L'intellectuel occidental et l'hindouisme
Les circonstances permettront peut-être qu'il soit mis un jour en contact avec l'une ou l'autre des traditions de pensée du Moyen ou de l'Extrême-Orient, lesquelles sont fort nombreuses, riches, variées et d'une grande originalité. Evidemment, un tel événement s'avérera une chance bénéfique, un agacement supplémentaire ou une menace pour lui selon qu'il tient à sa mentalité et à sa culture de façon étroite, dogmatique et sectaire ou, au contraire, avec une ouverture d'esprit lucide.
Supposons un instant que l'intellectuel occidental ait une soif assez intense de renouvellement et de croissance intérieure pour s'ouvrir et aller à la rencontre de l'hindouisme et examinons sommairement quelques-unes des conséquences qui pourront en résulter.
La Bible et la Shruti
Tant en Occident qu'en Orient, on retrouve au plan religieux un corpus de vérités: celles qui ont été révélées par Dieu à certains humains et que l'on nomme "révélation" pour les distinguer des connaissances d'origine humaine.
Un premier regard sur les deux révélations - celles du christianisme et de l'hindouisme -, nous permet de constater que la nature et la quantité des textes qui prédominent dans l'une et l'autre ne sont pas les mêmes, même si l'on suppose a priori que leur message est fondamentalement identique dans son fondement. La révélation hindoue est à prédominance mystique alors que la révélation biblique est davantage historico-religieuse.
La partie la plus ancienne de la Shruti, que l'on nomme plus communément les Vedas (" Connaissance "), se compose d'hymnes poétiques mystiques qui, dans leur sens ésotérique, constituent une description très nuancée des multiples expériences intérieures faites sur le chemin de l'Illumination par les sages-voyants (rishis) de l'antiquité. Sauf pour certaines sections des Brahmanas qui décrivent des événements religieux, légendaires, astronomiques et rituels, les autres composantes de cette révélation s'intéressent aux divers aspects de l'expérience mystique; notons ici les Upanishads, la Bhagavad-Gita et les Sûtras de plusieurs écoles orthodoxes de pensée de l'Inde.
Par contre, la plus grande partie de l'Ancien et du Nouveau Testament évoque surtout les relations historiques entre Dieu et sa création, entre Dieu et son peuple élu, entre le Messie promis et le peuple des croyants racheté par le sacrifice de Jésus de Nazareth. Bien sûr, il existe des sections qui sont davantage de tonalité mystique, tels Les Psaumes, Les Proverbes, Le Cantique des Cantiques, Le livre de la Sagesse, l'Ecclésiastique et de nombreux écrits des prophètes d'Israël, de même que l'enseignement du Christ ainsi que plusieurs Epîtres des Apôtres (1).
Ecartant la solution facile, sommaire et discutable d'enlever toute valeur à l'une ou l'autre de ces Révélations, on songera sans doute que Dieu, dans sa générosité paternelle, s'est peut-être révélé de diverses façons à des peuples dont le tempérament ethnique était davantage métaphysique ( les peuples aryens et dravidiens de l'Inde) ou davantage près des faits pratiques et concrets (le peuple sémitique). On comprendra mieux aussi pourquoi on
s'est toujours méfié du "mysticisme" en Occident et du "ritualisme" en Orient puisque chacun de ces courants semble constituer une déviation dangereuse en regard du message et de l'accent central des textes sacrés respectifs de ces deux traditions.
Dans le contexte biblique, nous assistons au déploiement de plus en plus diversifié des multiples manifestations de la personnalité divine dans ses relations mouvementées avec un peuple élu, dans un temps et un espace déterminés. La perspective religieuse qui prédomine est celle de la dévotion, de l'élan du coeur de l'homme vers son Père divin, fait d'amour constant et d'adoration exclusive. On se rappelle que les épreuves du peuple hébreu s'expliquent tout au long de l'Ancien Testament par les manquements graves à ses devoirs d'amour et d'adoration exclusifs. Le but ultime du sacrifice de Jésus-Christ est celui d'instaurer la Nouvelle Alliance fondée plus que jamais sur l'amour de Dieu et de tous les hommes de la terre, qui sont tous ses fils bien-aimés.
Si, d'un autre côté, nous observons le corpus de la Révélation hindoue, nous apprenons que les hymnes védiques (les samhitas) ont été révélés entre 2500 et 900 av. J.C.; les Brahmanas et les Upanishads sont apparus entre 1000 et 300 ans av. J.C.; les sûtras des six écoles (darçanas) de même que la Bhagavad-Gita ont été exprimés entre le Ile siècle av. J.C. et le Ve siècle après J.C.. Comment devons-nous comprendre cette production luxuriante d'oeuvres sacrées?
Selon les plus éminents penseurs de l'Inde, la pensée hindoue a conservé son unité et son individualité à travers les millénaires depuis une époque antérieure au Rig-Veda, à ce titre, elle représente le sanatana-dharma, c'est-à-dire la connaissance éternelle de l'ordre divin. Cela signifie que la pensée hindoue est demeurée essentiellement la même au-delà des changements de vocabulaire et de l'apparition des oeuvres. Comment expliquer cette permanence dans le changement? La raison en est que les rishis antiques, qui étaient des sages-voyants, ont exprimé dans les hymnes les multiples facettes de leurs expériences mystiques ou sapientielles. Or, ces expériences représentent l'état ou le niveau de conscience final atteint par la conscience humaine lorsqu'elle parvient à la fin de sa longue évolution psychique.
Ainsi, l'idéal ultime de la conscience étant atteint et décrit dès le début, la seule chose utile à faire a été de continuer cet enseignement à travers les millénaires avec le maximum d'exactitude possible, non seulement dans le but d'informer, mais de faire "réaliser" celui-ci par les hommes prêts psychologiquement. Cela, contrairement à la pensée occidentale qui s'est acheminée à travers des siècles de vérités limitées et peu nombreuses vers des vérités à portée plus générale et en plus grand nombre, sans pour autant prétendre être parvenue au terme de la recherche.
La répétition du même message à quatre époques différentes s'explique par le fait qu'on a dû changer de discours ainsi que de forme de langage à mesure que la capacité de compréhension des gens a changé avec le temps, qu'elle a passé progressivement d'une perception intuitive des réalités à un ensemble de processus plus rationnels.
La démarche religieuse qui prédomine dans la majorité de ces textes sacrés est celle de la connaissance (Jnana yoga); ce qui est cherché est l'union intuitive totale avec le Divin, union comprise comme Eveil, lequel donne accès spontanément à l'Amour-délice (Ananda) et à la Libération (Moksha) à l'égard de tous les liens vitaux, mentaux de ce monde. Par contre, pas plus que dans la Bible, cet accent prédominant n'est exhaustif, car, au simple chapitre des moyens de développement intérieur, on traite aussi de la validité de la voie dévotionnelle (Bhakti yoga) dans les Brahmanas ainsi que de la voie de l'action désintéressée (Karma yoga) dans la Bhagavad-Gita (2).
Certes, on le constate par ce rapide coup d'oeil sur des traditions religieuses différentes, il est possible à l'homme de cheminer vers Dieu selon son originalité propre. D'ailleurs, l'histoire des saints chrétiens elle-même offre un exemple de cette diversité: dans la voie de la connaissance, ne voit-on pas saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, saint Dominique; dans la voie de la dévotion, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila, saint François d'Assise? Et que dire des nombreux missionnaires et martyrs de l'Eglise?
Au bout du chemin, il n'y a ni prédominance ni cloisonnement, car l'expérience ultime de l'Etre est simultanément Connaissance, Amour et Liberté.
Manifestation ou création?
Les textes sacrés de l'hindouisme ne sont pas que des incitations à l'union à Dieu. Ils véhiculent aussi une conception de l'univers originale, que l'intellectuel occidental a tout intérêt à découvrir.
La pensée hindoue affirme que l'univers entier est une manifestation périodique d'un principe qui est en soi sans forme, sans limite, c'est-à-dire absolu et infini. On nomme ce principe Brahman. Cet "Absolu sans forme" devient littéralement l'ensemble des êtres variés qui composent et forment l'Univers. En d'autres mots, Brahman, sans cesser de demeurer lui-même, absolu et infini, devient tous les êtres limités et c'est cette totalité que l'on nomme l'univers ou le cosmos. Cette " matérialisation "est appelée par Shri Aurobindo (3) processus d'involution, sorte de "dégradation temporaire de l'énergie primordiale" en formes matérielles nombreuses, lesquelles, dans un deuxième mouvement, l'évolution, tendent toutes consciemment ou non vers l'auto-révélation finale de leur nature divine; donc processus de spiritualisation.
Ce mouvement d'ensemble (involution-évolution) est multidimensionnel en ce sens que l'univers créé comporte de nombreux plans d'existence qui se manifestent et coexistent simultanément: d'abord, "le monde grossier", ou physique et biologique; vient ensuite le "monde subtil" qui est davantage de l'ordre psychique; plus spiritualisé encore se trouve le "monde causal" qui est le niveau le plus éthéré de la manifestation avant l'absorption dans le Divin.
Un autre trait caractéristique de cette vision est la périodicité de cette manifestation de Cela. La création et la dissolution du cosmos ne se produisent pas une seule fois, mais se répètent inlassablement selon un rythme régulier. Nous sommes vraiment ici devant une vision cyclique de la création. La durée d'existence d'un univers durerait un kalpa, c'est-à-dire un "jour de Brahma" ou quatre milliards trois cents vingt millions d'années. Après chaque dissolution suit un temps de repos égal à celui de la manifestation pour Brahman. Nous pouvons remarquer ici l'aspect rythmé du phénomène, semblable à celui du jour et de la nuit, de l'éveil et du sommeil, de la vie et de la mort.
Si nous mettons en parallèle cette vision de l'univers et celle héritée du judéo-christianisme, plusieurs traits divergents attirent immédiatement l'attention. Nous constatons d'abord une différence d'accent importante dans ce que les hindous appellent la "manifestation" et les chrétiens la "création". Dans le premier cas, nous sommes situés dans une perspective non dualiste, c'est-à-dire immanentisme où le Divin devient les êtres (sans par ailleurs se perdre comme absolu transcendant). Dans le christianisme, on explique les choses en termes dualistes: Dieu, en tant que Personne Suprême, crée le monde en tant que phénomène distinct de Lui-même.
On ne peut s'empêcher de se souvenir, néanmoins, que la Genèse affirme que Dieu créa l'homme "à son image et à sa ressemblance". Et lorsqu'on explique que Dieu créa le monde à partir de rien, on veut sans doute dire "à partir de rien de créé". Est-ce à dire qu'Il crée à partir de Lui-même? Les différences sont-elles aussi totales et distinctes qu'elles apparaissent au premier coup d'oeil? De plus, ne pourrions-nous pas entrevoir une conciliation possible entre l'aspect dynamique de la "manifestation" et les théories évolutionnistes présentes à la base des sciences occidentales de la vie de l'homme? Ce rapprochement pourrait certes permettre de considérer, dans une perspective nouvelle, le problème posé, d'une part, par le fixisme biologique de la Bible et, d'autre part, par l'évolutionisme des sciences modernes.
L'existence des multiples mondes ou plans d'existence pourra heurter quelque peu la pensée de l'occidental. En effet, S'il est incroyant, il ne pourra admettre qu'un seul plan d'existence, celui de la matière. S'il est croyant, il sera naturellement porté à établir une relation entre ces "multiples mondes" et ses notions de "ciel" et "d'enfer"; il s'apercevra vite qu'il est devant deux perspectives complètement différentes. Au plus, pourra-t-il timidement se demander s'il peut comparer les "êtres de lumière" du monde subtil aux anges du paradis et les êtres diaphanes du monde causal aux archanges chrétiens?
Enfin, la conception cyclique périodique de l'univers de l'hindouisme et la conception linéaire unique du cosmos selon la Bible se présentent à première vue comme des divergences culturelles fondamentales. Par ailleurs, en référence aux théories cosmologiques actuelles, il pourrait s'avérer suggestif d'établir un parallèle entre la théorie du Big Bang, qui rappelle la perspective judéo-chrétienne, et la théorie de l'univers pulsant, qui ressemble fort à la vision hindoue (4).
Brahman et Yahwé
On ne peut lire longtemps des textes hindous sans entendre parler de Dieu ou du Divin. De plus, si ces textes sacrés et traditionnels sont de diverses époques du patrimoine hindou, l'occidental, accoutumé qu'il est de se référer à une représentation monothéiste et personnaliste d'un Dieu à la fois créateur et Père sera décontenancé par la quantité extrême des noms et des représentations de Dieu dans l'hindouisme.
On peut discerner, dans le contexte hindou, trois façons principales de représenter le Principe de tout. On le désigne d'abord comme Absolu Impersonnel lorsqu'on le nomme Brahman. Le sens profond de ce mot réfère au verbe "imprégner"; c'est Cela qui imprègne tout, c'est Cela dont toutes formes - les êtres particuliers - sont des manifestations déterminées. En ce sens, Brahman est tout ce qui existe ... et infiniment plus. Il est donc à la fois immanent et transcendant. On acceptera ainsi de ne pouvoir ni décrire ni définir Cela à cause de l'Infinitude qu'Il représente. On convient par contre, même si l'on voit les limites de l'entreprise, de le nommer Sat-Chit-Ananda, c'est-à-dire "Etre (infini) - Conscience (infinie) - Béatitude (infinie).
Mise en relation avec cette représentation du divin, la distinction occidentale entre "l'Etre Premier, Cause de tout" de la théologie ou de la théodicée et "l'être en tant qu'être", concept ultime de l'ontologie aristotélico-thomiste, tend à perdre de son acuité. Brahman est l'Origine unique, la Cause première de toute la "manifestation"; en ce sens, il est l'Etre premier à condition de ne pas l'interpréter de façon personnelle. Comme il est "au fond de tous les êtres", qu'il est Etre (Sat), on peut donc dire aussi que Sa Substance correspond à ce qu'on entend par l'être en tant qu'être, que Cela est "l'acte d'exister" (l'esse) de tous les étants. On peut même comprendre que l'expression "être-en-tant-qu'être" est un "concept" qu'il ne faut même pas tenter de définir de façon rationnelle, car la raison ne peut fonctionner que dans le contexte des formes ou des caractéristiques déterminées; or l'"être-en-tant-qu'être" est le Brahman, "l'Absolu sans forme", "l'Un sans second", comme disent les textes sacrés. Seule une intuition appropriée - non rationnelle ou supra-rationnelle, mystique - permettra à l'homme de coïncider avec l'Etre (Sat), de faire ainsi l'expérience intégrale de la Vérité (Chit) et d'en goûter simultanément les Délices (Ananda).
Une telle notion du Divin peut de plus éclairer de façon nouvelle le "problème du mal" qui a tellement préoccupé les philosophes et les théologiens occidentaux. On se souvient que ce problème vient de la situation paradoxale suivante: un Dieu Personnel, omniscient, infiniment bon et aimant crée un univers, des êtres assez conscients pour éprouver les multiples facettes de la souffrance physique et morale. Cette souffrance semble au surplus partagée entre les êtres de façon si injuste qu'on se croirait les jouets de quelque tortionnaire sadique.
Brahman, avons-nous dit, est cette substance fondamentale qui permet que tous les êtres apparaissent à l'existence en nombre et en variété illimités durant des milliards d'années. Ce Brahman est tous ces êtres dans tous les temps et sur tous les plans d'existence. En se matérialisant, le Brahman voit la magnificence infinie de ses attributs se voiler sous les apparences d'êtres limités et ignorants de leur origine et de leur statut fondamentalement divin. C'est cette situation que les écritures hindoues nomment le Voile de Maya.
Dans cette perspective métaphysique, toutes les joies et les souffrances de chaque être ne sont que des expériences que Brahman se donne à lui-même dans le grand Jeu Cosmique (Lila) auquel il se livre inlassablement. En ce sens, les joies et les multiples souffrances ne sont que des illusions à la surface de Brahman éternellement en béatitude; les souffrances sont elles-mêmes des formes particulières de ce Délice profond.
Et même si on insiste pour dire que les diverses espèces de mal sont réelles, on se rendra compte que le Brahman participe et expérimente à son niveau ces souffrances et injustices autant que nous, puisque Cela est en tous les êtres. Si Brahman se place dans cette situation, c'est sûrement que tous les événements concrets sont des occasions fondamentalement valables pour expérimenter indéfiniment les multiples facettes de son incarnation cosmique.
Le Panthéon hindou et le monothéisme
La deuxième manière de se représenter la présence divine dans l'hindouisme - qui est de loin la plus répandue - est celle qui consiste à la décrire sous la forme de présences transcendantes personnelles. Cette manière correspond davantage à notre héritage religieux occidental.
Par contre, le foisonnement de ces présences est tel qu'il peut nous sembler témoigner d'un polythéisme naïf et primitif jusqu'au moment où nous constatons que les nombreux Dieux et Déesses du Panthéon hindou ne sont que des aspects d'une Présence divine unique dont ils représentent des manifestations cosmiques fondamentales différentes.
On peut alors se demander pourquoi les hindous se sont donné tant de mal pour créer un si grand nombre de dieux alors qu'ils auraient pu se contenter de vénérer Brahman? Il y a là une raison religieuse pratique. Pour vraiment progresser dans une démarche de connaissance et d'adoration, il importe de rapprocher le divin à notre niveau de conscience; de là il faut "personnaliser" le divin en lui attribuant un nom, une personnalité, des symboles, des mythes et des pouvoirs. La multiplicité de dieux personnels qu'engendre un tel procédé ne rend pas l'hindou perplexe, car il se sent libre d'en choisir un à son gré comme pôle de sa dévotion. Chacun choisit sa personnalité divine de prédilection (ishta devata) avec laquelle il va entreprendre une longue aventure d'amour et d'adoration.
On remarquera à coup sûr, dans le catholicisme, le même souci de tenir compte des nécessités du coeur humain dans ses relations avec le divin: on propose à la vénération des croyants le Christ adulte, la Sainte Vierge Marie, l'Enfant Jésus, le Père Divin ...
Dans le Panthéon hindou, existe une hiérarchie au sommet de laquelle se situe la fonction créatrice avec Brahmâ (à ne confondre avec Brahman); la fonction protectrice et conservatrice de l'univers est personnifiée par Vishnou et la fonction purificatrice ou destructrice par Shiva. Cette trimurti n'est pas sans rappeler, de façon frappante, la conception chrétienne d'un Dieu unique en trois Personnes.
Dans son aspect protecteur (Vishnou), le Divin protège et guide les âmes dans la voie de leur croissance intérieure vers l'Eveil final. Il descend même sur terre en personne pour ramener l'humanité dans le droit chemin chaque fois que celle-ci sombre dans les bas-fonds de la déchéance morale et spirituelle. On lui attribue à travers les millénaires douze incarnations de ce genre; on nomme celles-ci les avatars de Dieu. Rama et Krishna sont les deux avatars les plus connus et vénérés en Inde; leurs prouesses sur terre ont inspiré des récits merveilleux tels que le Ramayana et le Mahabharata.
On est étonné de voir décrit en termes semblables le phénomène de l'incarnation de Dieu dans le Christ. Les éléments doctrinaux relatifs à cet Evénement semblent décrire et expliquer le phénomène de la même façon dans les deux contextes religieux. On va même, dans certaines listes des avatars de Vishnou, jusqu'à y inclure le nom du Christ!
L'âme et l'Atman
Longtemps après les rishis antiques, les yogins-ermites de la forêt refirent les plus hautes expériences intérieures et transmirent leurs découvertes dans les Upanishads. Ils nommèrent le principe fondamental de leur être: l'Atman, terme souvent traduit en Occident par le Soi.
Ils comprirent que ce principe était d'essence divine et n'était pas différent de Brahman. De là l'équation fréquente: l'Atman = Brahman. La seule différence entre ces deux termes viendrait de notre point de vue. Selon qu'on considère le Divin comme immanent aux êtres, on le nommera Atman; comme existence absolue, au-delà même de l'immanence et de la transcendance, il sera désigné sous le nom de Brahman: il s'agit d'une seule et même réalité.
L'occidental ne sera pas indûment surpris de cette notion, car n'est-il pas écrit dans la Genèse que l'être humain a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu) Il est fréquemment mentionné que Dieu est notre Père; que nous sommes ses fils; cela doit ultimement signifier que notre âme est de substance divine, malgré la distinction ontologique maintenue entre la Personne transcendante divine et les personnes humaines. Le Christ ne nous invite-t-il pas à devenir parfaits comme notre Père (divin) ? Ne considère-t-on pas valable dans le christianisme l'entreprise "d'imiter Jésus-Christ", lui qui est "Dieu fait homme"?
Corps-Ame; Jiva-Atman
En Occident, nous sommes habitués aux notions d'âme et de Corps entendues comme principes constitutifs et explicatifs de l'être humain. il n'y aura donc pas de surprise à retrouver deux notions analogues à celles-ci dans l'hindouisme; le jiva et l'atman. L'atman, avons-nous dit, est le Soi Divin, le principe ou noyau fondamental de notre véritable nature. Le jiva est l'aspect apparent ou phénoménal de notre être, c'est-à-dire l'ensemble des divers aspects de la matérialisation du Soi.
Par contre, on s'étonnera que, si le Soi est un principe d'existence impersonnel, son être soit fondamentalement impersonnel. Cette perspective est de nature à heurter l'univers culturel de l'occidental pour qui le statut de "personne" représente le mode d'existence le plus achevé tant pour l'être humain que pour son Dieu tandis que "l'impersonnel" est en général synonyme d'informe, d'inorganisé, de substance élémentaire inférieure.
On apprendra au surplus que le "jiva" n'est pas une réalité simplement biologique comme le corps, mais une structure multidimensionnelle. Selon le Vedanta, chaque être humain existe de façon manifeste à trois niveaux simultanément qui correspondent aux trois mondes décrits précédemment. Le jiva comprend donc trois formes imbriquées l'une dans l'autre: formes grossière, subtile et causale.
La croissance ou évolution intérieure permettra à chaque être d'élargir sa capacité de conscience de façon à devenir capable de vivre progressivement les autres niveaux de son être multidimensionnel. On pourrait comparer cette évolution à la capacité de couvrir progressivement plusieurs octaves en entraînant sa voix.
L'étonnement engendré par cette perspective viendra, d'une part, de la difficulté à imaginer l'existence réelle de niveaux d'existence "concrets" - de l'ordre de la manifestation - qui ne soient pas par ailleurs conscients; d'autre part, si l'on relie ces phénomènes à la notion d'inconscient, on verra ce dernier concept prendre une ampleur que Freud n'aurait pas du tout anticipée. On notera aussi que ces niveaux constituent des balises identifiables sur le chemin de l'évolution spirituelle.
La destinée humaine
A ce chapitre, l'intellectuel occidental percevra une différence marquée entre la perspective chrétienne, celle de l'athéisme et celle de l'hindouisme. Nous ne comparerons pas ici la perspective à court terme de l'athée pour qui l'existence humaine se termine brutalement à la mort, mais uniquement les deux autres.
Dans l'hindouisme, l'être humain est considéré comme l'entité la plus évoluée du monde grossier (matériel). Il est parvenu à cet état à la suite de très nombreuses incarnations à travers des formes vivantes beaucoup plus simples. La Bhagavad-Gita dit d'ailleurs: "L'âme incarnée rejette les vieux corps et en revêt de nouveaux comme un homme échange un vêtement usé contre un neuf" (11, 22).
Etant fondamentalement divine et éternelle, l'âme incarnée (le Soi-Atman) continue son évolution à travers ses incarnations de façon à dépasser progressivement les limites et les attachements vitaux, mentaux, subtils et causals pour enfin retrouver au terme du long voyage de 1 existence la transparence éblouissante de sa nature véritable, enfin débarrassée de toutes les enveloppes qui voilaient sa beauté. C'est ce terme merveilleux que l'on nomme la réalisation du Soi, la libération spirituelle (moksha) des niveaux inférieurs.
Tous les êtres manifestés - ayant un nom et une forme - vont tôt ou tard aboutir à la Réalisation; le nombre d'incarnations pourra être plus ou moins élevé selon que l'être "apprendra ses leçons" de vie plus ou moins rapidement. Dans ce contexte, il n'y a évidemment pas de place pour la possibilité d'une damnation éternelle.
Evidemment, en tant qu'occidental on sera quelque peu abasourdi en comparant cette perspective à celle de l'existence unique de l'homme qui, une fois pour toutes, est éternellement sauvé ou damné suite à la qualité morale et religieuse de son unique existence. On pourra alors être porté à se demander si l'homme peut réellement accomplir un acte tel qu'il doive mériter un châtiment atroce et sans fin? Il est à se demander aussi si l'on doit déterminer la gravité des fautes ou péchés en regard de Celui qui est offensé (Dieu), comme dans le christianisme, ou en regard des limites et de l'ignorance essentielle du pécheur, comme dans l'hindouisme; la réponse à cette question pourrait fort bien éclairer les questions précédentes.
Rétribution et Karma
Dans tous les contextes religieux, il y a une loi de rétribution des actes, mais ici encore le phénomène n'est pas conçu de la même façon.
La tradition judéo-chrétienne présente la rétribution des actes de deux façons. Au plan collectif, nous assistons tout au long du texte biblique au récit des bénédictions et des punitions fréquentes destinées au peuple selon que celui-ci vénère Dieu ou s'en détourne. Le sacrifice total du Christ - sa passion et sa mort -efface le karma négatif énorme encouru par l'humanité, c'est-à-dire la culpabilité engendrée par les péchés des hommes, péchés non punis par Dieu jusque-là. Au plan individuel, nous savons que tous les actes bons de la vie sont comptabilisés autant que les mauvais; à la mort, on juge l'âme en regard de sa vie terrestre et on détermine si celle-ci doit être sauvée ou damnée une fois pour toutes.
Contrairement à cette perspective morale ou psycho-religieuse de considérer la rétribution des actes, l'hindouisme la perçoit davantage comme un phénomène physique fondamental: toute activité engendre un effet à court, moyen ou long terme. Il s'agit là du principe de causalité. Ainsi, si nous observons la situation de l'homme, nous dirons que chaque forme de son activité - même ses pensées les plus secrètes - produit un effet vibratoire particulier dépendant de la nature propre de l'activité. A son tour, l'effet vibratoire se comporte selon le modèle de l'effet "boomerang": tôt ou tard, il revient vers son auteur pour l'affecter. C'est en ce sens qu'il y a rétribution pour tout acte posé, même si celle-ci se produit après une ou plusieurs existences dans certains cas.
De cette façon, les hindous peuvent expliquer plusieurs aspects de l'existence humaine qui pourraient paraître absurdes autrement. Par exemple, pourquoi une bonne personne est-elle victime de nombreux malheurs alors que des crapules notoires nagent dans la richesse et le plaisir? Ces conséquences sont les résultats de karma d'existences précédentes dont le temps est maintenant accompli. Pourquoi ces mêmes personnes ne reçoivent-elles pas en cette vie les effets de leur vertu actuelle? Parce que beaucoup de ces effets sont vraisemblablement à long terme.
Dans cette perspective, tous les êtres sont pris dans les filets inextricables de cette loi de causalité: c'est ce karma qu'ils engendrent 'continuellement qui les force à renaître continuellement; c'est la "ronde des renaissances" (samsara),-avec son cortège de souffrances. Voilà, pour l'hindou, la longue mais temporaire damnation; le salut sera la libération ... de cette ronde ou, en d'autres mots, le retour à la conscience de sa vraie nature divine: l'Atman-Brahman.
Du côté judéo-chrétien, le salut doit être réalisé dans l'espace d'une seule vie et les fidèles sont les seuls à pouvoir l'espérer, s'ils pratiquent correctement à chaque jour les attitudes et les préceptes recommandés. Les incroyants, les infidèles, les pécheurs non repentis, les animaux et les végétaux ne pourront guère espérer une telle destinée. Selon l'hindouisme, tous les êtres doivent tôt ou tard atteindre la libération; c'est là le seul terme satisfaisant pour ce grand Jeu Cosmique (Lila) auquel s'adonne le Divin.
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On ne peut prévoir toutes les réponses que l'occidental apportera aux questions soulevées par la confrontation de sa culture religieuse avec l'hindouisme. On peut être assuré toutefois que cette rencontre revivifiera ses anciennes problématiques et même sa vision du monde. Il ne peut sortir perdant de cette rencontre: d'une part, il trouvera là, certes, l'occasion de corroborer certaines de ses évidences et théories personnelles; d'autre part, il découvrira peut-être de nouveaux horizons intellectuels et religieux qu'il considérera comme de véritables trésors, à l'instar des Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Emerson, Thoreau, Jung, Romain Rolland et autres.»
Bibliographie
HERBERT, J., La spiritualité hindoue, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualité vivante, 8, 1972, 573 p.
SEN, K.M., L'hindouisme, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 22, 1961, 183 p.
BIARDEAU, M., "Philosophies de l'Inde" dans Histoire de la philosophie, I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1969, pp. 82-240.
SCHWEITZER, A., Les grands penseurs de l'Inde, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 1, 1962, 209 p.
ZIMMER, H., Les philosophies de l'Inde, Paris, Payot, 2e éd., 1953, 49~ p.
AUROBINDO, Shri, La vie divine, I, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualité vivante, 14, 1973, 436 p.
Notes
1. FOURNIER, Jean-Louis, Initiation à la Bible, oeuvre manuscrite, 70 p.
2. Auteur anonyme, La Bhagavad-Gita, trad. par Shri Aurobindo, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualité vivante, 1, 1970, 377 p.
3. AUROBINDO, Shri, La vie divine, 1, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualité vivante, 14, 1973, 436 p.
4. MERLEAU-PONTY, Jacques, Cosmologie du XXe siècle, Paris, Gallimard, "Idées", 1965, 533 p.