Buffon dans l'intimité de Montbard

Ferdinand Hoefer
De 1783 à 1787 parut l'Histoire des minéraux, et de 1777 datent les Suppléments, qui contiennent les Époques de la nature 3. Le premier de ces ouvrages est le plus faible de ceux qui sont sortis de la plume de Buffon: il s'y livre aux hypothèses les plus singulières, répudiant les ressources de la chimie, et négligeant les importants travaux de Romé de Lisle, de Bergmann, de Saussure et de Haüy. Quant aux Époques de la nature, c'est le chef-d'œuvre de Buffon. Il en avait lui-même la conscience, comme nous le montre Hérault de Séchelles dans son Voyage à Montbard, fait en 1785 (trois ans avant la mort de Buffon). Ce rare opuscule, qui parut à Paris, en 1801, sept ans après la mort de l'auteur (Hérault de Séchelles périt sur l'échafaud le 6 avril 1794, à l'âge de 34 ans), contient les détails les plus curieux sur Buffon.

Hérault de Séchelles commence par nous faire part de ses émotions quand il fut admis à voir le grand naturaliste. «Me voici, dit-il dans la chambre de Buffon. Il sortit d'une autre pièce; et je ne dois pas omettre une circonstance qui m'a frappé, parce qu'elle marque son caractère: il ouvrit la porte, et quoiqu'il sût qu'il y avait un étranger dans son appartement, il se retourna for tranquillement et fort longtemps, pour la fermer: ensuite il vint à moi. Serait-ce un esprit d'ordre qui met dans tout la même exactitude? C'est la tournure de M. de Buffon. Serait-ce le peu d'empressement d'un homme qui, rassasié d'hommages, les attend plutôt qu'il ne les recherche? On peut aussi le supposer. Serait-ce enfin la petite adresse d'un homme célèbre qui, flatté de l'avidité qu'on témoigne de le connaître, augmente encore avec art cette avidité en reculant, ne fût-ce que d'une minute, et se prodigue d'autant moins que vous le poursuivez davantage? Cet artifice ne serait pas tout à fait invraisemblable dans M. de Buffon. Il vint à moi majestueusement en ouvrant ses deux bras. Je lui balbutiai quelques mots, avec l'attention de dire Monsieur le comte; car c'est à quoi il ne faut pas manquer. On m'avait prévenu qu'il ne haïssait pas cette manière de lui adresser la parole. Il me répondit en m'embrassant: «Je dois vous regarder comme une ancienne connaissance (Hérault de Séchelles avait alors vingt-quatre ans à peine), car vous avez marqué du désir de me voir et j'en avais aussi de vous connaître. Il y a déjà du temps que nous nous cherchons.»

L'auteur du Voyage à Montbard nous apprend ensuite que le buste de Buffon par Houdon rend le mieux cette belle figure, noble et calme; mais que le sculpteur n'a pu reproduire sur la pierre ces sourcils noirs qui ombragent des yeux noirs, très actifs, sous de beaux cheveux blancs. «Il était, ajoute-t-il, frisé lorsque je le vis, quoiqu'il fût malade; c'est là une de ses manies, et il en convient. Il se fait mettre tous les jours des papillotes, qu'on lui passe au fer plutôt deux fois qu'une; du moins autrefois, après s'être fait friser le matin, il lui arrivait très souvent de se faire encore friser pour souper. On le coiffe à cinq petites boucles flottantes; ses cheveux, attachés par derrière, pendaient au milieu de son dos. Il avait une robe de chambre jaune, parsemée de raies blanches et de fleurs bleues. Il me fit asseoir, me parla de son état, etc. La conversation étant tombée sur le bonheur de connaître jeune l'état auquel on se destine, il me récita sur-le-champ deux pages qu'il avait composées sur ce sujet dans un de ses ouvrages. Sa manière de réciter est infiniment simple et commune, le ton d'un bonhomme, nul apprêt, levant tantôt une main, tantôt une autre, disant comme les choses lui viennent. Sa voix est assez forte pour son âge (Buffon avait alors 78 ans, mais il n'en paraissait avoir que 60); elle est d'une extrême familiarité. En général, quand il parle, ses yeux ne fixent rien; il errent au hasard, soit parce qu'il a la vue basse, soit plutôt parce que c'est sa manière. Ses mots favoris sont tout ça et pardieu, qui viennent continuellement; sa conversation paraît n'avoir rien de saillant, mais quand on y fait attention, on remarque qu'il parle bien, qu'il y a même des choses très bien exprimées, et que, de temps en temps, il y sème des vues intéressantes.»

Le trait le plus saillant du caractère de Buffon c'était la vanité. L'auteur du Voyage à Montbard nous donne à cet égard de curieux renseignements. Ainsi, après avoir dit au célèbre naturaliste qu'il avait beaucoup lu ses ouvrages, «Que lisiez-vous?» lui demanda Buffon. Le visiteur répondit»: Les Vues de la nature. «Il y a là, répliqua à l'instant Buffon, des morceaux de la plus haute éloquence.» En même temps il lui montra une lettre de Mme de Necker, où en parlant de Thomas (célèbre panégyriste mort en 1785), elle dit: l'homme du siècle, tandis qu'en parlant de Buffon elle disait l'homme de tous les siècles. Buffon fils avait fait élever un monument à son père, dans les jardins de Montbard; c'était une colonne dressée auprès d'une tour et portant cette inscription: Excelsæ turri, humilis enlumna: parenti suo, filius Buffon. 1783 (à la haute tour, l'humble colonne; à son père. Buffon fils, 1785). Le père avait été attendri jusqu'aux larmes et cet hommage. Il disait à son fils: «Mon fils, cela te fera honneur.»

Buffon ne manquait jamais d'aller à l'église les dimanches. «Il faut, répétait-il, une religion au peuple; dans les petites villes on est observé de tout le monde, et il ne faut choquer personne…. J'ai toujours, dans mes livres, nommé le Créateur: mais il n'y a qu'à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la Nature, qui résulte des deux grandes lois, l'attraction et l'impulsion. Quand la Sorbonne m'a fait des chicanes, je n'ai fait aucune difficulté de lui donner toutes les satisfactions qu'elle a pu désirer. Par la même raison, quand je tomberai dangereusement malade et que je sentirai ma fin s'approcher, je ne balancerai point à envoyer chercher les sacrements… On se doit au culte public. Ceux qui en agissent autrement, sont des fous. Il ne faut jamais heurter de front les croyances populaires, comme faisaient Voltaire, Diderot, Helvétius. Ce dernier était mon ami: il a passé plus de quatre ans à Montbard, en différentes fois; je lui recommandais cette modération, et s'il m'avait cru, il eût été plus heureux.»

En sortant de l'office, Buffon aimait à se promener sur la place de Montbard, escorté de son fils et entouré e ses paysans. Il se plaisait surtout à paraître au milieu d'eux en habit galonné. «Il fait, dit l'auteur du Voyage à Montbard, le plus grand cas de la parure, de la frisure, des beaux habits. Lui-même il est toujours mis comme un vieux seigneur, et gronde son fils lorsqu'il ne porte qu'un frac à la mode. Je savais cette manie, et je m'étais muni, pour m'introduire chez lui, d'un habit galonné, avec une veste chargée d'or. J'ai appris que ma précaution avait réussi à merveille; il me cita pour exemple à son fils. «Voilà un homme,» s'écriait-il; et son fils avait beau dire que la mode en était passée, il n'écoutait rien. En effet, c'est lui qui a imprimé, au commencement de son Traité sur l'homme, que nos habits font partie de nous-mêmes. Notre machine est tellement construite, que nous commençons par nous prévenir en faveur de celui qui brille à nos yeux; on ne le sépare pas d'abord de son habit, l'esprit saisit l'ensemble, le vêtement et la personne, et juge par le premier du mérite de la seconde. Cela est si vrai, que M. de Buffon a fini par s'y prendre lui-même, et j'ai opéré sur lui, avec mon habit, l'illusion qu'il voulait communiquer aux autres… Buffon était tellement accoutumé à cette magnificence, qu'il disait un jour qu'il ne pouvait travailler que lorsqu'il se sentait bien propre et bien arrangé.

Mais il est temps de laisser là des détails qui pourraient faire appliquer à Buffon l'Homo sum de Térence, pour montrer l'écrivain et surtout le naturaliste.

Les principales idées de Buffon sur le style se trouvent dans son discours à l'Académie. C'est du style qu'il aimait le plus à s'entretenir. «Il y a, disait-il à Hérault de Séchelles, deux choses qui forment le style, l'invention et l'expression. L'invention dépend de la patience; il faut regarder longtemps son sujet; alors il se déroule et se développe, vous sentez comme un petit coup d'électricité qui vous frappe la tête et en même temps vous saisit le cœur; voilà le moment du génie, c'est alors qu'on éprouve le plaisir de travailler… Quand vous aurez un sujet à traiter, n'ouvrez aucun libre, tirez tout de votre tête, ne consultez les auteurs que lorsque vous sentirez que vous ne pouvez plus rien produire de vous-même: c'est ainsi que j'en ai toujours usé… Écoutez le premier mouvement, c'est, en général, le meilleur; puis laissez reposer quelques jours ce que vous avez fait.» — C'est surtout la lecture assidue des plus grands génies qu'il recommandait, et il en trouvait bien peu dans le monde. «Il n'y en a que cinq, disait-il: Bacon, Newton, Leibnitz, Montesquieu et moi» Puis il montra à son visiteur plusieurs lettres autographes de Catherine II, impératrice de Russie; elle lui mandait: «Newton avait fait un pas, vous avez fait le second; Newton a découvert la loi de l'attraction, vous avez démontré celle de l'impulsion, qui, à l'aide de la précédente, semble expliquer toute la nature.»

Buffon, naturaliste, a été apprécié de nos jours par un juge compétent. «Son véritable titre est, dit M. Flourens, d'avoir fondé la partie historique et descriptive de la science. Et ici il a deux mérites pour lesquels il n'a été égalé par personne. Il a eu le mérite de porter le premier la critique dans l'histoire naturelle, et le talent de transformer les descriptions en peintures. Il ne se borne plus à compiler, comme on faisait avant lui, il juge; il ne décrit pas, il peint. Il a connu deux cents espèces de quadrupèdes, et sept à huit cents espèces d'oiseaux, et pour chacune de ces espèces, il a donné une histoire complète; posant ainsi, pour la zoologie, des bases qui seront éternelles, en même temps que, par les descriptions anatomiques de Daubenton, il préparait des matériaux à jamais précieux pour l'anatomie comparée.»

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