Écrire l'histoire du temps présent

Stéphane Stapinsky

Recension de l'ouvrage suivant: Institut d'histoire du temps présent, Écrire l'histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida. Actes de la journée d'étude de l'IHTP, Paris, CNRS, 14 mai 1992, Paris, CNRS Éditions, 1993, 417 p. Une version légèrement remaniée fut publiée dans le numéro 5 des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle

Pendant longtemps, on a refusé toute légitimité à l'histoire contemporaine. Le manque d'archives et l'absence d'objectivité de l'explorateur de ces terres encore tièdes étaient invoqués à titre d'arguments. En France, cela s'est même traduit par l'absence de l'histoire récente au sein des grandes institutions comme la Sorbonne. L'école des Annales était elle-même plutôt méfiante vis-à-vis du contemporain. Celui-ci était vu plutôt comme l'apanage, d'une part du journaliste, d'autre part du spécialiste en sciences sociales. Avec les inconvénients qui pouvaient en résulter : le premier n'arrivant pas toujours à se dégager du sens premier des événements, le second étant dépourvu d'un point de vue proprement historien.

Pourtant, depuis une vingtaine d'années, l'« histoire du temps présent » (ou, en anglais, la « Contemporary History », et, en allemand, « Zeitgeschichte ») a connu des développements remarqués, tant en France que dans les autres pays européens et aux États-Unis. Ce n'est donc que justice qu'une publication soit consacrée à ce nouveau « territoire de l'historien ». Le présent ouvrage, qui fait le point de la réflexion sur la notion et sur la pratique d'histoire du temps présent, constitue un hommage à François Bédarida, premier directeur (jusqu'en 1991) de l'Institut d'histoire du temps présent. Cette institution, rappelons-le, fut fondée en 1978 pour prendre le relais du Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Plus d'une quarantaine des meilleurs spécialistes de ce champ d'études furent invités, lors d'un colloque, à prendre part à cet hommage.

Il ne saurait être question ici de rendre compte de la richesse de ce collectif qui a à la fois les qualités et les défauts du genre : une grande variété de points de vue, des contributions des meilleurs spécialistes actuels, mais aussi le traitement un peu rapide de certaines questions, des lacunes dans certains secteurs, et, au contraire, des dédoublements dans d'autres, des disparités dans le ton des différents textes ─ certains ont une dimension autobiographique marquée, alors que d'autres sont rédigés dans une langue parfois assez technique. Certains articles renvoient à d'autres articles situés plus loin dans l'ouvrage (et supposent leur contenu connu), ce qui gêne parfois la lecture. Sans vouloir paraître mesquin, nous avons été surpris du nombre élevé de coquilles apparaissant dans un ouvrage publié sous le patronage d'une des plus prestigieuses institutions de recherche au monde.

L'ouvrage comprend deux grandes parties: 1) Penser le temps présent, 2) Faire l'histoire du temps présent. Penser le temps présent, c'est d'abord tenter de le définir. A travers le recueil, les définitions, implicites ou explicites, varient parfois d'un auteur à l'autre. Pour certains, comme René Rémond ou Paul Ricoeur, le temps présent renvoie à des évolutions toujours en cours, qui demeurent inachevées. Pour d'autres, il demeure synonyme de "passé récent".

Dans le cadre de la première partie, des auteurs se penchent d'abord sur la "validité" de ce type d'histoire. De ce point de vue, "le problème principal est de savoir si l'historien du passé très proche ne subit pas précisément le handicap de la proximité : a-t-il suffisamment de "distance" pour faire de l'histoire du temps présent une histoire digne de ce nom?"

La question de la "spécificité" de l'histoire du temps présent est ensuite posée. Avec elle, "l'historien a affaire non pas à de la mémoire morte, et transmise, mais à de la mémoire vive, celle de ses contemporains, dont les enjeux brûlants pèsent de tout leur poids sur son travail." Ce qui justifie le recours aux sources orales, aux témoignages. Mais, cela a souvent pour conséquence que l'historien se sent "sous surveillance", la légimité de son discours se voyant rapportée à celle des témoins. Ce problème des sources employées par l'historien du temps présent comporte un autre aspect. On dispose en effet à la fois de sources nombreuses (écrites, orales, audiovisuelles, informatiques, etc.), mais l'accès à nombre d'entre elles est davantage contrôlé (en raison du secret ou du délai légal d'ouverture des fonds).

Penser le temps présent, c'est aussi « tenter de le périodiser et de le délimiter ». « Les approches diffèrent selon que l'on se réfère à un événement inaugural ou terminal, et les bornes du temps présent sont variables selon le poste d'observation ». Certains insisteront sur la Seconde Guerre mondiale (pour l'Europe et en particulier la France), d'autres sur la décolonisation (pour les pays d'Asie et d'Afrique). Mais la chute du communisme en 1989 pourrait à juste titre être considérée comme une nouvelle matrice à partir de laquelle l'histoire qui a précédé pourrait être reconsidérée. La difficulté principale, à cet égard, tient au fait que, contrairement à l'histoire des autres périodes, l'histoire du temps présent est « inachevée ».

Une table ronde réunissait des sommités de diverses périodes : Nicole Loraux, Jacques Le Goff, Roger Chartier, Michelle Perrot. La conclusion de cette discussion établit clairement la position de l'histoire du temps présent par rapport à l'histoire tout court :

L'histoire du temps présent n'est pas l'histoire immédiate, elle ne s'intéresse pas à la seule écume de l'actualité, mais elle s'inscrit au contraire dans les profondeurs et l'épaisseur du temps historique. [...] C'est cette immersion qui crée les conditions de la distanciation critique et atténue l'impression d'immédiateté du présent. Dans ce travail de mise en perspective de la durée et de l'articulation entre le temps court et le temps long, le métier d'historien se différencie de celui de journaliste.

La deuxième partie de l'ouvrage réunit des textes dont l'objet est « d'analyser les champs de recherche ouverts ou couverts par l'histoire du temps présent. La grande question est de savoir dans quelle mesure cette dernière a permis à l'histoire contemporaine de rattraper son retard méthodologique sur l'histoire des autres périodes ». L'ouverture de l'histoire du temps présent aux sciences sociales et politiques apparaît majeure dans cette perspective.

La demande sociale pour l'histoire du temps présent est plus grande que pour celle d'autres périodes. Et même, comme l'écrit l'un des intervenants, « l'histoire du temps présent [...] est souvent faite à la demande de la société elle-même ». D'où le fait que «... ce type d'histoire interpelle nécessairement la morale et la politique...». Une interrogation essentielle, à laquelle aucun historien, me semble-t-il, ne peut se soustraire est amenée par Philippe Burin : est-ce que tout peut être « historisé »? Burrin pose la question de la possibilité ou de l'impossibilité d'inscrire dans l'évolution historique des phénomènes qui posent des problèmes éthiques fondamentaux (comme le génocide juif), au risque de les banaliser. Face à ce dilemme, Serge Bernstein dit voir des inconvénients à « exclure » un événement « en quelque sorte de l'histoire en le considérant comme tellement exceptionnel qu'ils ne pourrait en aucun cas, jamais, se reproduire dans d'autres circonstances. Il me semble que rien ne doit échapper à l'analyse historique, aussi graves, aussi insupportables que soient les problèmes posés ». (p. 56)

L'histoire du temps présent, à cause de sa complexité (et donc de sa fragilité), ne peut qu'inciter celui qui la pratique à redoubler de rigueur. Par son attention au contingent, à l'événement, elle devrait nous mettre en garde contre le piège de ce que Sartre appelait l'« illusion rétrospective », la rationalisation a posteriori.

Pierre Nora résume d'ailleurs bien quelques-unes des avancées théoriques de ce type d'histoire marqué du sceau du présent historique : [... ] des catégories d'intelligibilité temporelle qui lui sont particulières, comme la notion de génération par exemple, ou le retour sur la notion d'événement, la montée en puissance d'une histoire critique de la mémoire, la centralité nouvelle de l'histoire culturelle, le retour de l'histoire politique sous le signe du politique, l'attention neuve à des sujets comme les intellectuels, les symboles, les commémorations, une interrogation elle-même inédite sur ce qui nous est authentiquement contemporain. (p. 47)
Le présent ouvrage nous laisse avec bien des questions que l'on aimerait voir posées dans le contexte québécois. Pourtant, si plusieurs chercheurs d'ici abordent les rivages du « temps présent », peu semblent le faire à partir du cadre conceptuel esquissé dans cet ouvrage. Puisse sa lecture en inciter quelques-uns à le faire.

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