existe donc, mais elle n'entraîne pas nécessairement avec elle une différence analytique/synthétique: la remarque grammaticale de Wittgenstein porte uniquement sur le langage (comme le jugement analytique), mais le langage est une "forme de vie" (ce qui suppose une "synthèse", comme dirait Kant).
La caractérisation du langage comme forme de vie - que l'on peut comprendre comme une remarque concernant la grammaire profonde du concept de langage - n'est pas celle qui occupe la plus grande place dans les Investigations. Les jeux de langage sont nommés beaucoup plus souvent (48). Quel rapport ces phénomènes entretiennent-ils avec la grammaire? Les jeux de langage sont-ils une création de la grammaire? On a rappelé plus haut que le langage fournit une intuition. Avec la grammaire, nous procure-t-il également l'unité de l'aperception de tous les phénomènes? Le consensus réalisé au niveau de l'action a déjà été identifié comme ce qui tient lieu de l'aperception chez Wittgenstein (49). À moins qu'il ne faille introduire une distinction entre l'unité analytique de la grammaire et l'unité synthétique du consensus? Le but de Wittgenstein paraît être de les unir et non de les opposer: "Est vrai et faux ce que les hommes disent l'être". Les jeux de langage ne sont pas une création de la grammaire seulement, mais de celle-ci combinée à l'usage (lequel n'a de sens que dans un contexte, comme Wittgenstein se plaît à le répéter dans ses conversations avec Bouwsma (50)). Et qu'est-ce qui rend possible l'application de la grammaire? La réponse est inscrite dans la conception du langage comme forme de vie: "Nous faisons l'erreur de rechercher une explication là où nous devrions considérer les faits comme "phénomènes originels". Là où nous devrions dire: tel jeu de langage se joue". Ce prétendu fait originel ne met pas fin à la logique puisqu'il en rend au contraire l'application possible. Mais une logique ou une grammaire particulières se trouvent-elles fondées par là? Il y a bien un sens auquel Wittgenstein l'affirme - la forme de vie est le roc dur sur lequel viennent finalement buter nos questions - mais il serait le premier à reconnaître que c'est là une pensée difficile. (52)
Il n'est peut-être pas si difficile d'entendre cette pensée de Wittgenstein que de l'apprécier à sa juste valeur. Faut-il attribuer aux énoncés de la grammaire un caractère quasi-empirique? À moins qu'il ne faille leur reconnaître une finalité qui soit celle de la forme de vie? Comme philosophe, Wittgenstein n'a certes pas demandé à la grammaire de jouer un autre rôle que le sien, qui est celui d'une discipline formelle. Alors pourquoi ces considérations sur la forme de vie? S'agit-il encore de grammaire générale, ou si on n'a pas bientôt franchi la frontière de la description à l'explication des jeux de langage?
À ce point de notre enquête sur la possibilité de jugements synthétiques a priori chez Wittgenstein, on ne peut nier que la question reste problématique. Mais c'est uniquement lorsqu'on tente d'en tirer des conclusions concernant la "nature" du "fondement de la connaissance". Ce qui est problématique, ce n'est pas la simple reconnaissance d'une dimension "synthétique" aux jeux de langage, ou même aux propositions grammaticales; on peut chercher à retrouver chez Wittgenstein toutes les composantes de la panoplie kantienne que l'on voudra, tant qu'on n'étend pas à l'objet de comparaison des conclusions qui sont valides seulement pour le modèle. Ainsi, la proposition synthétique de Wittgenstein ne dit pas que la forme de vie est un concept qui est "entièrement hors" de celui du langage tout en le rendant possible. Au contraire, puisque la forme de vie coïncide avec le langage et que le "fondement" qu'elle constitue est plus mystique que logique: "Ce qui doit être accepté, le donné, ce sont les formes de vie - si on peut dire." (53)
Si Wittgenstein paraît hésitant dans son emploi de l'expression "forme de vie", ce n'est pas à cause de sa nouveauté, car son emploi des mots "jeu de langage" est aussi assuré qu'il peut l'être. Mais dire que la certitude, par exemple, est une forme de vie revient à dire qu'"à la base de toute croyance fondée, il y a la croyance non fondée." (54) Voilà ce qui est difficile à évaluer, ou même seulement à accepter. Mais voilà aussi ce qui pourrait donner un autre tour au problème des jugements synthétiques a priori: non plus la question de savoir comment certains de nos jugements peuvent dépasser les bornes de toute expérience tout en étant corroborés par elle, car les jugements synthétiques de Wittgenstein sont plus contemplatifs qu'extensifs, une manière de s'arrêter devant l'expérience pour dire: "à partir d'ici, on ne peut que décrire".
S'il y a encore là un problème, c'est celui de savoir comment de tels jugements peuvent être énoncés a priori. Wittgenstein n'affirme-t-il pas qu'à la base de nos jugements se trouvent des croyances ordinaires? Pour lui, une proposition a priori ne saurait qu'être grammaticale. Or la grammaire philosophique s'exprime ainsi: "Nous utilisons des jugements comme principes de l'acte de juger." (55) Interprété dogmatiquement, cet énoncé signifierait que nos jugements ordinaires sont fondés sur des jugements a priori. Alors qu'il est clair que Wittgenstein entend soutenir l'inverse, ou à tout le moins il entend soutenir que l'acte de juger prend appui sur des jugements particuliers et non sur des formes a priori. Toute la difficulté est de voir que Wittgenstein trace ici une limite qui n'est pas empirique mais grammaticale. Car il le fait au moyen de propositions qui peuvent être empiriques: "Mais ne faudra-t-il pas dire alors qu'il n'y a pas de limite tranchée entre propositions de la logique et propositions empiriques? Il se trouve que ce flou est celui que comporte la limite entre règle et proposition empirique." (56) Si la distinction analytique/synthétique est confuse, comme Wittgenstein semble l'admettre ici, comment le problème des jugements synthétiques a priori pourrait-il se poser clairement? On sait que la critique de Wittgenstein (deuxième manière) tend à dissoudre les problèmes plus qu'à imposer une solution définitive. Le problème de Kant concernait la connaissance a priori au sujet de l'expérience. Or ce problème ne trouve-t-il pas sa fin dans le fait que l'opposition entre connaissance a priori et connaissance empirique (ou "expérience") cesse d'être absolue?
Finalement, le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori n'est-il qu'un faux problème de la représentation? Qui s'en tient à la description de l'usage est-il assuré de l'éviter? A quel besoin (Bedürfnis) ces jugements peuvent-ils répondre? Kant estimait inévitable, voire naturelle la transgression des limites de l'usage empirique. Les jugements synthétiques a priori constituaient pour lui une "possibilité", peut-être même un moindre mal si on les compare aux énoncés dogmatiques de la métaphysique traditionnelle. Quant à lui, Wittgenstein aurait plutôt cherché la source grammaticale de la prétendue pulsion à donner contre les limites du langage. Le langage nous trompe-t-il? Wittgenstein l'a peut-être cru par moments, mais il était surtout convaincu que bien des erreurs auraient pu être évitées en philosophie si on avait accepté de s'exprimer à l'intérieur des limites du langage ordinaire, sans chercher à construire des langages artificiels qui ne peuvent de toute manière jamais atteindre à la complexité et à la richesse du premier (57): "Ce que nous livrons, ce sont proprement des remarques concernant l'histoire naturelle des êtres humains; non pas des rapports sur des curiosités mais des observations dont personne ne doute, et qui n'échappent habituellement à notre examen que parce que nous les avons constamment sous les yeux." (58)
SECTION 2.2: GRAMMAIRE ET JEUX DE LANGAGE DE LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE À LA FORME DE VIE
La grammaire (qu'on pourrait appeler un "pouvoir des règles") est au service du jeu de langage chez Wittgenstein, comme l'entendement était au service de l'intuition chez Kant. Elle fixe l'usage correct sans en décider absolument parlant, puisqu'il y a toute sorte d'autres facteurs qui entrent en ligne de compte; en d'autres termes, elle est "régulative" sans être "constitutive" (59). Chronologiquement, le jeu de langage précède la règle, laquelle ne manque pas, toutefois, de rattraper l'usage pour le fixer à nouveau. Ce processus a-t-il vraiment lieu dans le temps? Wittgenstein paraît le considérer comme intemporel, ce qui pourrait signifier uniquement qu'il n'y voit pas un "processus". Selon lui, c'est une manière primitive d'interpréter la logique de notre langage qui nous porte à croire que toute connexion grammaticale doit s'appuyer sur un processus, un événement ou une expérience vécue intérieurement.
Kant affirmait que le concept sans l'intuition n'était qu'une forme vide. Est-ce là ce que Wittgenstein récuse (60)? Chez Kant, la fonction du temps était de révéler la forme pure de l'intuition de tous les phénomènes sensibles. Mais s'il est des formes a priori des jeux de langage, ayant pour cause des phénomènes naturels très généraux auxquels on n'a pas coutume de porter attention (et pourquoi le temps ne serait-il pas un tel phénomène?), Wittgenstein ne s'y intéresse pas tant qu'il n'est curieux de ceci que même ces phénomènes auraient pu être autres. "Curieux" n'est peut-être pas le mot juste car Wittgenstein ne recherche pas les causes de cette contingence radicale. On peut cependant observer qu'il en tire les conséquences: une de ces conséquences est que les énoncés de la grammaire ont un caractère arbitraire (61). De son côté, Kant reconnaît que le temps n'est pas la forme de toute intuition (mais uniquement celle de l'intuition sensible); le temps n'est pourtant pas une représentation arbitraire et contingente puisqu'il est nécessaire pour nous. Wittgenstein le contesterait-il? Vraisemblablement pas et pourtant, il se détourne de la philosophie transcendantale. De la même manière que Kant enjoignait la philosophie de ne pas chercher à imiter la méthode des mathématiciens, Wittgenstein oppose sa recherche à toute entreprise menée en vue de mettre à jour des causes ou de développer des explications à partir d'hypothèses (62), même transcendantales. Or la thèse de l'idéalité de tous les phénomènes n'est-elle pas une hypothèse s'appuyant sur l'explication du temps comme leur condition formelle a priori? Le changement dans la manière de penser préconisé par Kant reste dans le champ des explications, que Wittgenstein récuse.
La description que Wittgenstein préconise en lieu et place de l'explication est l'affaire de la grammaire, seule à pouvoir s'interdire d'interpréter les phénomènes. On se souvient du mot de Marx et d'Engels dans l'Idéologie allemande: "les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières..." Pour Wittgenstein, dire que la grammaire est arbitraire n'est pas péjoratif (63); c'est parce qu'elle est arbitraire qu'elle peut aussi, en un sens, être nécessaire. Elle est arbitraire en ce qu'elle ne s'intéresse qu'à ce qui aurait toujours pu être autrement. Mais on a là uniquement une vision abstraite. Dans la Philosophische Grammatik, la réponse à la question de savoir s'il est nécessaire de suivre les règles de la grammaire pour saisir l'usage correct tend à être négative. Wittgenstein n'en persévère pas moins dans ses efforts en vue de démarquer le sens du non-sens, ce qui est la tâche de la grammaire. Quant à la distinction entre sens et vérité, elle continue de valoir après le Tractatus, au moins pendant la période dite de transition: les énoncés de la grammaire ne sont ni "vrais" ni "faux", ils ne font que "déterminer la signification" (64). Finalement, pour l'auteur des Recherches philosophiques, le caractère arbitraire des règles grammaticales se résume à ceci: "le but de la grammaire est le même que celui du langage."
À la question de savoir quelle est la connexion (Verbindung) existant entre les règles grammaticales et l'usage dans le langage (cette expression n'ayant pas d'autre sens que celle de "language in use"), Wittgenstein répond: elle se trouve dans les règles du jeu de langage, dans l'apprentissage et dans l'enseignement de ces règles, et dans la pratique quotidienne du jeu (65), une réponse comparable à celle que Kant apportait à sa fameuse question transcendantale, nommant le temps, l'imagination et l'unité de l'aperception, comme s'il n'avait pas voulu se décider pour une faculté au détriment des autres. Qu'est-ce qui lie les règles, l'apprentissage des règles et leur exercice à l'intérieur du langage? On peut formuler la question de manière à ce que les règles soient prédominantes, mais elles n'en restent pas moins un facteur parmi d'autres.
Ce qui chez Wittgenstein pourrait jouer le rôle de la déduction transcendantale des catégories se dessine dans le passage de la logique aux jeux de langage. À l'époque du Tractatus, la logique est essentiellement une logique de propositions (d'où l'anti-nominalisme logique de Wittgenstein, apparent dans son rejet des constantes logiques (66)). Plus tard, "proposition" ou plutôt "jugement" en vient à signifier non plus "tableau logique" mais accord, consensus (Ubereinstimmung, agreement). Si finalement le jeu de langage peut être qualifié de "forme de vie", c'est parce qu'il réussit à s'approprier le second sens du terme "jugement" (le premier sens étant celui de l'énoncé assertorique et le second celui de l'énoncé ayant une validité transsubjective). La déduction wittgensteinienne se laisse résumer ainsi: la justification des règles se ramène à l'action (67). Autrement dit, là où Kant affirmait que pour obtenir la déduction transcendantale à moindres frais, il suffisait de modifier la définition du jugement en un certain sens, Wittgenstein estime que la pratique quotidienne du jeu de langage est la seule mesure de sa validité. Voilà pourquoi on n'a pas à se demander: "comment le jeu de langage est-il possible?" "C'est simplement ainsi que je me comporte." (68)
Si les propositions de la grammaire philosophique pouvaient avoir une place dans le système de la Critique de la raison pure, ce serait plutôt du côté de l'amphibologie des concepts de la réflexion que de celui de la déduction transcendantale qu'il faudrait la chercher. On peut définir le jugement "réflexif" de la première Critique comme celui qui porte non pas sur l'objet et sa constitution, mais sur les représentations qui précèdent le concept que nous en avons (69). Cette définition paraît aller à l'encontre du but de l'amphibologie transcendantale, qui est d'éviter qu'on ne confonde la liaison conceptuelle (abstraite) des représentations avec leur liaison réelle dans l'objet; c'est que la réflexion ne donne pas directement accès à l'objet, elle ne fait que nous préparer "si, avec ces concepts, nous voulons arriver aux objets" (70). La proposition grammaticale est comparable au jugement par lequel Kant ne fait que préciser l'usage correct des concepts concernés au sein de l'expérience. Il est vrai que Wittgenstein ne reconnaît pas de facultés différentes et opposées auxquelles nous pourrions indifféremment rapporter les concepts, rendant nécessaire une réflexion préalable, comme dans l'Amphibologie. Par contre, une réflexion est également nécessaire pour déterminer quel est l'usage correct d'un concept, même si nous l'avons sous les yeux.
Chez Kant, la réflexion dispose d'un critère pour distinguer le phénomène sensible du simple objet d'entendement: seul le phénomène a une intuition qui lui corresponde. Chez Wittgenstein, la réflexion grammaticale est orientée vers le langage plutôt que vers la réalité sensible; comme chez Kant, elle ne porte pas sur l'objet mais sur des "représentations préalables", les jeux de langage (71). Quant au critère permettant de déterminer si une forme linguistique a ou non du sens, c'est naturellement l'usage: "On peut dire maintenant: "La manière dont la proposition est entendue (gemeint, meint) détermine les transitions à effectuer." Quel est le critère pour la manière dont on entend la formule? C'est, par exemple, la manière dont nous l'utilisons constamment, la manière qu'on nous a enseignée." (72)
On constate que la notion de jeu de langage remplace le tableau du Tractatus. Il s'agit, encore une fois, d'une "représentation de la réalité", mais qui se nie comme représentation. Le jeu de langage ne représente rien, sa rectitude est "indifférente à toute réalité". Nous venons de voir en quel sens on peut dire que la grammaire élabore une réflexion sur les jeux de langage avant toute rencontre avec la réalité. L'aspect grammatical et réflexif du jeu de langage est donc important et pourtant, Wittgenstein fait clairement passer le caractère de "forme de vie" du langage avant la soumission à des règles. Voilà qui pourrait amener des tiraillements entre grammaire et jeux de langage, entre la règle et la forme de vie. Mais on n'a pas à traiter ces difficultés à la manière d'un conflit entre raison théorique et raison pratique, ou entre raison intellectuelle et raison sensible. Les opposés de Wittgenstein n'ont pas chacun leur domaine qu'ils doivent défendre contre les empiétements du voisin; ils ne sont pas non plus complémentaires, comme intuition et concept mais, en un sens, "réductibles" l'un à l'autre:
"Je veux considérer ici l'homme comme un animal; comme un être primitif auquel on accorde certes l'instinct mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. En effet, quelle que soit la logique qui suffise pour un moyen de communication primitif, nous n'avons pas à en avoir honte. Le langage n'est pas issu d'un raisonnement." (73)
Ce passage paraît totalement étranger aux intérêts d'une déduction transcendantale, puisqu'on y soumet la logique au langage et celui-ci à la forme de vie "primitive", au lieu de suivre le chemin inverse. Et pourtant, Wittgenstein ne fait pas des jeux de langage une proie pour l'irrationnel: pourquoi la forme de vie serait-elle jugée irrationnelle? Elle ne l'est que si on adopte les vieilles manières de penser à son égard. "Le langage n'est pas issu d'un raisonnement." Cette phrase pourrait avoir été écrite par Hume, s'il s'était intéressé au langage. Ce qui est miné, c'est la possibilité même que le langage ou l'expérience soient fondés sur des principes a priori. Or c'est l'intuition pure et finie qui fait la différence entre un jugement synthétique a priori et n'importe quel dogme. Indépendamment des critiques que l'empirisme peut encore adresser à Kant, une fois que celui-ci lui a répondu, la notion d'intuition a l'avantage de sortir le jugement de la sphère unique de l'entendement pour l'orienter aussi vers la sensibilité. Chez Wittgenstein, la notion de jeu de langage fait sortir le langage du domaine exclusif de la proposition (der Satz(74)), pour l'amener dans celui de l'action. Dans les deux cas, on a affaire à un dépassement du contenu exclusivement théorique ou intellectuel d'une notion jugée fondamentale. Pourquoi ce mouvement de "dépassement" devrait-il résulter d'un raisonnement? C'est là l'argument de Hume, repris, semble-t-il, par Wittgenstein.
"La logique qui suffit à un moyen de communication primitif" n'est pas celle qui consisterait à faire du langage le nom d'une activité. Au paragraphe 613 des Investigations, Wittgenstein affirme que "volonté" n'est pas le nom d'une action. Ce qui ne l'empêche pas, un peu plus loin, de la ramener à l'agir: "Il faut que le vouloir, s'il ne doit pas être une sorte de désir, soit l'agir lui-même. Il ne doit pas s'arrêter avant l'agir." (75) L'apparente contradiction des deux passages s'évanouit lorsqu'on cesse, justement, de considérer la volonté comme un nom. La logique du nom propre voudrait que la volonté soit identique à son porteur, l'action volontaire. Or celle-ci doit être exécutée; sinon, il ne s'agit pas de "volonté" mais plutôt de "souhait" ou de "désir". Ce n'est donc pas de façon immédiate et tautologique que la volonté est action. Mais pourquoi ne pas continuer à dire, après les explications qui précèdent, que la volonté est le nom d'une action volontaire? Wittgenstein accepterait sans doute cette proposition grammaticale: celui qui peut "vouloir" doit aussi pouvoir agir. On peut qualifier les remarques grammaticales de "pseudo-propositions descriptives", dans la mesure où ce qu'elles disent ne concerne que "le pouvoir législatif de la syntaxe ou de la grammaire logique du langage." (76) Or ce n'est pas là quelque chose qui se laisse décrire: "Il te faut considérer la pratique du langage et alors tu la vois" (cette logique). (77)
Résumons la situation. Les propositions grammaticales sont seules habilitées à décrire les jeux de langage, mais elles ne "représentent" rien (elles ne sont pas vraiment des "propositions"). D'un autre côté, la logique du langage est inséparable de sa vie, ce qui suppose une certaine irréflexivité ou un certain aveuglement de la syntaxe: "Quand j'obéis à la règle, je ne choisis pas. J'obéis à la règle aveuglément". (78) On comprend que Wittgenstein opte pour les simples jugements analytiques plutôt que pour les jugements synthétiques a priori: il ne saurait y avoir pour lui que de prétendus jugements synthétiques en philosophie. Les jugements qui s'y présentent comme synthétiques disent toujours autre chose que ce qu'ils devraient dire. Les ramène-t-on aux limites naturelles de la grammaire, ils ne "disent" plus rien, ils sont donc "analytiques".
Si on demandait en quoi la notion de jugement synthétique a priori se trouve ici élargie par rapport à la conception débattue dans son "Anti-Husserl" (79), on devrait prendre en considération des notions comme celles de "vie" ou de "voir" par opposition à celles d'"explication", ou d'"analyse", ou d'"interprétation". N'est-ce pas là se retrouver en pleine phénoménologie? Est-ce là la "philosophie qui serait l'exact opposé du solipsisme" (80), que Wittgenstein appelait de ses voeux? N.F. Gier a pu découvrir chez Wittgenstein des points communs avec plusieurs formes de philosophie phénoménologique. On peut dire que Wittgenstein était pour la phénoménologie, si on entend par là celui qui ne croit pas en l'existence des choses en soi: il rejetait les formes logiques de Russell, les propositions transcendantales en soi de Husserl, voire toute la petite monnaie des sense-data, qui ne lui servait qu'à montrer que ce que le solipsisme veut dire est correct ("Le monde dans lequel nous vivons est le monde des données des sens" (81)), même si cela ne peut s'exprimer de manière générale ("Le monde est mon monde").
Ce que le phénoménologue veut dire est que le phénomène est une manifestation (Erscheinung) avant d'être une apparence (Schein). Chez Wittgenstein, ce qui est "jeu de langage" est également "forme de vie". Mais précisément, on ne peut nommer ou exhiber le fondement ultime, "intuition", "temps", "être" ou même "vie". Lorsque Wittgenstein affirme: "ainsi est notre vie", il arrête la question: "Sur quoi puis-je faire fond?" (82) Admettons que Wittgenstein présente des ressemblances de famille avec la phénoménologie. Ainsi, lorsqu'il souligne que ce n'est pas en apprenant ce que c'est que "motif" et "action" que nous apprenons à juger (ou déterminer) les motivations d'une action (83), qu'est-ce qui peut suivre sinon une description phénoménologique du jeu de langage? Toutefois, pour Wittgenstein, c'est la grammaire qui est "phénoménologique". D'une manière un peu rapide, c'est là une position que d'aucuns pourraient être tentés de ramener à ceci: "Si le langage est tout ce qui compte, la grammaire peut bien être également la phénoménologie." Mais ce n'est pas là exactement ce que Wittgenstein a dit. Dans le même temps où il place la grammaire à la racine de toute distinction entre sens et non sens, et qu'il accorde au langage un primat sur la réalité, il reconnaît les limites de la grammaire et du langage.
Faut-il vraiment trancher entre la grammaire et les jeux de langage? La première ne s'explique pas sans les seconds; et les jeux de langage sans la grammaire, c'est ni plus ni moins l'intuition sans le concept. Mais si on tente de prendre la grammaire avec les jeux de langage, est-ce qu'on ne présuppose pas que l'un des buts de la déduction transcendantale est atteint, à savoir l'application des règles aux phénomènes? La règle que Wittgenstein applique aux phénomènes n'a pas de graduations nécessaires, elle n'a peut-être pas du tout de graduations mais elle sert à chaque fois de manière globale, comme une seule unité. Ainsi, on ne peut pas dire que le langage est constitutif de toute réalité, on ne peut même pas en garantir l'origine rationnelle ("le langage n'est pas issu d'un raisonnement"). Le langage est plutôt de l'ordre de l'intuition que de l'ordre du concept. Et l'intuition du langage est commune avant d'être singulière. Si elle est de plus a priori, c'est uniquement au sens où elle est "innée" et non pas "acquise": si les hommes ne naissaient pas avec la possibilité de parler, comment seraient-ils les seuls à le faire? Le langage reste pour tous ceux qui l'analysent, l'interprètent ou y réfléchissent un moyen de communication primitif: nous ne savons pas tout à son sujet et ce que nous ne savons pas ne peut nous être ouvert par la réflexion, le jugement ou l'analyse. Alors est-ce que l'"anthropologie philosophique" de Wittgenstein n'est pas finalement sa "phénoménologie" autant que la grammaire? Ses jeux de langage sont donnés de manière originelle, à la manière du temps pour Kant. Celui-ci ne nous dit pas ce qu'est le temps, mais il décrit la manière dont il est donné a priori. De même, Wittgenstein ne cherche pas à définir la notion de jeu de langage (84). Ce n'est pas un simple synonyme de la "forme de vie" et pourtant, hors les jeux de langage, il ne semble plus y avoir grand chose de ce que nous appelons couramment "notre vie".
SECTION 3: ESQUISSE D'UN DIALOGUE ENTRE KANT ET WITTGENSTEIN
Si Kant et Wittgenstein s'étaient rencontrés, ils ne se seraient pas contentés d'échanger des remarques unilatérales. Ils se seraient certainement posés des questions. On imagine que Kant aurait demandé: "Comment sont possibles les tautologies, les jeux de langage, la grammaire?" Wittgenstein aurait aussitôt requis qu'on lui précise le sens du mot "possibles". Kant entend-il ce terme au sens logique ou empirique?
K. Ni l'un ni l'autre, vraiment. La philosophie transcendantale nous a appris à considérer la possibilité des connaissances a priori, qui était jusque là négligée par la logique (pour qui elle va de soi), aussi bien que par l'empirisme (ici, c'est l'impossibilité de la connaissance a priori qui va de soi). Lorsque nous demandons si la tautologie ou le jeu de langage sont possibles, nous le faisons donc dans un sens quasi-transcendantal.
W. Ne s'agit-il pas là d'une théorie?
K. Oui et non.
En effet, une théorie qui n'a pas de rivales n'est plus une théorie. Non que la philosophie kantienne élimine toute concurrence; mais pour Kant comme pour Wittgenstein, ce qu'ils soutiennent n'est pas une "théorie", c'est "ainsi". Dans ces conditions, est-ce que Kant et Wittgenstein auraient pu parler ensemble longtemps? Il est vrai que Wittgenstein et Heidegger ont vécu à la même époque sans se connaître, mais rien ne nous empêche de supposer pour nos deux auteurs les conditions idéales d'un dialogue sans contrainte.
K. N'avez-vous pas répondu dans vos ouvrages, spécialement le Tractatus, à la question de savoir comment les jugements analytiques sont possibles?
W. J'ai surtout opposé une fin de non recevoir à votre question.
K. Pas la mienne. Pour ma part, je demande: comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?
W. Qu'est-ce qu'un "jugement synthétique a priori"?
K. Considérez vos propres propositions. Celles du Tractatus comme les autres. Bien que vous soyez forcé d'y voir des propositions ordinaires pour leur accorder un sens, ne leur attribuez-vous pas également un statut particulier? Je ne pense pas ici au statut spécial d'énoncés comme "je sais que j'ai mal" ou "nécessairement, j'ai eu deux parents", qui ont ce que j'appellerais une nécessité analytique, mais à ceux où s'exprime notre lucidité.
W. Jusqu'où va notre lucidité?
K. Nulle part peut-être mais elle le sait, ou en tout cas elle peut le savoir.
W. En quel sens du mot "savoir"?
K. Considérons votre "argument sceptique" appliqué aux mathématiques. Ne démontre-t-il pas, à sa manière, que nous ne savons pas que 57 + 68 = 125? Or n'admettez-vous pas que nous pouvons nous passer de ce prétendu savoir?
W. Mais le sceptique ne prétend pas utiliser le mot "savoir" en un autre sens que le sens courant. Appliquons le raisonnement à un autre jeu de langage. À la fin d'un cours, je quitte l'Université en compagnie d'un étudiant et nous décidons de faire ensemble un bout de chemin. Je lui communique ma destination et il me communique la sienne, puis nous convenons de prendre le bus ensemble jusqu'à la station X; à partir de là, nos routes divergent. Pendant le trajet, nous poursuivons une discussion entamée à l'Université et voilà qui est peut-être la cause de ce qu'à un moment, trompé par quelques lumières que je prends pour celles de ma station, je me tourne vers mon compagnon pour lui demander: "tu descends ici?" Un peu surpris, il répond que non. Je le salue rapidement et je quitte le bus... pour me rendre compte de mon erreur. Ici, je voudrais vous faire remarquer deux choses. D'abord, dans le jeu de langage décrit ci-dessus, c'est moi-même qui ne sait pas et non pas seulement l'autre, qui observe un comportement bizarre. Si vous me permettez cette comparaison, pour lui je fais "57 + 68 = 5" mais quant à moi, j'en suis toujours à "57 + 68 = 125". (85) Par ailleurs, mon erreur n'est-elle pas parfaitement logique? Un observateur extérieur n'aurait pu savoir, à l'examen de mon comportement, que j'étais dans l'erreur.
K. Vous ne pouviez savoir que vous étiez dans l'erreur, un observateur extérieur n'aurait pu le savoir non plus et votre compagnon de route n'y comprenait rien. Et pourtant, je ne doute pas que la situation a pu être clarifiée très rapidement. Ce qui est intéressant, c'est l'ordre de priorité des personnages de votre jeu de langage: i) votre compagnon vient en premier, et c'est ensemble que vous avez devisé de la route à suivre. Tout se passe comme si vous aviez entonné de concert: "57 + 68?", pour ensuite vous-même, contre toute attente, compléter avec un "=5"; ii) vous venez en second, car vous êtes celui qui doit se rendre compte de son erreur et qui peut clarifier la situation le jour suivant. Pour l'étudiant, il ne vous a probablement pas immédiatement taxé d'erreur... Il pouvait vous avoir mal compris, vous pouviez avoir changé d'avis... Et puisque vous êtes seul à pouvoir reconnaître que vous vous êtes fourvoyé, on peut se demander si, en un sens, vous ne venez pas en premier? On s'en fout!
W. Comme vous, je suis d'un autre avis, puisqu'à la limite, si je suis seul à jouer mes jeux de langage, je ne peux pas me tromper, je peux seulement "jouer à me tromper moi-même". Mais que dites-vous du troisième personnage?
K. Il vient en dernier lieu car il n'a rien vu sinon deux hommes faisant un bout de trajet ensemble, puis se séparant; il ne connaîtra jamais la vérité à moins qu'on ne la lui communique. Il n'est pourtant pas sans utilité aucune?
W. En effet. Conceptuellement parlant, il se tient entre les deux autres personnages. Si mon compagnon est un autre pour moi et si je suis un autre pour lui, c'est qu'un troisième (qui dès lors peut être un millième) existe. Quant à moi, je n'aurais pu prévoir mon comportement, même si j'avais eu accès à toutes mes intentions. C'est là l'essentiel des arguments que Goodman et Kripke ont développé d'après moi.
K. Revenons au mot "savoir". Qu'est-ce que l'usage courant nous apprend à son sujet?
W. Il me semble que le point important est que nous ne pouvons savoir, si nous sommes seuls à savoir.
K. Vous mettez ainsi sans doute l'accent sur la polarité du concept de savoir?
W. En effet, si je dois pouvoir savoir, je dois également pouvoir errer.
K. À vous entendre, on dirait qu'il s'agit là de quelque chose de purement logique, comme dans le cas de la proposition affirmative présupposant la négative, et inversement. Et pourtant, une certaine ambivalence psychologique est perceptible dans votre jeu de langage comme dans l'argument sceptique de Kripke. Tout se passe comme si le fait d'accepter qu'à la demande: "combien font 57 + 68?" un grand, pas un gamin, puisse répondre "5", était pour nous une source d'angoisse. Jeune, vous avez soutenu que lorsqu'on a peur de la vérité, c'est que l'on n'envisage pas toute la vérité (86).
W. Si on admet que nous n'avons pas besoin de savoir que "57 + 68 = 125", n'est-il pas indiqué par là une limite de ce concept? Pourquoi devrais-je "savoir" plus que je ne "vois", "marche", etc.
K. Mais encore? Ne nous intéressons-nous pas également à ce qui pourrait distinguer ce concept de tous les autres que vous avez nommés?
W. Le savoir n'est pas l'acte d'une subjectivité isolée dotée d'une certitude immédiate d'elle-même.
K. Est-ce que je vous saisis bien? Il me semble que dans la position que vous adoptez, vous ne pouvez pas dire ce qu'est le savoir, au moyen d'une proposition sujet-prédicat, mais que vous pouvez uniquement dire ce qu'il n'est pas. Par ailleurs, la description de l'usage d'un concept paraît être de nature à montrer certaines choses que l'on ne pourrait exprimer directement.
W. Ce qu'on ne peut pas dire, on ne peut pas le montrer et puis finalement le dire. "Dire" et "montrer" sont des expressions de notre langage qui ont un usage. Le montrer est-il une expression qui doit se contenter d'exprimer? Comme vous, j'ai cherché à questionner voire à dépasser la forme sujet-prédicat. D'un côté, il me semblait abusif de la jeter au rancart en entonnant le nouveau credo: "toute proposition est relative". D'un autre côté, il est clair que trop de choses tiennent à cette forme sujet-prédicat.
K. Certains ne vont-ils pas jusqu'à affirmer que s'il y a des objets, ça dépend d'elle?
W. Peuvent-ils faire plus que l'affirmer? D'ailleurs, votre idéalisme transcendantal n'est-il pas apparenté à cette position extrême? Ne soutenez-vous pas que les objets sont soumis à nos modes de pensée et d'intuition?
K. Comme vous le reconnaissez ci-dessus, j'ai cherché à dépasser la conception que se faisaient les logiciens du jugement comme rapport entre deux concepts. Il est peut-être inévitable qu'on interprète l'aperception transcendantale en termes subjectivistes, mais n'oubliez pas qu'elle apparaît à l'intérieur d'une logique.
W. Justement, une telle logique est-elle viable?
K. Le fait de l'appeler "transcendantale" n'est-il pas une manière d'avouer qu'elle ne l'est pas comme logique générale tout en l'étant pourtant comme logique transcendantale?
W. Expliquez-vous!
K. Permettez-moi de recourir encore une fois à votre distinction entre montrer et dire. Ce n'est pas la logique (comme métalogique) qui peut dire que la logique est possible. Mais une logique transcendantale peut le montrer en mettant à jour les conditions a priori de la connaissance.
W. Est-ce que la question transcendantale ne doit pas être entendue en un sens non causal?
K. La Critique a démontré que le concept de cause devait être subordonné à l'expérience. Il n'est donc pas question d'une causalité extérieure à la logique; nous ne pourrions connaître une telle cause. En ce sens, ma logique transcendantale doit "prendre soin d'elle-même", et c'est dans ce contexte que j'ai été amené à identifier l'unité synthétique de l'aperception pure comme fondement des jugements synthétiques a priori, même si elle n'est pas seule à pouvoir jouer ce rôle. Mais revenons à la manière dont vous cherchez à dépasser la position traditionnelle. Si on peut m'accuser de subjectivisme, n'avez-vous pas été taxé de behaviorisme?
W. Je m'estime tout autant behavioriste que vous devez vous juger subjectiviste.
K. Dès lors, pourquoi tenez-vous tellement à ce qu'on s'en tienne à la seule description des jeux de langage? Celle-ci n'est-elle pas tout aussi extérieure à son objet que la description d'un simple comportement peut l'être?
W. J'allais justement vous dire que si j'ai mis dans mes ouvrages l'accent sur les descriptions d'usage, c'était pour contrer l'accent traditionnel mis sur la représentation, les processus soi-disant internes comme l'"intention", le "vouloir-dire" et j'en passe. Il me semblait fondamentalement erroné de soutenir que la connaissance, par exemple, est orientée de l'intérieur vers l'extérieur. D'ailleurs, n'est-ce pas également là le genre de position que vous récusez dans votre "Réfutation de l'idéalisme"? Mais celle-ci n'est pas une confirmation du réalisme: elle se contente de le présupposer, ce qui est plus ou moins conséquent avec le reste de l'ouvrage.
K. Revenons au concept de savoir, si vous le voulez bien. Qu'auriez-vous répondu à la question qui résume la première Critique: "Que puis-je savoir?"
W. Il est vraisemblable qu'à l'époque du Tractatus, j'aurais répondu à une autre question que dans ma maturité. Nonobstant ce fait, j'estime pouvoir "savoir" ce qui se trouve à l'intérieur des limites de l'expérience commune. Il est très important de souligner que je ne suis nullement borné par là, puisque l'expérience dont il est question ici est "mienne" (87). Chez moi, le solipsiste et le réaliste se donnent la main.
K. Vous affirmez qu'elle est "mienne" et vous avez également employé le mot "je". Vous êtes pourtant opposé au mouvement de la philosophie moderne depuis Descartes, et je ne crois pas que vous fassiez grand cas de ma déduction transcendantale des catégories.
W. N'avez-vous pas reconnu qu'on pouvait en faire l'économie?
K. ... grâce à une définition adéquate du jugement. Toutefois, celle-ci doit être plus qu'une définition nominale, naturellement.
W. En effet. Sinon, vous finissez par donner à Eberhard ce qu'il demandait, une définition "convenable" des jugements synthétiques a priori. Or ce que vous avez fait de mieux, à mon avis, était de refuser de les définir.
K. Croyez-vous que de tels jugements soient possibles?
W. Si vous me demandez si je crois que les jugements de la mathématique, de la physique ou de toute autre science constituée sont "possibles", je vous avouerai que je ne comprends pas ce que vous demandez. Ne suffit-il pas que ces divers énoncés aient une place et la place qu'ils ont dans notre vie? Si par contre la question est de savoir si quelque chose comme la notion de jugement synthétique a priori est concevable, alors la réponse est que de tels jugements sont supposés n'être pas seulement possibles mais nécessaires a priori.
K. Essayons de tirer au clair cette notion de jugement synthétique a priori. Je crains qu'à l'instar des empiristes, vous y ayez vu une simple affirmation dogmatique, alors que cette notion avait été forgée dans le strict esprit de la philosophie critique.
W. Quel besoin la philosophie critique a-t-elle des jugements synthétiques a priori?
K. Si vous me permettez d'en appeler au sens commun, celui qui critique ne doit-il pas savoir quelque chose? Il n'est pas dogmatique pour autant.
W. Considérez-vous donc que ce que vous pouvez savoir, ce sont des jugements synthétiques a priori? N'y a-t-il pas là un cercle? Ce sont eux qui nous enseignent ce qu'est le savoir (en traçant les limites de l'expérience possible, disons) tout en énonçant l'essence de tout savoir objectif. Qui pourra tester de tels jugements? Ne sont-ils pas finalement dogmatiques?
K. Je les ai conçus dans l'esprit de la philosophie critique. Mais naturellement, mon but final n'a jamais consisté en propositions sceptiques. Il y a quelque chose de juste dans le discours du sceptique mais comme tous les marchands de vérité, il voudrait nous forcer à en rester là alors que notre nature nous pousse à aller plus loin.
W. Un homme peut croire ce qu'il veut. L'essentiel est que la philosophie critique ne s'arroge pas, sous le vocable des jugements synthétiques a priori, une possibilité qu'elle a refusée à la philosophie dogmatique.
K. Les déductions de l'esthétique et de la logique transcendantales avaient justement pour but de donner aux jugements synthétiques a priori l'assise qui manque aux affirmations dogmatiques. J'admets tout à fait la présence du cercle: si les jugements synthétiques a priori n'étaient d'avance présumés possibles, nous n'aurions aucune chance de trouver les déductions transcendantales de l'intuition pure et des catégories. Je suis même prêt à parler votre langage: nous nous donnons les outils dont nous avons besoin.
W. J'ai peine à croire que l'intuition pure soit autre chose qu'une fiction transcendantale.
K. Chercher à vous démontrer le contraire pourrait être l'occasion pour moi d'expliciter la différence entre philosophie dogmatique et philosophie critique.
W. Je vous y invite.
K. Si à l'intuition pure ne correspondait rien, elle serait une fiction transcendantale.
W. Certainement.
K. Or il est vrai qu'en un sens elle n'est rien pas un objet, s'entend mais c'est parce qu'elle est la pure manière d'être affecté par les objets. Si vous voulez, le dogmatisme affirme que l'intuition pure est une chose en soi (intuition intellectuelle que je récuse), le scepticisme le nie et le philosophe critique accorde au sceptique sa proposition négative tout en proposant une nouvelle proposition affirmative.
W. Présentez-vous un tel syllogisme comme déduction transcendantale de l'intuition pure?
K. Certainement pas. D'ailleurs, l'intuition pure ne saurait proprement être "déduite" puisqu'elle est donnée a priori. Il s'agit seulement de faire attention à la manière dont elle est donnée.
W. "Elle est donnée a priori": elle est donnée pour autant que rien de ce qui est donné ne saurait l'être, si on ne la présuppose pas. Ne s'agit-il pas d'un simple jeu de mots?
K. Vous en faites un jeu de mots!
W. Mais ne soutenez-vous pas quelque chose comme ceci: "Je ne peux me représenter les objets des sens sans présupposer nécessairement l'intuition pure. Or les objets des sens existent bel et bien. Donc l'intuition pure est nécessaire a priori."
K. Je suis heureux que vous exprimiez vos opinions si librement. Un adversaire comme vous vaut cent amis! Mais je réponds à votre remarque, en commençant par rappeler que l'"intuition pure" dont il est question ici est l'espace et surtout le temps. J'ai d'abord dû reconnaître qu'ils n'étaient rien en soi avant d'y voir des intuitions pures.
W. Vous êtes-vous contenté de nier des propositions portant sur l'essence de l'espace et du temps?
K. J'ai également tenu compte du concept physique de temps.
W. Cela ne vous limitait-il pas à la physique telle qu'elle se pratiquait à votre époque?
K. Certes. Mais cette physique existait également pour ceux qui soutenaient des opinions contraires aux miennes. Pour revenir à l'espace et au temps comme intuitions pures, je voudrais préciser qu'il ne s'agit pas là de quelque chose que l'on puisse déduire à partir des ressources de la seule logique. D'un autre côté, je ne vous demande pas d'en faire un article de foi! Disons qu'en admettant la non réalité en soi de l'espace et du temps, je parviens à expliquer beaucoup de choses. D'ailleurs, remarquez que je ne suppose pas que l'espace et le temps sont autre chose que ce que l'on croyait; je soutiens qu'ils ne sont rien en soi.
W. Comment n'êtes-vous pas sceptique?
K. Ce qui me distingue du sceptique est sans doute mon optimisme. N'existerait-il rien en soi, les hommes n'en sont pas moins libres.
W. Est-il juste de dire que votre philosophie théorique et votre philosophie pratique sont liées? Votre croyance à la limitation de la connaissance aux phénomènes, l'accent mis sur la finitude, ne sont-ils pas des conséquences de votre philosophie pratique?
K. Il est vrai que les deux choses sont liées, mais pas dans le sens de ce que j'ai appelé la "philosophie paresseuse". Ma philosophie pratique n'est pas le fondement caché de ma philosophie théorique, elle en est l'aboutissement (qui se poursuit dans la troisième Critique). Par ailleurs, c'est de façon autonome que la philosophie théorique parvient à démontrer le caractère phénoménal de notre expérience. Si ses résultats rejoignent finalement ceux de la philosophie pratique, y a-t-il là de quoi se surprendre?
W. J'y réfléchis. Mais revenons sur cette preuve du caractère phénoménal de l'expérience par la philosophie théorique. En quoi consiste-t-elle?
K. Il ne s'agit pas d'une preuve au sens strict. C'est uniquement une preuve indirecte. "Tout se passe comme si..."
W. Est-ce donc une hypothèse?
K. C'est une hypothèse quasi-transcendantale. Inutile de chercher à l'établir ou à la réfuter comme une hypothèse ordinaire. Si on veut tenter de répondre à la question de Popper: "sous quelles conditions cette proposition serait-elle falsifiée?", on ne fait que retrouver la croyance commune aux choses en soi.
W. Remettez-vous en cause la croyance commune?
K. Je ne fais que lui assigner des limites. Elle ne saurait prétendre à une vérité générale (absolue). Les choses qui ne sont qu'"ainsi" auraient toujours pu être autrement.
W. Mais comment advient-il qu'un monde contingent de phénomènes autorise des propositions nécessaires a priori? Si toute réalité est empirique et contingente, comment toutes les propositions, qui ne sont que des "faits", ne le seraient-elles pas également?
K. Les propositions synthétiques a priori font le monde.
W. Le dialogue entre nous ne saurait se poursuivre ainsi.
HALTE
K. Je me mets donc à votre école. Je crois comprendre que votre conception de la philosophie évolue suivant deux axes: le premier, "thérapeutique" et "grammatical", fait de vous un philosophe critique; le second me paraît se situer tout autant dans le champ de la philosophie pratique que dans celui de la philosophie théorique.
W. Je soumets toute théorie à une critique déconstructive, et je conçois l'unité de la philosophie théorique et de la philosophie pratique à la manière d'une relation interne: il n'y a pas d'autre philosophie théorique que la philosophie pratique, si je comprends bien de quoi il retourne.
K. Entendez-vous dire que toute philosophie théorique trouve son aboutissement dans la philosophie pratique?
W. Non. J'entends uniquement ce que j'ai dit.
K. Mais votre "philosophie pratique" ne risque-t-elle pas d'entrer en conflit avec votre "philosophie théorique"? Celle-ci ne veut-elle pas tout savoir pour le savoir? Comment cette "volonté de puissance" pourrait-elle jamais s'accommoder des impératifs de la raison pratique?
W. Sans être cynique, je pense que nous ne pouvons plus désigner ces impératifs comme étant ceux de la morale ou de la politique.
K. Parlerons-nous alors plutôt des "impératifs de la forme de vie communicationnelle"? Ne croyez-vous pas qu'ils peuvent également s'opposer à la poursuite du savoir pour le savoir? Mais vous préféreriez sans doute qu'on établisse ces "impératifs pratiques" comme de simples propositions grammaticales, sans aucune prétention à l'universalité autre que celle de la logique.
W. Certes. Mais l'essentiel est d'échapper aux illusions.
K. Je sais d'expérience que l'illusion ne cesse pas d'agir une fois que vous l'avez mise à jour. Comment éviter d'interdire? Comment la forme de vie sociale va-t-elle s'autorégler?
W. Jusqu'ici, c'était la théorie abstraite qui déterminait l'application des règles; ce sera maintenant à la pratique de le faire.
K. Les règles adoptées seront-elles nécessaires ou contingentes?
W. Ce sont là des catégories qui conviennent à la philosophie théorique; elles n'ont pas de valeur dans le champ pratique. "Tous les hommes sont mortels" n'est-elle pas la proposition la plus contingente qui soit?
K. Certes.
W. Dès lors, n'importe quelle proposition peut être la proposition pratique.
K. Nous dirons donc que la proposition ordinaire est la proposition pratique par excellence. Sera-t-elle aussi synthétique?
W. Nous retrouverions ainsi la fonction critique de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques. La proposition pratique est synthétique; celle qui est analytique n'est pas pratique.
K. En quoi va consister la différence entre proposition théorique et proposition pratique?
W. Nous finirions par devoir admettre qu'il n'y a pas de différence tranchée entre les deux: n'a-t-on pas soutenu que la proposition pratique était n'importe quelle proposition?
K. D'un autre côté, examinons une proposition quelconque de la philosophie théorique. Considérée uniquement sous son aspect civil, où elle est "pratique", n'est-elle pas insignifiante? Et que dire de la proposition mathématique? Ce n'est pas en l'envisageant sous son aspect pratique que je puis comprendre comment une telle proposition est possible.
W. C'est la philosophie théorique qui demande comment quelque chose une proposition est possible. La philosophie pratique cherche uniquement à décrire l'usage dans le langage.
K. Elle considère donc toutes choses comme "données"? Mais les propositions ne sont pas des choses, elles sont pensées.
W. Elles n'existent pourtant pas uniquement pour la représentation interne; il n'y a pas d'intermédiaire entre la pensée et l'énoncé, qui serait la "proposition".
K. En effet. Ou alors ce sont toutes choses, y compris les propositions, qui font partie du sens interne. Les propositions ne sont pas uniquement des pensées mais elles sont des jugements, ce qui implique une visée objective.
W. Si seul le jugement peut être objectif, l'objectivité n'est-elle pas en son fond subjectivité, selon vous?
K. La Critique de la raison pure a reconnu le fait.
W. N'en a-t-elle pas moins cherché à fonder le savoir objectif?
K. Je doute que vous puissiez vous-même renoncer totalement à ce but. Le savoir objectif serait-il en son fond subjectif, il est tout ce que nous avons.
W. Si nous le possédons, pourquoi chercher à le fonder? C'est inutile! D'un autre côté, si le savoir objectif est en son fond subjectif, n'est-ce pas peine perdue?
K. Dans la Critique, j'appelle transcendantale la subjectivité qui se trouve à la racine de l'objectivité et je l'analyse en termes de facultés. Or ces facultés sont des "pouvoirs de connaissance": non seulement nous permettent-elles de connaître ce qui est donné, mais le réel n'est accessible que dans la mesure où on les présuppose. C'est en ce sens que l'entendement pour ne nommer que lui est créateur. C'est donc justement par la vertu de ses limitations que l'entendement peut se retrouver maître à l'intérieur de son domaine.
W. Mais son "domaine" ou le champ d'application de ses concepts, n'est-ce pas l'expérience empirique pour la Critique? Comment penser que l'expérience ait absolument besoin de l'entendement pour être l'expérience?
K. Elle n'en a pas besoin; c'est lui qui a besoin d'elle pour donner un contenu à ses concepts. N'empêche que rien n'est connu qui ne passe par les catégories de l'entendement. Pour que cette conception ne soit pas jugée comme une fiction de philosophe, j'ai produit deux déductions des catégories, l'une métaphysique et l'autre transcendantale. Il semble qu'aucune des deux n'ait été acceptée sans réserves.
W. En effet, la déduction métaphysique paraît vous lier à la logique traditionnelle et le sens de la déduction transcendantale n'est pas clair.
K. Pour ce qui concerne la première critique que vous faites, j'admets qu'elle peut avoir une incidence sur la table des catégories. Quant à ma déduction transcendantale, l'essentiel est justement d'en comprendre le sens. L'esthétique transcendantale inclut déjà l'analogue d'une telle déduction. Mais on n'a aucune peine à concevoir que l'espace et le temps soient absolument nécessaires à la manifestation des phénomènes; s'agissant des catégories, il est inévitable que le même argument soit perçu comme une "vue de l'esprit". On peut très bien soutenir que tout est dans l'espace et dans le temps sans être idéaliste (sans considérer espace et temps comme de pures intuitions), mais on ne peut croire à l'existence des choses en soi et admettre que tout ce qui arrive est soumis aux catégories. Voilà tout le problème de la réception de ma déduction!
W. Mais pourquoi avoir tenu à fournir une déduction transcendantale? N'aurait-il pas été plus simple d'admettre qu'à partir d'un certain point, le mot "justification" n'a plus d'application claire?
K. Ma déduction transcendantale n'est pas qu'un pis-aller. Toute science a besoin d'elle.
W. On peut considérer que vous avez cherché à fonder les différentes sciences, la philosophie critique comprise. Quant à moi, tout en critiquant la philosophie, j'ai également critiqué les sciences, les mathématiques par exemple: ce que la philosophie ne peut pas faire (à savoir, tomber dans la tarte à la crème de la métaphysique), les mathématiques non plus ne peuvent se le permettre.
K. Il est vrai que j'ai considéré la science comme un factum et que ma question concernant la possibilité des jugements scientifiques était préjudicielle. Mais considérez le pouvoir descriptif et non plus explicatif ou normatif de la notion de jugement synthétique a priori. Par exemple, dans le cas de la simple équation arithmétique, acceptée par tout le monde, la question n'est pas de savoir si elle est vraie mais comment elle l'est. N'est-ce pas?
W. La quête du fondement ne finit-elle pas par atteindre un but opposé au sien? À l'origine, il s'agissait, par ex., de démontrer que les mathématiques se suffisent à elles-mêmes; en bout de route, on se retrouve avec une philosophie des mathématiques. Pourquoi faire?
K. En décrivant la proposition mathématique comme un jugement synthétique a priori, je tiens compte à la fois de sa nécessité intrinsèque et de son usage civil, ce qui revient au même si "nécessité intrinsèque" est entendu dans le sens de la subjectivité transcendantale. Le fait que la mathématique soit pure ne l'empêche pas qu'elle puisse servir à construire les ponts, au contraire!
W. Une partie de mon problème est que les mathématiques ne sont peut-être pas des "propositions".
K. N'est-ce pas là une question qui devrait être tranchée a priori?
W. Nous ne pouvons tout de même pas donner les résultats de l'analyse avant de les avoir trouvés! Tout le paradoxe de la philosophie se trouve là: nous devons répondre à certaines questions complètement a priori et pourtant, l'analyse et la recherche sont aussi indispensables en philosophie qu'ailleurs.
K. Il me semble que ce qui fait problème ici, c'est la notion d'a priori. Je propose de cesser de la comprendre indépendamment de l'expérience. Après tout, que sont les jugements synthétiques a priori, sinon des règles pour l'expérience possible?
W. Votre position est résolument moderne. Mais qu'entendez-vous par "expérience possible"?
K. Je retiens surtout deux usages du mot "expérience": l'expérience comme connaissance empirique, où l'intuition, l'imagination et la conscience pures jouent un rôle de premier plan, et l'expérience au sens de la nature phénoménale. Ces deux concepts d'expérience, qu'on pourrait appeler le concept subjectif et le concept objectif d'expérience, coïncident à l'intérieur de l'idéalisme transcendantal.
W. N'est-ce pas là un nouveau dogmatisme et justement celui de la science moderne?
K. L'idéalisme transcendantal ne se présente pas comme une science et il n'est pas non plus lié à une conception particulière de la science. J'ai assez opposé la méthode analytique de la philosophie à la méthode synthétique de la science pour qu'on ne me soupçonne pas d'avoir simplement anticipé le tournant subjectiviste de la science moderne. Les jugements synthétiques a priori de la Critique savent très bien qu'ils n'ont qu'une validité formelle et pourtant transcendantale.
W. Comment l'analyse saurait-elle fournir de tels jugements?
K. Elle ne le saurait pas, en effet. Aussi, je dis plutôt que l'analyse présuppose une synthèse a priori. Prenez vos jeux de langage. Ne les construisez-vous pas de toutes pièces, même si vous les faites aussi proches que possible de la réalité quotidienne?
W. Vous faites des "jeux de langage" un objet à juger suivant vos catégories, alors que je cherche uniquement à présenter un usage.
K. Décrire un usage n'est pas simplement le suivre aveuglément. On sait que vous opposez la description, qui sied au philosophe, à l'explication typique du mode de pensée scientifique. Admettons que la description est analytique et l'explication synthétique. Dès lors, dites-vous, quel besoin avons-nous des jugements synthétiques a priori? Ils n'ont pas leur place dans ce tableau. Or bien qu'elle procède suivant la méthode analytique (88), la philosophie ne comporte pas que des jugements analytiques; les jugements synthétiques a priori constituent son essence.
W. Je nie que la métaphysique soit à même de décrire des phénomènes très généraux inaccessibles à tout autre discipline que celle-là.
K. Je le nie également, mais je donne à mon refus une forme résolument positive en affirmant que ses jugements sont synthétiques a priori quant à l'intention.
W. De quelle "intention" s'agit-il donc?
K. Pour la métaphysique classique, le but était de se prononcer sur les choses en général et en soi. Or là où on ne saurait dire, mes propositions cherchent à montrer; elles ont donc un sens uniquement formel et non matériel. Par ailleurs, dans la mesure où les choses en soi n'existent pour personne, on peut accorder que la discipline qui s'aperçoit du fait et en tire les conséquences comporte des jugements synthétiques a priori.
W. Prétendez-vous avoir découvert certains faits très généraux concernant la nature et le langage?
K. Je me suis permis uniquement une "hypothèse transcendantale" (89). Et la Critique ne prétend pas vérifier le fait qu'il n'existe que des phénomènes et nulle chose en soi. Au contraire, elle laisse la place libre pour la postulation des choses en soi, si nécessaire. Mais ce n'est pas sa tâche, par exemple, de se prononcer sur le nombre de choses qu'il y a dans le monde (90). Comme vous, j'ai accordé beaucoup d'attention à l'acte de préciser quelle est la tâche de la philosophie.
W. Les philosophes ne font rien qu'ils seraient les seuls à pouvoir faire. La philosophie n'est pas une science. Mais cela ne vous a pas empêché de proposer des "Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science".
K. J'ai même cru, à la fin de ma vie, qu'il serait possible de découvrir un passage de la métaphysique de la nature à la physique (91). Ce sont là des recherches qui n'ont pas abouti.
W. La métaphysique ne s'est pas transformée en science sous l'impulsion de la Critique, pas plus que l'idéalisme transcendantal n'a pénétré jusqu'au sens commun après avoir été confirmé par la science.
K. Mes idéaux d'alors doivent appartenir pour vous à l'enfance de la philosophie.
W. À différentes époques, nos idéaux d'exactitude sont différents; aucun d'entre eux n'est le plus haut (92). La question n'est pas que la philosophie ne puisse pas faire d'erreur, comme si elle s'identifiait à la logique, mais accomplit-elle ou non sa tâche?
K. En quoi cette tâche consiste-t-elle pour vous? En l'analyse des propositions du langage ordinaire?
W. La philosophie n'est pas la simple description de l'usage linguistique et pourtant, on peut apprendre la philosophie en étant constamment attentif à toutes les expressions de la vie dans le langage. (93)
K. Pourquoi ne pas marier votre concept de jeu de langage et ma notion de jugement synthétique a priori?
W. La seule définition des "jugements" que je retienne est transsubjective. Les jugements sont l'expression d'un accord ou d'un désaccord dynamique à l'intérieur d'un groupe.
K. Supposons que le groupe soit unique, l'humanité parlante par exemple.
W. L'erreur solipsiste et idéaliste consiste justement à penser que l'homme est unique ou que l'est son point de vue. L'homme est unique simplement en tant qu'il est vivant, comme les autres créatures. Sa lucidité ne peut pas aller plus loin que cela.
K. N'avez-vous donc aucune visée positive?
W. À celui qui prétendrait avoir trouvé la "solution" des problèmes logiques (ou philosophiques), il suffirait d'opposer qu'il fut un temps où ces problèmes n'étaient point résolus (et qu'en ce temps-là aussi il fallait bien que l'on pût vivre et penser) (94).
K. Et philosopher aussi?
W. On doit pouvoir s'arrêter de philosopher en tout temps.
K. Je crois comprendre ce que vous entendez par là. Dans les Prolégomènes (95), j'ai conseillé aux faiseurs de métaphysique de ranger leurs cahiers de notes jusqu'à ce que la solution du problème critique ait été trouvée.
W. J'entends qu'on doit pouvoir s'arrêter non seulement lorsqu'il y a problème, antinomie, etc., mais encore librement.
HALTE
W. Quel est le sens de votre distinction entre propositions analytiques et propositions synthétiques?
K. Je vois dans cette différence entre "analytique" et "synthétique" un outil formel. Il n'est pas possible de forger une seule proposition au moyen de cet outil, mais il permet de reconnaître le caractère d'une proposition quelconque.
W. Qu'entendez-vous par "caractère"?
K. La manière dont la proposition est pensée vraie. Pour reprendre une opposition connue du Tractatus, je rattache le fait qu'une proposition soit analytique ou synthétique à son sens plutôt qu'à sa vérité-fausseté.
W. Pourtant, votre dichotomie analytique/synthétique cherche surtout à creuser la signification des termes (ou à l'étendre, ce qui revient pratiquement au même, puisque ce contenu pourra éventuellement être rattaché au concept), une procédure que j'ai moi-même abandonnée après le Tractatus. Et si on peut parler dans votre cas d'un intérêt pour la notion d'usage, c'est de manière verticale plutôt qu'horizontale: vous vous rendez bien compte que l'action, d'une certaine manière, vient en premier, mais je me demande si vous pouvez appliquer votre distinction analytique/synthétique à d'autres propositions que les vôtres. J'entends: l'appliquer suivant vos critères d'objectivité et de nécessité. Et si la réponse est négative, comme je le crains, comment s'attendre que la distinction ait un usage réel?
K. Me permettriez-vous de suggérer que votre objet d'étude privilégié étant le langage et le mien, la pensée, il pourrait se faire que nos points de désaccord n'aient pas d'autre origine que celle-là? Par ailleurs, votre but ne semble pas être de réduire la pensée au langage.
W. En effet, je trouve plus intéressant de remarquer que "pensée" et "langage" sont superficiellement proches, alors qu'on se convainc habituellement du contraire, et qu'ils sont éloignés du point de vue de leur grammaire profonde, alors qu'on voudrait absolument que la pensée soit "déjà" un langage.
K. Dois-je comprendre que vous niez que la pensée soit structurée comme un langage?
W. En toute logique, je ne peux me permettre de le nier. On ne peut dire ce qu'est la pensée sans se servir du langage. Inversement, cette proposition étant grammaticale, on n'en peut déduire que la pensée est structurée comme un langage, ou qu'elle est une espèce particulière de "conscience" ayant besoin de la médiation du langage, etc. Non seulement ces théories disent-elles plus qu'on ne peut "savoir", elles disent ce qu'on n'a pas besoin de savoir.
K. Quel rôle attribuez-vous à la pensée dans les jeux de langage?
W. Il ne saurait être question de lui attribuer d'entrée de jeu un rôle fondamental. On commence par examiner et par décrire des jeux de langage où la pensée intervient.
K. Est-ce que le mot "pensée" doit absolument être prononcé au cours du jeu de langage?
W. Considérons deux cas possibles. Dans le premier, il s'agit d'enseigner à quelqu'un ce que c'est que "penser" (Heidegger pouvait traiter une telle question dans ses cours). Dans l'autre, on ne veut que donner un exemple de l'activité de penser ("réfléchir en parlant" pourrait faire l'affaire). Dans ces jeux de langage, le mot "pensée" n'est pas défini de manière ostensive: "Voici le mot, voici la chose ou l'être". C'est la pensée comme activité qui nous intéresse et non pas seulement le mot "penser".
K. "Penser", n'est-ce pas là un concept?
W. Quel en est l'usage dans le contexte des jeux de langage?
K. Diriez-vous que l'usage est au concept ce que l'intuition est à la catégorie pour la Critique?
W. Comme représentation, l'intuition ne s'assimile-t-elle pas à la signification plus facilement qu'à l'usage?
K. Je vous donne raison si on s'en tient à l'intuition empirique. Mais en aucun cas l'intuition pure est-elle l'"objet qui correspond au concept".
W. Votre "intuition pure" n'est-elle pas condamnée à n'avoir qu'un usage superlatif?
K. J'ai tenté de démontrer le contraire avec ma déduction transcendantale des catégories. Celle-ci ne fait pas qu'établir la véracité des concepts purs de l'entendement, elle justifie aussi les intuitions pures d'espace et de temps.
W. Comment pourrais-je vous suivre sur ce terrain?
K. Revenons donc à la pensée et aux jeux de langage. Vous dites ne pas vouloir donner à la première une position privilégiée au milieu des jeux de langage, mais le fait que le mot "langage" apparaisse dans l'expression "jeu de langage" ne lui confère-t-il pas le privilège que vous refusez à la pensée?
W. Celui qui parle accorde-t-il un privilège au langage?
K. Acceptez-vous la distinction entre ce qui est connu a priori et ce qui ne l'est qu'a posteriori?
W. Parler le langage est quelque chose qui a toujours lieu a posteriori. Les seules propositions a priori qui se peuvent formuler sur le langage sont celles de la grammaire; or elles ne sont pas soumises au principe de vérifiabilité puisque c'est le langage autant que nous qui les "dit".
K. Ne m'accorderez-vous pas que c'est aussi l'expérience (comme connaissance) qui formule les principes de l'entendement pur, et que si l'on a affaire dans un cas à des propositions analytiques, dans l'autre à des propositions synthétiques, c'est dû à la différence d'objet (le langage dans un cas et l'expérience possible dans l'autre)?
W. Autrement dit, même vos principes de l'entendement pur pourraient être des propositions grammaticales.
K. Je suis prêt à vous l'accorder.
W. Est-ce que cela ne sonne pas le deuil de la distinction analytique/synthétique?
K. Je ne suis pas de cet avis. Comme cette distinction est un outil critique, il importe plus qu'elle soit applicable que de s'assurer qu'une proposition est analytique ou synthétique une fois pour toutes. Je n'ai jamais considéré les caractères "analytique" et "synthétique" comme des désignateurs rigides. La distinction analytique/synthétique est comme ces règles à mesurer que vous imaginez et qui rapetissent ou qui s'étendent sous l'effet du froid et de la chaleur: il suffit de leur trouver un usage pour qu'elles soient sauvées du ridicule.
W. À quel usage songez-vous pour la distinction analytique/synthétique?
K. Certainement pas en premier lieu à l'usage traditionnel de cette division devenue classique, en philosophie analytique surtout, car il n'a pas toujours été critique.
W. Alors quoi?
K. La division entre jugements analytiques et jugements synthétiques peut être considérée comme une pierre de touche pour tester la valeur (Geltung) d'un jugement. Ainsi, un jugement qui est proposé comme synthétique alors qu'il est de toute évidence analytique ne peut qu'être rejeté comme dépourvu de sens. Et je ne me suis pas privé de le faire à de nombreuses reprises.
W. Dès lors, que prétend être la distinction analytique/synthétique, sinon le moyen de faire la discrimination entre sens et non-sens? Mais qui va nous fournir les critères d'application de cette distinction?
K. Je suis prêt à reconnaître qu'en appliquant ma division entre jugements analytiques et jugements synthétiques, on ne démontre pas que telle proposition a du sens mais uniquement la manière dont elle est pensée vraie. Voilà pour l'usage positif de la distinction analytique/synthétique (DAS). Je vous ai également déjà présenté son usage négatif: si une proposition est dénuée de sens, comptez que cela va se refléter dans l'application de la DAS.
W. Est-ce là selon vous la tâche essentielle de la philosophie?
K. Ce travail me semble en tout cas compatible avec la Critique. Mais la véritable question à décider entre nous n'est-elle pas celle de savoir si la philosophie n'a droit qu'à des jugements analytiques, ou si elle peut également produire des jugements synthétiques?
W. Je suis d'avis qu'elle n'en produit pas au sens ordinaire: des jugements synthétiques en philosophie devraient porter sur les "phénomènes", ou sur des "expériences internes". Je rejette tout ce qui ressemble à une "expérience authentiquement philosophique", les "états intérieurs", etc., ou plutôt si je ne les renie pas comme expériences esthétiques ou mystiques, je nie que la philosophie soit fondée sur de telles expériences.
K. La nature des propositions philosophiques propositions grammaticales ou analytiques ne découle-t-elle pas de la nature du langage?
W. Exactement. Remarquez que nous ne décidons pas de la nature du langage, nous ne faisons qu'exprimer son essence au moyen de règles grammaticales qui ne sont pas sensées décrire le langage d'un point de vue extérieur à lui.
K. Comment peut-on suivre de telles règles?
W. Il peut y avoir bien des manières de suivre une règle, quantité de comportements différents et même opposés peuvent se rattacher à l'expression "suivre une règle".
K. C'est là l'aspect formel de toute expression linguistique, qui ne consiste pas pour une proposition à être limitée à une seule forme, puisqu'il permet au multiple de s'incarner en elle.
W. Vous parlez le langage d'une autre époque que la mienne mais je vous suis: là où vos jugements abandonnent la quête de la chose en soi au profit de la description des phénomènes, votre pensée se trouve parfaitement compatible avec la mienne concernant la multiplicité des usages possibles d'une expression. Mais remarquez que je considère en outre qu'il y a d'innombrables catégories de propositions (96) et non pas seulement quelques-unes, qu'on pourrait répertorier dans une table des jugements.
K. Ici comme souvent, vous évoluez plutôt dans le champ que je réservais à la Critique de la faculté de juger, que dans celui de la Critique de la raison pure. On peut évoquer la multiplicité indéfinie des jeux de langage, la finalité sans fin du langage lui-même... je me questionne sur l'originalité de votre "logique transcendantale" (je veux parler de la "grammaire philosophique").
W. Je ne risquerai pas une définition. On peut tenter de préciser ce que j'entends par "grammaire" dans le langage de votre système. D'abord, la grammaire est autonome tout comme la logique transcendantale est indépendante de l'esthétique transcendantale, en dépit d'un certain "engagement ontologique" à son endroit. L'autonomie de la grammaire tient à ce qu'elle n'est redevable d'aucune réalité (97). D'un autre côté, la grammaire n'a pas d'autre but que le langage lui-même, ce qui implique qu'elle n'est pas "désintéressée" (comme la Critique du jugement) ou "objective" (comme la Critique de la raison pure). Si le langage est objectif, alors elle est objective, mais que peut bien signifier cette déclaration? Ne limitant pas ma recherche au phénomène de la connaissance, le concept d'objectivité n'a pas à l'intérieur de ma grammaire l'importance qu'il a dans votre logique transcendantale.
K. Bien que ce ne soit pas la connaissance qui vous intéresse mais le langage dites-vous, n'en avez-vous pas moins besoin de vous situer à un niveau normatif? Là où les jugements de ma logique prétendent être objectifs, vos propositions grammaticales n'ont-elles pas le statut de règles?
W. Je ne m'intéresse pas tant au statut de la règle qu'à la manière dont nous suivons des règles à l'intérieur de nos jeux de langage.
K. Diriez-vous que nous suivons une règle a priori comme nous en suivons une autre qui est énoncée a posteriori?
W. Je dirais plutôt qu'on ne peut pas "suivre" une règle a priori: il y a là une contradiction dans les termes, comme pour l'expression de "jugement synthétique a priori".
K. Ce dont je ne peux vous convaincre en passant par le versant objectif habituel, permettez-moi de tenter de vous l'exposer en passant par le versant transcendantal.
W. Je vous en prie.
K. La distinction entre phénomènes et choses en soi est le point de départ. Si elle est valable, alors la connaissance synthétique a priori est possible. À partir de là, on peut rassembler toute l'expérience sous quelques principes qui, sans être des dogmes, sont de véritables règles pour l'expérience possible.
W. Qu'est-ce que suivre une règle comme le concept de causalité révisé, par exemple?
K. La loi de causalité limitée par le concept d'expérience possible est un enchaînement de phénomènes. Suivre cette loi, c'est simplement suivre le cours de l'expérience. Pour parler le langage du Tractatus, "tout ce qui arrive" est suivi de quelque chose. Et si vous me demandez pour quel motif je tiens ici à parler de "causalité" plutôt que de simple "successivité", je vous répondrai que c'est pour satisfaire à l'exigence d'unité nécessaire de la pensée. Autrement dit, je cherche ce qui dans l'expérience possible vous diriez: dans nos jeux de langage peut représenter le concept d'une cause inéluctablement suivie d'un effet déterminé. Si vous voulez, j'ai recours à une ruse de la raison pour donner à la pensée une image de ce qu'elle demande.
W. Tromper la pensée n'est-il pas vous tromper vous-même?
K. Il ne s'agit pas de tromper la pensée mais de changer la manière de penser. Vous dites que pour obtenir une certaine relativité par rapport à nos schèmes de pensée, rien ne vaut s'imaginer des jeux de langage d'où ces schèmes se trouvent absents (98). Considérez donc mon "hypothèse transcendantale" comme un tel jeu de langage: lorsque les membres de ma tribu "connaissent", ils acceptent l'aspect phénoménal de la chose connue et le soumettent aux règles qu'ils se sont librement données (du moins on le suppose); et ils rejettent son aspect de chose en soi comme simple apparence (Schein). Admettez-vous que l'on puisse voir les choses telles qu'elles sont, ou au contraire se les représenter?
W. Je peux facilement donner un sens à cette opposition.
K. Au lieu de juger que les choses que nous voyons, manipulons ou produisons sont les vraies choses, et les choses que nous nous représentons, de simples images, les membres de ma tribu ont décrété que nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. Si vous voulez, considérez que c'est là une règle qu'ils se sont donnée à eux-mêmes. Ne vous dites pas que c'est à seule fin de justifier la connaissance synthétique a priori qu'ils l'ont fait, car ce serait là une confirmation postérieure, taillée sur mesure. Dites-vous seulement qu'on a affaire à une forme de vie différente de la nôtre. Prenons un exemple de la vie quotidienne de ces "gens". Un homme va au marché pour acheter de quoi nourrir sa famille. Il peut accepter de la nourriture pour de l'argent, mais il reste conscient que les deux phénomènes sont liés seulement à l'intérieur d'une expérience possible: l'argent n'a en soi rien à voir avec la nourriture! Mon idéalisme est un relativisme.
W. Ce qui ne vous empêche pas de rester conventionnaliste à l'égard des règles.
K. Suis-je conventionnaliste?
W. Votre homme ne suit-il pas la règle consistant à se rendre dans un lieu public et à y échanger une forme de monnaie contre des fruits, etc., aveuglément?
K. Au contraire, il fait preuve de lucidité en n'y voyant rien de plus qu'une règle que les hommes ont adoptée, à un moment de leur histoire.
W. Ne suit-il pas la règle exactement comme le ferait un autre qui n'aurait pas eu accès à ce savoir?
K. Ce qui le distingue est qu'il se contente de suivre la règle sans en inférer, par exemple, la réalité en soi de l'argent. Qu'il doive se soumettre à une règle (par exemple celle de l'échange d'argent contre la nourriture), ou qu'il se la donne à lui-même (comme c'est le cas de sa règle d'or: "nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes"), il a toujours devant lui une règle de l'expérience possible.
W. Je reviens à mon épithète de "conventionnaliste", à laquelle j'ajouterai celle de "nominaliste". Non que je tienne à ces étiquettes. Je voudrais simplement vous faire remarquer que la plus subtile des théories la vôtre est encore une théorie.
K. Je me serais plutôt attendu à ce que vous me reprochiez, comme tant d'autres, d'avoir assis ma théorie sur une morale.
W. D'une certaine manière, je suis encore plus fautif que vous sur le plan de l'unité de la théorie et de la pratique. Car j'ai cru en l'existence de tautologies, puis de propositions grammaticales, qui ne devaient rien à la pratique quotidienne du jeu. Elles n'étaient "redevables d'aucune réalité", pour employer mon jargon.
K. Ce que vous appelez la "pratique quotidienne du jeu" n'est-il pas de l'ordre de l'expérience?
W. Mais est-ce que je suis continuellement en train de faire une expérience?
K. L'expérience possible n'est pas une expérience réelle du type de celles que vous récusez. Ainsi, elle n'"accompagne" pas ma pratique quotidienne dans le but de lui "conférer un sens".
W. Qu'est-ce que l'expérience possible, en dehors de l'expérience réelle?
K. L'expérience possible est uniquement une modalité de l'expérience réelle. En ce sens, j'accepte votre énoncé selon lequel les propositions grammaticales je dirais "transcendantales" ne sont redevables d'aucune réalité.
W. Comment va-t-on distinguer la proposition grammaticale du non-sens?
K. Le jugement transcendantal et l'énoncé grammatical ne sont-ils pas engagés a priori, qui à l'endroit de l'expérience et qui à l'endroit des jeux de langage?
W. En présupposant la validité a priori de ces jugements, ne chercheriez-vous pas finalement à fonder la logique?
K. Je ne "fonde" la logique ni dans la Critique de la raison pure, ni dans mon manuel de logique inspiré de Meier. La logique transcendantale n'est pas une construction s'ajoutant à la logique générale (une métalogique), mais il y a là un autre usage du mot "logique" que celui auquel la tradition nous a accoutumés. Je ne me dissimule pas la difficulté d'introduire un nouvel usage. Ce qui distingue la logique transcendantale de la logique générale, à mes yeux, est de ne pas faire abstraction du contenu a priori de la connaissance.
W. N'allez pas me prêcher la vertu des "formes logiques", comme le faisait Russell!
K. L'intuition pure est ce qui constitue a priori le contenu de la connaissance.
W. Ainsi, vous préférez la chimère des phénoménologues à celle des logiciens.
K. Je préférerais éviter d'appeler "chimère" tout ce qui n'est pas d'ordre empirique. D'ailleurs, les phénoménologues n'ont-ils pas préconisé un "retour aux choses"?
W. C'est là un mot d'ordre qui a été suivi des façons les plus diverses. Le problème n'est-il pas que certains qu'ils se qualifient de philosophes, de logiciens ou comme ils voudront tentent d'imposer un usage aux dépens de tous les autres qui sont possibles en même temps que lui?
K. Est-ce que votre remarque grammaticale prétend imposer un nouvel usage? Elle ne fait que décrire celui qui est déjà là. Quand au jugement synthétique a priori, il n'est rien de plus qu'une règle pour l'expérience possible.
W. Vous tentez de donner un sens aux dénominations de "jugement synthétique a priori" et de "proposition grammaticale". Ce qui vous amène inévitablement à parler d'expérience possible et d'usage dans le contexte des jeux de langage. D'aucuns pourraient détecter là une confusion conceptuelle. Plutôt que de chercher à justifier nos jugements respectifs en soutenant qu'ils sont en règle par rapport à l'expérience et à l'usage, ne vaudrait-il pas mieux se demander si l'expérience et les jeux de langage ont besoin de nos énoncés?
K. Tout dépend de ce que vous entendez par "besoin". J'ai fourni dans la Critique plusieurs "preuves" à l'effet que la validité des principes de l'entendement pur est présupposée à l'intérieur de l'expérience. Naturellement, ces preuves valent ce qu'elles valent, mais il ne faut pas oublier que leur but était de démontrer que l'objet de l'expérience coïncide avec celui des principes de l'entendement pur.
W. Mais encore une fois, pourquoi l'expérience devrait-elle en passer par les jugements synthétiques a priori?
K. Nous oscillons sans cesse entre un concept formel et un concept matériel de l'expérience.
W. Ne pourrions-nous faire l'économie complète de ce concept d'expérience?
K. Sans l'expérience, il n'y aurait pas non plus le "moi" puisque celui-ci n'est qu'un simple phénomène.
W. N'est-ce pas encore lui pourtant qui sous le nom d'unité synthétique de l'aperception pure, prétend régenter tout le champ de l'expérience?
K. Uniquement celui de l'expérience possible pour nous.
W. Ses jugements ne sont donc pas absolument nécessaires et universels?
K. Ils ne le sont pas, si vous prenez ces qualificatifs dans leur sens étroit et dogmatique. Puisqu'il vous gêne, oubliez le caractère a priori des jugements de l'entendement pur. Ne faites qu'envisager pour lui la possibilité de jugements synthétiques. Et si l'existence de l'entendement pur vous paraît douteuse, ne retenez qu'une instance de jugement. Car il faut bien, je suppose, que quelqu'un (ce peut être un groupe) exerce le jugement?
W. C'est là une remarque grammaticale. L'erreur serait de prendre cet énoncé pour une proposition transcendantale, "une proposition rendant possible l'expérience elle-même".
K. Alors quel est le sens de votre affirmation selon laquelle l'essence s'exprime par la grammaire? Qu'est-ce que la vérité?
W. Dans tout ceci, vous exigez de vous-même une conscience et une lucidité qui ne sont pas données à un homme ordinaire.
K. Pourtant, lorsque je cherche à introduire l'intuition dans le débat conceptuel, vous me renvoyez à des "chimères". L'intuition est pourtant un simple trait de la finitude humaine: nous avons besoin d'être affectés par les choses pour les connaître. Et si le temps était l'intuition pure?
W. Faites-vous une supposition?
K. Selon vous, les suppositions, hypothèses et explications n'ont pas leur place en philosophie. Je crois comprendre que vous encouragez ainsi un type de philosophie intemporelle que vous récusez par ailleurs; chez vous, la main droite ne sait pas toujours ce que fait la main gauche.
W. Si une pensée s'exprime de façon contradictoire, ses deux versants opposés peuvent nous apprendre quelque chose de différent. Que je qualifie mes propositions de "non-sens", cela peut ennuyer ceux qui voient toute leur tâche dans le décryptage de tels énoncés. D'un autre côté, vous pouvez y découvrir le désir que j'ai de voir s'exprimer une part de la détresse humaine; car c'est uniquement lorsque nous est retirée la possibilité d'atteindre nos fins pratiques les plus élevées que nous adoptons l'attitude juste à leur égard en ne les considérant plus ni comme acquises, ni comme inaccessibles.
K. Et si la finitude humaine était justement ce qui rend possibles les jugements synthétiques a priori?
W. Vous pouvez comprendre que je m'attaque au même problème que vous, sans retenir la solution subjective-transcendantale. Plus exactement, je crains que la solution du problème des jugements synthétiques a priori ne serve qu'à occulter le problème.
K. Je comprends vos scrupules. J'ai craint moi aussi, un moment, qu'il n'arrive à "la solution du problème de Hume" ce qui était advenu au problème lui-même, à savoir qu'on ne l'oublie (99).
W. Le problème des jugements synthétiques a priori semble pointer directement vers ce que vous et Heidegger appelez notre finitude.
K. Les dernières propositions du Tractatus, que l'on dit "mystiques", ne concernent-elles pas aussi cette question?
W. Les diriez-vous synthétiques a priori?
K. Permettez-moi de rappeler qu'à mon avis, la philosophie pure compte peu de connaissances synthétiques a priori, bien qu'elle soit assez riche en propositions analytiques. (100) Bien que vous ayez tenu à écrire les dernières propositions du Tractatus, on n'aurait pu attendre de vous une oeuvre d'inspiration morale ou même esthétique. C'est là ce qui distingue le philosophe des autres penseurs: il n'est pas celui qui produit beaucoup de jugements synthétiques; par contre, je ne crois pas qu'il s'en trouve un seul qui n'ait jamais tenté de produire un ou plusieurs jugements synthétiques a priori.
W. Les livres de M. Heidegger ne regorgent-ils pas de prétendus jugements synthétiques a priori?
K. En dernière analyse, seul le contexte peut nous dire si tel ou tel jugement est synthétique a priori. Si vous les considérez hors de tout contexte ce qui est dogmatique nombre de propositions de Heidegger vont vous apparaître synthétiques a priori, du moins quant à l'intention. Toutefois, si vous les replacez à l'intérieur du cheminement de leur auteur, il s'agit souvent de simples jugements analytiques.
W. Comment obtient-on un jugement analytique en philosophie, sinon par l'analyse? Celle-ci n'est-elle pas également la seule méthode que vous préconisiez en philosophie?
K. Ce que j'ai appelé "la révolution copernicienne en philosophie" n'a pas été rendu possible uniquement par l'analyse des propositions. Et j'estime que le tournant linguistique que vous opérez, s'il vous amène naturellement à faire porter l'accent sur les jugements analytiques de la grammaire philosophique, n'en a pas moins pour origine un jugement synthétique a priori.
W. Vous dites bien un "jugement" et non pas une "expérience".
K. En effet, et je reste conscient que pour vous, un jugement n'est pas qu'une proposition destinée à être analysée hors de tout contexte.
W. Le jugement synthétique a priori qui se trouve à la base du langage, s'il en est, n'est pas celui d'un seul homme et il n'est pas celui d'une conscience humaine plus large.
K. Accepteriez-vous que l'on décrive le jugement comme le langage en tant qu'il est impliqué dans les actions les plus diverses?
W. Votre "description" a l'avantage de ne pas opposer les mots aux choses (ou aux actions). Toutefois, ne dissimule-t-elle pas une tentative d'explication? Vous pouvez décrire des jeux de langage de manière à montrer ou de manière à ce qu'un oeil exercé voit ce que votre proposition ci-dessus essaie de dire. Mais quelle garantie avez-vous que cette proposition soit un "jugement" au sens que vous cherchez à introduire?
K. Récusez-vous toute proposition complètement généralisée?
W. Est-ce que je la récuse? Est-ce que l'équation mathématique est complètement généralisée et surtout, quel usage pouvons-nous faire de cette caractérisation des mathématiques?
K. Certes, j'ai d'abord introduit cette notion de jugement synthétique a priori dans le contexte de la critique de la métaphysique. Voyez-vous, c'est un fait que la métaphysique prétendait énoncer des propositions portant sur le monde, la liberté, l'âme, sans qu'on sache trop comment elle s'y prenait pour atteindre un tel niveau de généralité et surtout, sans qu'elle-même se questionnât à ce sujet. Mon propos requérant toute la généralité possible, c'est à la raison pure que j'en ai appelé pour résoudre cette question et non pas aux systèmes.
W. Ne vous placiez-vous pas de la sorte à un niveau de généralité égal à celui de la métaphysique?
K. Permettez-moi de faire une mise au point. Premièrement, je n'anticipais pas la défaite complète de toute métaphysique future (celle du passé ayant pu étaler sa présomption uniquement parce que nombreux étaient ceux qui y trouvaient leur intérêt personnel, et plus nombreux encore ceux qui ne s'en souciaient point), mais je voulais bien croire qu'elle serait encore possible comme science. Comment? Deuxièmement, je considérais que toutes les sciences avaient intérêt à ce que cette question soit posée et dans la mesure du possible, résolue. En effet, ce n'est pas tant la philosophie que la raison qui s'exerce dans ces activités de discrimination du jugement analytique d'avec le jugement synthétique et de mise au jour de jugements synthétiques a priori dans des propositions que l'on se contentait jusqu'alors de considérer comme des évidences ou des vérités en soi. Par la découverte qu'elle n'est pas seule à pouvoir énoncer des jugements où ce qui est dit dépasse le contenu du sujet, la philosophie s'affranchit de l'obligation de revendiquer pour elle-même un type de propositions qui n'auraient aucun autre usage connu. D'un autre côté, il est d'autant plus urgent, si l'on peut dire, de répondre à la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori que même les sciences reconnues sont fondées sur de tels jugements.
W. Considérez-vous que vous avez montré hors de tout doute raisonnable que les jugements synthétiques a priori étaient possibles?
K. Je vous répondrai que oui, en mettant l'accent sur le mot "possibles".
W. Qu'entendez-vous par "raison"? Une faculté, des pouvoirs?
K. Heidegger vous dirait que je n'entends, au fond, que le principe de raison (101). Il n'a pas tort si on pense que la raison est, selon moi, l'instance par rapport à laquelle tout doit être jugé. D'ailleurs, le langage n'adopte-t-il pas chez vous la place que la raison a dans mon "système", si on peut appeler ainsi l'ensemble des trois Critiques?
W. Le langage est comparable à la raison en ceci: ce qui ne peut se dire ne peut non plus se penser; il est comparable à l'intuition pure en ce qu'il est seul, dans mon "système", à pouvoir fournir un sens à cette expression.
K. Ce sont là des rapprochements que d'aucuns jugeraient osés.
W. Il ne s'agit que de "ressemblances de famille": à l'intérieur d'une famille, la ressemblance la plus forte n'exclut pas, souvent, les différences radicales. Ainsi, comme je l'ai déjà souligné, "langage" et "pensée", bien que proches par la grammaire de surface, sont étrangers l'un à l'autre dans leur grammaire profonde. Je n'irais donc pas jusqu'à soumettre les jeux de langage au tribunal de la raison, malgré la légitimité du rapprochement des notions de raison chez Kant et de langage chez Wittgenstein. Si j'avais eu à faire face à un problème aussi sérieux que celui de la possibilité des jugements synthétiques a priori l'a été pour vous, il est probable que j'aurais laissé le langage prendre soin de lui-même.
K. Voulez-vous dire que vous auriez laissé faire?
W. Non! Mais plutôt que de me demander comment les jugements synthétiques a priori sont possibles absolument parlant, j'aurais: i) cherché à inventorier les usages possibles de la notion de "jugement synthétique a priori" (allait-il simplement s'agir de reconnaître les jugements synthétiques a priori authentiques par opposition à ceux qui ne le sont pas? désirait-on, comme cela est probable, pouvoir produire de nouveaux jugements synthétiques a priori? dans quelle mesure ceux-ci auraient-ils un usage réel à l'intérieur de nos jeux de langage, etc.); ii) examiné les exemples de jugements synthétiques avérés, non pas pour les analyser mais pour voir comment le langage se comporte en cette matière, lorsqu'il est à son affaire.
K. Je ne peux qu'appuyer vos recommandations et regretter qu'elles n'aient pas été mieux suivies dans le travail qui précède. Cependant, cela aurait-il suffi? Le problème qui nous occupe n'exige-t-il pas que l'on remonte jusqu'aux sources a priori de la connaissance?
W. Oubliez la connaissance a priori pour un moment et considérez plutôt le langage dans lequel s'expriment les jugements synthétiques a priori. Un des leitmotive de ma pensée est que ce langage, ni ne peut être justifié, ni n'a besoin de l'être, une fois qu'on a saisi l'importance du rôle qu'il a dans nos vies. Ce rôle ne se réduit pas à "connaître" mais il englobe également "parler", "écouter", "écrire", etc. Toutes ces activités impliquant le langage ont lieu a posteriori. On ne peut donner aucun sens aux expressions "écrire a priori", "écouter a priori". Ces différents concepts participent pourtant de la connaissance et du langage, au même titre que ceux de "proposition" et de "jugement". Il est vrai que cette dernière notion implique déjà quelque chose comme une action.
K. En effet, la notion de jugement synthétique a priori devait non seulement rendre manifeste l'interdépendance de l'intuition et du concept, mais également témoigner de la spontanéité de l'entendement. Or cette spontanéité doit être pure, non divisée.
W. Est-ce à dire qu'elle ne saurait être partagée?
K. Au contraire. En aucune façon la spontanéité pure (que j'associe au concept de liberté), exclut-elle le consensus. Seulement, comme vous savez, l'essentiel n'est pas que les hommes s'accordent dans leurs jugements mais que ceux-ci soient objectifs, de manière à faire face au cas inévitable où les hommes, bien que d'accord entre eux, seraient dans l'erreur.
W. Je vous accorde que celui qui croit à la solidarité à l'intérieur du jugement doit également faire une place à la dissension. Toutefois, ne chercheriez-vous pas à vous prémunir contre l'erreur une fois pour toutes?
K. La tâche de la grammaire philosophique n'est-elle pas de distinguer le sens du non-sens et ne doit-elle pas s'en acquitter a priori?
W. Le fait pour la philosophie de s'acquitter de sa tâche a priori signifie uniquement que ses décisions ne sont pas prises sur la base de l'expérience mais du langage.
K. Le langage n'est pas l'affaire du seul entendement. Ne lui attribuez-vous pas une intuition?
W. Certes. Mais là encore, le fait de la dire a priori, si vous y tenez, signifie uniquement qu'elle est antérieure au jugement et à son objectivité particulière. D'ailleurs, je ne dis pas que cette objectivité est une illusion, je dis uniquement qu'elle a un terme et que ce terme, de deux choses l'une, est constitué par notre pratique ou repose sur un mauvais fondement (qui ne repose lui-même sur rien). Vous avez très bien vu, il me semble, que toute philosophie était en son fond idéaliste et que la connaissance transcendantale était inséparable d'une subjectivité particulière (finie). Cependant, je me demande quelle place peut faire votre système à ce que j'appelle "notre pratique" ou "la manière dont nous agissons".
K. Pour autant que je puis y discerner la présence d'un "nous", votre "philosophie pratique" est parfaitement compatible avec mon système; il suffirait d'exploiter un peu plus que je ne l'ai fait le potentiel d'une anthropologie transcendantale.
W. Même si vous acceptiez de considérer le langage comme l'équivalent de votre "intuition pure", le temps, je ne crois pas que je pourrais jamais être à l'aise dans votre système. Voyez-vous, je ne revendique aucune découverte ni aucune invention. Mon seul désir est que nous revenions à une plus grande simplicité dans les affaires de la pensée et du langage. Une fois que j'ai cessé de me préoccuper des problèmes liés à un "langage idéal", par exemple et vos jugements synthétiques a priori ne sont-ils pas les énoncés d'un tel idiome? mon intérêt pour les énoncés de la logique, des mathématiques, voire de la philosophie ou de la psychologie s'est changé en intérêt pour le langage ordinaire tel qu'il se pratique dans ces secteurs d'activité.
K. Vous ne ferez pourtant jamais d'une proposition des mathématiques une proposition du langage ordinaire.
W. Aussi n'y a-t-il pas à proprement parler de "propositions" ou de "jugements" en mathématiques. On n'y trouve que des règles de transformation.
K. Il me semble pourtant qu'on y juge comme dans n'importe quelle autre discipline de la raison.
W. Ce qui vous paraît caractériser les "disciplines de la raison" est qu'on y énonce des jugements synthétiques a priori. Vous êtes prêt à reconnaître que ceux-ci sont composés de concepts qui, même lorsqu'ils sont purs, doivent être rapportés à l'intuition sensible pour avoir une signification. Cependant, même l'intuition sensible a besoin d'une forme a priori. Vous n'échappez donc pas au modèle d'une exactitude idéale qui, s'il peut conduire à des découvertes et à des inventions dans les différentes sphères "scientifiques", ne peut à la longue qu'occulter ce qu'il y a à montrer en philosophie.
K. Ce "montrer" n'est pourtant pas seulement subjectif, mais il prétend à une certaine objectivité?
W. L'objectivité ne saurait qu'être formelle en philosophie. Ce n'est pas tant, comme on l'a dit souvent, parce que cette discipline n'a pas d'objet comme chaque science qui se respecte en a un (le nombre pour la mathématique, la vie pur la biologie, etc.) car cette attribution d'objets est naïve même du point de vue des sciences instrumentales c'est que la philosophie, à mon sens, finit par n'être ni plus ni moins qu'une critique du langage (102).
K. La critique du langage est-elle rendue inévitable par une situation de crise?
W. Si crise il y a, elle n'atteint pas tant le langage lui-même que ceux qui l'utilisent à tort et à travers.
K. S'agit-il d'interdire qu'on ne formule certaines propositions qui seraient des non-sens?
W. La grammaire philosophique ne saurait se donner pour but d'interdire quoi que ce soit, même le non-sens.
K. Je sais que pour vous, la grammaire n'a pas d'autre but que le langage. D'aucuns s'empresseraient de conclure que vous vous détournez de la théorie de la vérité-correspondance pour embrasser celle de la vérité-consensus. De celle-ci, il n'était guère question à mon époque; quant à la définition de la vérité comme correspondance aux choses, je l'acceptai comme définition nominale de la vérité, d'autant plus que je ne croyais pas accessible une définition "réelle" de la vérité.
W. Il est aisé de rapprocher ce qu'il est convenu d'appeler mon parti-pris pour le langage de votre déni de l'existence des choses en soi. Cependant, ce que vous appelez "phénomène" a-t-il des rapports privilégiés avec autre chose que la connaissance? Je ne vous demande pas de réduire tous les phénomènes au langage, mais langage plus action ne rendent-ils pas caduc votre discours sur la connaissance?
K. Ici, je dois m'avouer prisonnier de la "conception du monde" qui fut la mienne. Le langage ne saurait rendre caduque la connaissance rationnelle. A moins que l'on ne veuille dire que le langage dans lequel la métaphysique rationnelle s'est exprimée a rendu impossible toute connaissance véritable.
W. Nous aurions déjà là un usage de l'expression "critique du langage".
K. En voyez-vous d'autres?
W. La description des jeux de langage fait également partie de la critique du langage. Elle est à la fois son matériau et son expression.
K. La critique du langage a pourtant des propositions privilégiées qui sont les propositions grammaticales?
W. Vous aurez peut-être remarqué que si j'ai volontiers parlé de grammaire et de propositions grammaticales dans mes livres, je n'ai pas cherché à les isoler du langage ou à les rassembler en un système de principes de la grammaire philosophique.
K. Est-ce que décrire un jeu de langage et le critiquer sont une seule et même chose?
W. Pourquoi voudriez-vous que les deux choses soient identiques? Toutes mes descriptions de jeux de langage ne sont pas des allusions voilées à des problèmes de philosophie, qu'elles serviraient à monter en épingle. Si c'était le cas, il eut mieux valu pour moi, le plus souvent, dénoncer directement les conceptions que je désapprouvais. En ne faisant jamais que montrer ce que j'avais à dire, je ne pouvais que m'attirer l'incompréhension. Alors qu'en fait, il m'est arrivé aussi souvent de décrire les jeux de langage dans un esprit de recherche que dans un esprit critique.
K. Vous admettez donc qu'il puisse exister des propositions synthétiques en philosophie?
W. Les propositions synthétiques de la philosophie sont encore des propositions analytiques ou grammaticales.
K. La limite que vous tracez n'est-elle pas trop conservatrice? W. Vous pouvez introduire une distinction analytique/synthétique à l'intérieur des propositions grammaticales. Mais à quoi va-t-elle vous servir?
K. J'aimerais pouvoir dire que lorsque Moore affirme qu'il a deux mains (103), il n'énonce pas un pur non-sens, ce qui serait le cas s'il faisait un jugement analytique en croyant faire un jugement synthétique.
W. La proposition de Moore est un non-sens pertinent. En lui opposant l'absurdité de la proposition niant que j'ai deux mains, je montre qu'il n'utilisait pas la proposition "j'ai deux mains" dans son sens habituel, quoi qu'il en dise.
K. Vous ne soutenez donc pas que la proposition est un non-sens simplement parce qu'elle est employée par Moore s'adressant à un groupe d'universitaires, ou que la proposition ordinaire "j'ai deux mains" se transforme en proposition grammaticale du seul fait qu'elle est énoncée dans un "contexte philosophique" mais, pour employer une distinction populaire, vous diriez que Moore fait mention plutôt qu'usage à strictement parler de la proposition.
W. Lorsque Moore dit: "j'ai deux mains", il prétend: i) savoir ce qu'il dit; ii) dire quelque chose qui serait accepté par tout le monde. En réalité, je ne conteste pas ces affirmations (comme Ayer l'a très bien vu), j'en prends prétexte pour montrer que pas plus qu'il n'y a de signification qui soit attachée à un mot une fois pour toutes, n'y a-t-il pour les phrases de significations qu'elles puissent conserver dans tous les contextes. Comme vous l'avez remarqué, au lieu de dire que Moore profère un non-sens, nous pouvons affirmer qu'il énonce un simple jugement analytique. Et je soutiens le plus souvent que la philosophie ne comporte que des jugements analytiques. Mais il ne faudrait pas en conclure que j'ai estimé que l'individu Moore ne pouvait employer les mots "j'ai deux mains" avec tout leur sens.
K. Chose certaine, il vous arrive d'analyser la proposition "j'ai deux mains" hors de tout contexte, pour décider à partir de critères strictement grammaticaux ce qu'elle peut ou ne peut pas dire. Il me semble qu'à l'intérieur de l'expérience, ce type de proposition fonctionne très bien.
W. Il n'y a pas de "critères grammaticaux". Si la grammaire peut ainsi décider des choses à partir du langage seul, elle ne le fait que pour elle-même. Que la proposition de Moore puisse être un non-sens patent nous enseigne quelque chose au sujet du jeu de langage où elle est jouée. Ici, c'est à l'école de la logique que nous nous mettons. Celle-ci affirme qu'une proposition n'a de sens que si la proposition qui la nie a également un sens. Logiquement, la proposition de Moore est donc un non-sens.
K. Si vous deviez en rester là, je devrais malheureusement abandonner tout espoir de vous voir partager le concept de logique transcendantale.
W. J'ai bien dit que la logique nous fournissait un enseignement, elle qui se limite en apparence à combiner des formes vides de concepts et de propositions. Vous savez déjà que je n'ai nulle philosophie de la logique, des mathématiques, etc., à promouvoir. Par contre, j'estime que la logique du Tractatus ("logique générale"), nous montre quelque chose et que la grammaire nous dit quelles sont les propositions qui ont un sens et lesquelles n'en ont pas.
K. J'aurais tort d'exiger de vous une définition de la logique, mais ne vous arrive-t-il pas d'employer ce mot dans le sens "transcendant" plutôt que "transcendantal"?
W. Toute logique transcendantale a un aspect transcendant. Ce que la logique générale ou syntaxe logique nous montre est indicible; la grammaire est arbitraire.
K. Que vous répondre sinon qu'il me semble que vous créez une situation impossible pour la philosophie?
W. Permettez-moi de vous rapporter quelques mots de mon ami M.C. Drury: ...""Le mot "extérieur" a une signification uniquement à l'intérieur des catégories de l'espace et du temps." C'est là une objection parfaitement logique, les mots "hors de l'espace et du temps" n'ont pas plus de signification que l'admirable expression de Platon, "de l'autre côté du ciel". Maintenant, si quelqu'un soutenait qu'il ne ressent nullement le manque d'un bien absolu ne pouvant nullement être apaisé par aucun objet de ce monde, comment pourrions-nous susciter chez lui un tel désir? Quel droit avez-vous de faire l'assertion psychologique que ce désir se trouve au centre de chaque coeur humain? Pourtant, je crois que Simone Weil a raison lorsqu'elle continue en disant que nous ne devons jamais présupposer qu'un homme, quoi qu'il puisse être, a été privé du pouvoir de donner naissance à ce désir. Mais comment ce désir du bien absolu peut-il être éveillé? Uniquement, je crois, au moyen d'une communication indirecte. Il s'agit de limiter la sphère de "ce qui peut être dit" de manière à engendrer un sentiment de claustrophobie. La dialectique doit se faire à partir de l'intérieur, pour ainsi dire. Il existe une métaphysique latente au fondement de toutes les sciences naturelles ainsi que des expressions du langage quotidien; on doit l'exposer et s'en débarrasser. Dès lors, le "matérialisme vulgaire" et la "théologie vulgaire" s'évanouissent comme des fantômes. Mais cette disparition est douloureuse et provoque une demande éthique." (104) Remarquez la dernière phrase: ..."cette disparition (du matérialisme et du rationalisme communs) crée une demande éthique." Est-ce que la Critique de la raison pure, en décrétant l'impossibilité de la connaissance synthétique des choses en soi, ne cherche pas également à provoquer une demande éthique? Ce n'est pas moi, L. W., qui crée une situation impossible pour la philosophie, c'est la philosophie qui crée une situation impossible pour elle-même, et il semble qu'elle ne puisse faire autrement.
K. Êtes-vous un familier de ces maîtres taoïstes auxquels il valait mieux ne pas demander conseil si on ne voulait pas se faire rappeler ce qu'on savait déjà ou pire, faire rire de soi?
W. Dire seulement ce qui se laisse dire clairement, ne pas négliger l'indicible, surtout lorsqu'il a une dimension mystique. N'accepter aucune compromission avec le non-sens. Ces quelques règles devraient suffire à un étudiant en philosophie. Ce qui les dépasse ne saurait être anticipé sans empiéter sur la liberté qu'a chacun de faire ses propres expériences.
SECTION 4: CONCLUSION
On sait maintenant à quel point les conceptions kantienne et wittgensteinienne du jugement peuvent diverger, au point que le terme "jugement" semble rarement avoir exactement le même sens chez l'un et chez l'autre. Cette situation coutumière en philosophie n'exclut pas les rapprochements à un autre niveau. Ainsi, la sensibilisation de la raison dans l'intuition chez Kant et l'identification de la forme de vie et du langage chez Wittgenstein placent ces deux auteurs sur le même pied. Dans les deux cas, le jugement est fondé sur ce qui le précède anté-prédicativement au lieu de l'être sur ce qui le suit (réalisme). La révolution copernicienne de Kant (qui nous mène des "choses" aux intuitions et aux concepts) et celle de Wittgenstein (des faits aux propositions et de la grammaire aux jeux de langage, on peut considérer que Wittgenstein a critiqué tour à tour l'empirisme logique dans le Tractatus et le rationalisme nominaliste dans les Investigations), ont également pour effet d'asseoir le jugement sur autre chose que le langage, ce qui est encore une manière de le projeter sur la réalité. C'est ainsi que Kant fait du jugement une identité entre sujet et objet, ou que Wittgenstein accorde à la grammaire un caractère conventionnel. En d'autres termes, Kant et Wittgenstein ne saisissent pas le langage à partir de lui-même mais bien à partir de ce qu'il "dit" ou de ce qu'il "montre". Sans vouloir affirmer qu'ils sont les innocentes victimes du "grand miroir" du langage, puisqu'après tout le premier a mis l'accent sur le jugement, alors que le second a réussi à montrer ce que fait le langage, il faut bien dire qu'ils sont restés plus ou moins aveugles au langage, le premier en ce qu'il ne le nommait même pas, le second en ce qu'il l'envisageait de manière pratique à l'exclusion de toute théorie.
On peut accorder à Kant la paternité du mouvement qui a soumis la raison théorique à la raison pratique. Pour lui, il s'agissait essentiellement de limiter la prétention des spéculateurs en tout genre à avoir démontré quelque chose concernant la liberté, l'âme ou l'éternité. En se laïcisant, la direction du vecteur théorie/ praxis ne s'est pas modifiée. Chez Wittgenstein, l'appel à l'action pour fonder la volonté, qui est l'envers de son antinominalisme, ou la suspension du jugement devant la forme de vie, où son mysticisme fait retour, obéissent au primat de la raison pratique. Ainsi, Wittgenstein a beau se situer à l'opposé d'un Kant, il retombe dans la même ornière. Certes, on peut accorder à Wittgenstein d'avoir vu l'ornière et de ne pas s'y être engagé, mais il n'a semble-t-il pas songé à refaire le mouvement de Kant dans le sens inverse, puisqu'il était opposé à lui. C'est ce renversement qu'effectue Jacques Poulain, et ce n'est pas là le seul bouleversement qu'il apporte à l'ordre kantien ou au savant désordre wittgensteinien. Dans le prochain chapitre, nous essaierons de suivre les méandres de sa pensée. L'idée de centrer cette recherche sur le jugement est de lui, même si on a pu retrouver par la suite chez Heidegger des raisons d'appuyer cette direction.
On rencontre chez Poulain une tout autre définition du jugement - comme affirmation - que celles auxquelles on avait fini par s'accoutumer chez Kant (faite sous l'égide de l'unité objective de l'aperception) et chez Wittgenstein (où il n'est plus question que de l'"accord dans le jugement"). Suivant Poulain, le jugement serait une auto-objectivation de soi dans le langage. Il fait ainsi la synthèse entre la conscience de soi dans le temps chez Kant et la démonstration du caractère public de cet "instrument" qu'est le langage par Wittgenstein. L'affirmation de soi a lieu dans les jeux de langage, qui sont aussi le lieu de l'identification aux autres. Mais Kant dit bien qu'une synthèse exige un troisième terme. Poulain trouve son troisième terme chez Gehlen, dont il récupère la pragmatique transcendantale du langage sans négliger les conséquences historiques et politiques de l'ignorance où sont la plupart des hommes du fait brut qu'ils se produisent les uns les autres dans le langage, ce qui ne les empêche aucunement de s'y produire, mais uniquement comme effets du grand miroir commun.
notes du chapitre III
1) Voir G.P. Baker & P.M.S. Hacker, Wittgenstein. Rules, Grammar and Necessity, op. cit., p. 15 et suivantes.
2) S.A. Kripke a développé dans Wittgenstein on Rules and Private Language. An Elementary Exposition, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1982, une thèse qui fait porter à Wittgenstein tout le poids de l'"argument sceptique" esquissé dans Philosophische Untersuchungen, 201.
3) Lorsqu'on dit par ex. qu'à telle occasion, on a "éprouvé une douleur", on ne fait que se l'attribuer comme on l'attribuerait à un autre. On se traite donc soi-même comme un tiers.
4) Voir Philosophische Untersuchungen, 109: "Nous ne pouvons (dürfen) avancer nulle théorie. Il ne doit (darf) rien y avoir d'hypothétique dans nos considérations. Toute explication (Erklärung) doit être écartée et la description seule doit prendre sa place." Comme le souligne C. Chauviré dans son Wittgenstein, pour lui, "le travail philosophique consiste en un agencement approprié des faits de grammaire aboutissant à une Ubersicht ou une übersichtliche Darstellung de notre grammaire " (paru aux Éditions du Seuil, Paris, 1989, p. 204). Il est facile de voir qu'il s'agit encore là d'une manière de montrer plutôt que dire, à moins qu'il ne s'agisse pour Wittgenstein de "dire en montrant".
5) S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, p. 55.
6) Philosophische Untersuchungen, 283.
7) Philosophische Untersuchungen, 361.
8) Philosophische Untersuchungen, 66.
9) "Inévitable" n'est pas la même chose que "nécessaire". À l'époque du Tractatus, Wittgenstein stigmatise le métalangage (voir M. Black, A Companion to Wittgenstein's "Tractatus", Cornell University Press, Ithaca, New York, 1964, p. 218). Plus tard, il affirmera que les soi-disant méta-mathématiques sont encore des mathématiques (voir par exemple Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 121, 133, 136).
10) Philosophische Untersuchungen, 599.
11) On ne dira donc plus que la remarque grammaticale fait abstraction de l'usage, comme proposition analytique a priori, même si elle n'est pas limitée à un usage particulier, puisqu'on doit pouvoir examiner une expression dans des contextes variés. Voir chap. II, section 2.2.
12) Tractatus, 5.5563.
13) On peut même se demander si Popper n'a pas fait qu'expliciter une idée de Wittgenstein, en considérant la "falsifiabilité" comme un critère de démarcation. Voir K.R. Popper, The Logic of Scientific Discovery (1959), Hutchinson of London, 1974, p. 40-41.
14) Je ne reprendrai pas l'argument de Kripke, qui est du même type que celui de N. Goodman concernant l'induction. Voir Faits, fictions et prédictions (1954), trad. P. Jacob, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 87 et suivantes. Dans son avant-propos, Putnam souligne que Goodman a démontré que la logique inductive n'est pas formelle au sens de la logique déductive: "La forme d'une inférence, dans le sens de la logique déductive, ne dit rien sur la validité inductive de cette inférence" (p. 9).
15) S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, op. cit., p. 21.
16) S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules..., p. 56. 17) Philosophische Untersuchungen, 289.
18) Tracratus, 6.4.
19) Bemerkungen über die Grundlagen der Psychologie, I, 487. 20) Cette traduction est plus littérale.
21) Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 87-88. Dans "Theories of Meaning", C. Taylor attribue cette conception à Frege. Voir Human Agency and Language, in Philosophical Papers, vol. 1, Cambridge University Press, 1985, p. 252 et 256.
22) En d'autres termes, Wittgenstein ne nous présente pas un cas où ce qui se passe dans la tête du soldat apparaît comme secondaire, mais plutôt comme primordial. Sans vouloir généraliser, il s'agit là d'un trait distinctif de la méthode de Wittgenstein, que de présenter la position qu'il veut éliminer dans une des seules situations où elle peut avoir un sens.
23) Philosophische Untersuchungen, II, xi, p. 222; trad franç., p. 354.
24) Philosophische Untersuchungen, p. 223; trad. franç., p. 356.
25) Voir J. Poulain, "Peut-on guérir de la politique? ", op. cit., p. 526. 26) Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 87-88.
27) L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, p. 44-45; édition bilingue, p. 30.
28) Ak. 111, 203; A 238 B 297; CRP, p. 217. 29) Voir Philosophische Untersuchungen, 217.
30) "Tu dois dire quelque chose de nouveau, et pourtant tout à fait ancien. Sans doute même ne dois-tu dire que quelque chose d'ancien - mais pourtant nouveau!" (Vermischte Bemerkungen, p. 81; édition bilingue, p. 52).
31) Philosophische Untersuchungen, II, iii, p. 177; trad. franç., p. 312.
32) Vermischte Bemerkungen, p. 76; édition bilingue, p. 49.
33) Philosophische Untersuchungen, 311.
34) Tractatus, 2.1.
35) Par ex.: "On imagine volontiers que nous avons en mémoire une sorte de tableau des couleurs qui est comparé avec les couleurs vues actuellement. Nous imaginons que ce qui se passe est une sorte de comparaison. Mais il n'en va pas ainsi" (Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 87).
36) Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 64 et Philosophische Bernerkungen, p.317.
37) Philosophische Untersuchungen, Il, xi, p. 206; trad. franç., p. 339 et Letzte Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie, I, 456.
38) Voir Philosophische Untersuchungen, 107.
39) Philosophische Untersuchungen, 108.
40) J. Poulain, "La possibilité des propositions ontologiques dans le Tractatus logico-philosophicus", in Les études philosophiques, octobre-décembre 1973, p. 543, note 1.
41) Voir Tractatus, 6.233.
42) Pour un examen approfondi des différences qui séparent Wittgenstein de Kant, voir S. Fromm, Wittgensteins Erkenntnisspiele contra Kants Erkenntnislehre, K. Alber, Freiburg/München, 1979.
43) Philosophische Untersuchungen, 241.
44) Philosophische Untersuchungen, 242.
45) Philosophische Untersuchungen, 371.
46) Philosophische Untersuchungen, 497.
47) Philosophische Untersuchungen, 241.
48) L'expression "formes de vie" apparait cinq fois dans les Investigations, alors que Wittgenstein emploie celle de "jeu de langage" quatre-vingt-dix-huit fois.
49) Voir section 2.1.
50) O.K. Bouwsma, Wittgenstein. Conversations 1949-1951, éditées par J.L. Craft & R.E. Hustwit, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 1986.
51) Philosophische Untersuchungen, 654.
52) Voir Über Gewissheit, 358-359.
53) Philosophische Untersuchungen, II, xi, p. 226; trad. franç., p. 359.
54) Über Gewissheit, 253.
55) Philosophische Untersuchungen, 149.
56) Über Gewissheit, 319.
57) Voir Tractatus, 4.002.
58) Philosophische Untersuchungen, 415.
59) Bouveresse pourrait remettre en question cette position en affirmant que les propositions grammaticales sont au contraire constitutives, et elles le sont effectivement si on prend un exemple comme celui des couleurs primaires, qui n'existent pas réellement (en soi) pour Wittgenstein. Les règles grammaticales seraient donc constitutives et non régulatives; mais elles n'en restent pas moins des "règles" et non des "principes" ou des "fondements".
60) S. Fromm soutient que la critique wittgensteinienne de la définition ostensive peut également s'appliquer à l'intuition kantienne, dans la mesure où celle-ci prétend être constitutive. Pour Fromm, l'exemple de la définition du cercle examiné par Wittgenstein dans Philosophische Untersuchungen, 34, montre qu'il ne croit pas que l'objet de la perception puisse être donné de manière immédiate indépendamment du jeu de langage: "les intuitions possèdent elles-mêmes le caractère d'un jeu de langage (...) ce qui est intuition a priori pour Kant serait pour Wittgenstein une proposition grammaticale." Wittgenstein Erkenntnisspiele contra Kant Erkenntnislehre, op. cit., p. 163).
61) N'ayant pas plus de justification "intérieure" qu'"extérieure", les énoncés de la grammaire sont dits "arbitraires". On montre ainsi que ces énoncés sont tout à fait différents de ceux auxquels on peut attribuer une justification quelconque (même si c'est uniquement à l'intérieur du jeu de langage que nous le faisons).
62) La philosophie grammaticale de Wittgenstein n'est pas à la source de cette orientation mais elle en découle: ce n'est pas parce que Wittgenstein ne croit plus qu'aux jeux de langage qu'il rejette la recherche de la vérité au sens de Russell; c'est parce qu'il remet en cause le type d'orientation qui était celui de Russell qu'il cherche à en adopter une autre. Mais la nouvelle orientation ne se veut pas du même genre que celle qu'elle rejette.
63) Philosophische Untersuchungen, 497.
64) Philosophische Untersuchungen, 133.
65) Philosophische Untersuchungen, 197 et Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, p. 189.
66) Voir Tracratus, 4.0312.
67) Voir Philosophische Untersuchungen, 217.
68) Philosophische Untersuchungen, 217.
69) Le jugement réflexif de la première Critique présente des ressemblances de famille avec le jugement réfléchissant de la troisième Critique, qui est dans la situation où le particulier étant donné, la faculté de juger doit trouver l'universel ou le concept. Ak. V, 179; Critique de la faculté de juger, p. 28.
70) Ak. 111, 220; A 270 B 326; CRP, p. 237.
71) Philosophische Untersuchungen, 654.
72) Philosophische Untersuchungen, 190.
73) Über Gewissheit, 475.
74) On sait que c'est là le titre que Wittgenstein avait choisi de donner à l'ouvrage qui a finalement pris le nom Tractarus logico-philosophicus, à la suggestion de Moore.
75) Philosophische Untersuchungen, 615.
76) J. Bouveresse, Le mythe de l'intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Les Éditions de Minuit, Paris, 1976, p. 223.
77)
Über Gewissheit, 501.
78) Philosophische Untersuchungen, 219.
79) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 67-68.
80) R. Rhees, Wittgenstein's Notes for Lectures on "Private Experience" and "Sense Data", édition bilingue, p. 22.
81) A. Ambrose, Wittgensrein's Lecture (1930-1932), p. 82.
82) Über Gewissheit, 501.
83) Philosophische Untersuchungen, II, xi, p. 224; trad. franç., p. 357.
84) Si on excepte la définition nominale du début des Investigations, par. 7.
85) Voir S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, p. 8-9. Kripke imagine une fonction "quus" pour laquelle il est vrai que "68 + 57 = 5". On pourrait objecter à l'auteur qu'il ne peut définir "quus" qu'à partir de "plus", mais comme je n'ai eu affaire dans le passé qu'à un nombre fini d'instances de la fonction plus, rien n'interdit de penser que la prochaine instance qui se présentera ne relèvera pas de la fonction "quus" plutôt que "plus".
86) Notebooks, 15.10.14.
87) Über Gewissheit, 174, 281.
88) Il n'est pas question ici de la distinction faite par Kant entre la méthode synthétique de la Critique de la raison pure et la méthode analytique des Prolégomènes, mais plutôt de sa distinction entre la méthode analytique de la philosophie et la méthode synthétique des mathématiques.
89) Dans la Critique de la raison pure, Kant emploie cette expression dans un sens différent, lui donnant une connotation péjorative: "Une hypothèse transcendantale, dans laquelle une simple idée de la raison servirait à expliquer les choses de la nature, ne serait par conséquent nullement une explication; car ce que l'on ne comprend pas suffisamment par des principes empiriques connus, on chercherait à l'expliquer par quelque chose dont on ne comprend rien du tout. Aussi le principe d'une telle hypothèse ne servirait-il proprement qu'à contenter la raison, et nullement à faire avancer l'usage de l'entendement par rapport aux objets" (Ak. III, 503-504; A 772 B 800; CRP, p. 526).
90) Voir Tractatus, 4.1272.
91) Voir Opus Posthumum. Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, trad. F. Marty, PUF, Paris, 1986.
92) Vermischte Bemerkungen, p. 76; édition bilingue, p. 49.
93) Letze Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie, I, 121.
94) Vermischte Bemerkungen, p. 16; édition bilingue, p. 13.
95) Ak. IV, 255; Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 8.
96) Philosophische Untersuchungen, 21.
97) Sur l'autonomie de la grammaire, cf. G.P. Baker & P.M.S. Hacher, "Critical Notice on the Philosophical Grammar ", in Mind, vol. 85, 1976, p. 279.
98) Philosophische Untersuchungen, II, xii, p. 230; trad. franç., p. 362.
99) Ak. IV, 261; Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 14.
100) Ak. VIII, 246; Réponse à Eberhard, p. 101-102.
101) M. Heidegger, Le principe de raison [1956], trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1962, p. 167.
102) Tractatus, 4.0031.
103) G.E. Moore, "Proof of an External World" (1939), in Philosophical Papers, Allen & Unwinn, Londres, 1959, p. 146.
104) M.C. Drury, "Some Notes on Conversations with Wittgenstein", in R. Rhees, Ludwig Wittgenstein: Personnal Recollections, B. Blackwell, Oxford, 1981, p. 99.

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