Portrait de John Ruskin
Ce fut précisément au cours de cette même année 1860 que, attiré par le grand intérêt que ces essais m'inspirèrent, je fis, pour première fois, la connaissance personnelle de Ruskin. Je venais de me faire inscrire au Barreau et je trouvais le temps de donner, au Collège des Ouvriers, des conférences sur la Révolution Française. J'avais lu avec un vif intérêt les essais du Cornhill sur les illusions et les faussetés de la théorie conventionnelle de la richesse et, plein comme je l'étais, d'indignation pour les malheurs qu'elles peuvent engendrer, j'obtins par le Dr Furnivall une lettre d'introduction pour Ruskin qui me reçut de la façon la plus gracieuse un dimanche au dîner du soir à Denmark Hill. Il vivait alors avec son père et sa mère dans cette belle demeure, aux jardins spacieux et enrichie d'une importante collection de Turner, de Coxe, et de Prout. J'étais depuis longtemps un lecteur enthousiaste de ses livre sur l'Art, je revenais d'une longue tournée dans l'Italie du Nord et du Centre que je connaissais déjà depuis plusieurs années; mais, absorbé comme je l'étais alors par la grande crise industrielle et en relation avec les socialistes chrétiens, je m'étais jeté avec un enthousiasme ardent sur les critiques enflammées de Unto this Last. Je les considérais alors et je les considère encore aujourd'hui comme «l'œuvre la plus utile» que Ruskin ait donnée au monde.
Il m'accueillit avec une courtoisie en quelque sorte radieuse quand je lui exposai que j'avais désiré le voir pour mieux connaître ses idées sur la question du travail et de la richesse. Je me le rappelle comme un homme d'assez frêle apparence mais de grande taille (il avait cinq pieds et dix pouces), les épaules un peu voûtées, une physionomie singulièrement mobile et expressive. Il avait des yeux bleus perçants, pleins de feu et d'esprit, les cheveux bruns, abondants et bouclés, les sourcils très accentués et comme hérissés, les lèvres mobiles en dépit d'une cicatrice datant de l'enfance. Sa physionomie était éminemment spirituelle, séduisante et paraissait dégager une sorte de magnétisme. Je me le représente alors tel qu'il fut peint au pastel par Richmond, en 1857, et quelque peu idéalisé comme c'était la coutume de l'artiste. De tous ses portraits, c'est celui qui rappelle le mieux l'étincelle, la nerveuse activité de son âge mûr et qui donne le mieux le sentiment de son génie si sympathique. Quelle différence entre ce portrait de Ruskin à l'âge de 39 ans et la sombre photographie prise en 1895, par Hollyer quand il en avait 76, la longue barbe blanche couvrant la bouche et les joues et tombant sur la poitrine jusqu'aux bras croisés et aux mains jointes, avec le profil rigide du nez aquilin et toute l'apparence d'un homme plein de tristes souvenirs et d'espérances déçues. Il faut placer la photographie d'Hollyer de 1895 en face du pastel de Richmond, en 1857, pour mesurer l'immense changement que ces quarante années imprimèrent sur cette âme toute de sensibilité.
En 1860, Ruskin était un homme d'apparence délicate mais plein de vivacité, avec un air de bonhomie naturelle, de manières courtoises et enjouées, alerte et inépuisable discoureur. Il portait cette fameuse cravate bleue, avec la redingote à l'ancienne mode, et le collet de velours, n'ayant ainsi rien de commun avec le pensionnaire de Christ Church de cette époque ni d'aucune autre. Il parlait avec un léger accent écossais, en roulant les r. Ainsi que je l'écrivais à l'époque de sa mort dans le numéro de février 1900 du journal Literature: «Il était l'image même de la courtoisie avec un charme indicible de bonté toute spontanée. Ce n'était point la grâce un peu surannée de M. Gladstone, ni la puissante simplicité de Tourgénieff — tous les deux renommés pour la politesse extrême de leurs manières — c'était plutôt le bouillonnement impossible à réprimer d'une nature brillante, toute débordante d'enthousiasme, chevaleresque et affectueuse: un enfant n'aurait pu, dans son étourderie, dire ce qu'il éprouvait ou désirait avec plus de liberté et moins d'artifice et il était humble, modeste et simple comme une jeune fille. Ses idées, ses admirations, ses craintes, semblaient jaillir de son esprit et s'échapper sans contrôle; mais (dans l'intimité) c'était toujours ce qu'il aimait non ce qu'il détestait qui éveillait son intérêt; cela pouvait paraître extraordinaire chez un homme qui, la plume à la main, traitait tout ce qu'il haïssait ou méprisait avec une violence sauvage, qui, même dans les lettres à ses meilleurs amis, usait des mots les plus amers et qu'on accuse habituellement d'une arrogance et d'une suffisance démesurées. Le monde ne peut juger ses écrits que tels qu'il nous les a donnés, mais je ne puis dire qu'une chose, c'est que, dans les rapports personnels, lorsqu'il était bien portant, je ne l'ai jamais vu se permettre un mot désagréable, une phrase discourtoise, un jugement malveillant, ni donner une preuve quelconque d'égoïsme. D'homme à homme, il se montrait le plus modeste, le plus bienveillant, le plus patient des auditeurs, toujours déférent pour le jugement d'autrui et même sur des sujets où il n'était plus un écolier, désireux seulement d'apprendre encore. Il y avait peut-être bien dans tout cela un peu de l'ironeia socratique, comme lorsqu'il me demandait de lui indiquer les théories de Platon sur l'organisation sociale et de lui dire dans lequel de ses ouvrages on les trouve.»
Il n'était pas seulement, dans les rapports journaliers, le plus courtois et le plus affectueux des amis, mais il avait les manières les plus séduisantes et les plus impressionnantes si je le compare à tous ceux que j'ai connus. Il m'a été donné de converser avec Carlyle et Tennyson, avec Victor Hugo et Mazzini, avec Garibaldi et Gambetta, avec John Bright et Robert Browning, et aucun d'eux ne m'a donné une impression aussi vive d'intense personnalité unie à cette mystérieuse lueur du génie qui semblait jaillir spontanément du cœur et du cerveau. C'est une énigme psychologique qu'un homme qui pouvait écrire avec une passion et un emportement méprisant auxquels Carlyle et Byron n'ont pas atteint, qui, dans ses livres, nous apparaît si souvent comme un Athanasius contra mundum, qui commençait presque toutes ses sentences écrites par un «je sais», fut, dans la vie privée, le plus doux, le plus gai et le plus modeste des hommes.
Je serais disposé à croire que cette violence et cette arrogance qui lui furent imputées venaient d'une sorte de fièvre, d'un œstrus littéraire qu'il n'essaya pas de dominer. Il s'abandonnait à ses impulsives, comme aucun écrivain, depuis Brute, ne l'avait fait. Un langage passionné était pour Ruskin une sorte d'intoxication littéraire plus qu'une défectuosité morale; il a chèrement payé son impuissance à se surmonter et, pour paraphraser une épigramme absurde sur la conversation et les écrits d'Olivier Goldsmith, on pourrait dire de Ruskin qu'il parlait comme un ange, mais qu'il écrivait comme s'il avait été un des Grands Prophètes.
Les relations de John Ruskin avec ses parents restent un des plus beaux souvenirs de ma vie. Les dominant de toute la hauteur de son génie, incompris d'eux, qui ne purent jamais sympathiser avec sa seconde manière, celle qui date d'Unto this Last, il eut toujours pour eux la déférence la plus affectueuse. Il se soumit sans murmure à la règle étroite de la maison, qui allait jusqu'à recouvrir ses chers Turner d'un voile épais, le jour du Sabbath. Cet homme, alors dans toute la maturité de son âge, auréolé de la gloire de ses principaux ouvrages, qui, depuis des années, était une des principales forces de la littérature du siècle, continuait à montrer une docilité d'enfant vis-à-vis de son père et de sa mère, acceptant leurs plaintes et leurs remontrances, se soumettant gracieusement à leur sagesse selon le monde et à leur expérience plus vieille. John James Ruskin, le père, était un homme d'une rare force de caractère, sagace, pratique, généreux et, malgré ses préjugés conventionnels et bourgeois, ayant sur l'art et la vie des idées saines. Sa confiance absolue dans le génie de son fils ne l'empêchait pas de sentir très bien tout ce que celui-ci avait encore à apprendre. Il aurait volontiers prié quelque scholar d'Oxford «d'indiquer à John un moyen d'étudier scientifiquement l'Économie politique»; à ses yeux, douter de l'Économie politique, c'était douter de la Création. «John! John! s'écriait-il, quelles sottises vous débitez là!», lorsque John émettait quelques-uns de ses splendides paradoxes, aussi inintelligibles que des vers de Pindare pour le prudent négociant écossais. Intellectuellement, le père était l'antithèse même de son fils. Il était le plus fort, lorsque son brillant fils était le plus faible; par moments, c'était le père qui semblait avoir le bon sens le plus robuste, le plus large, comme le plus près de la réalité et lorsque John eut atteint ses quarante ans, c'était encore le père qui paraissait comme son tuteur, son guide et son soutien.