La maladie du présent

Jean Dion
Texte publié dans le quotidien montréalais Le Devoir (21 avril 1999)
Notre époque est ingrate. Toute à elle-même. Oublieuse. Terriblement immodeste. Convaincue de sa supériorité, convaincue qu'elle a tout compris alors même qu'en son sein germe et prospère l'inexplicable horreur.

Comme au Kosovo.

Le constat, ici paraphrasé, est celui d'Alain Finkielkraut, l'un des grands philosophes du temps présent, dont il est aussi un observateur d'une rare lucidité. Finkielkraut dont un recueil de conversations avec le journaliste Antoine Robitaille vient d'être publié, L'Ingratitude (Québec Amérique), réflexion sur nos démons, sur l'oubli, sur «l'impudence des vivants». De passage à Montréal, il s'est entretenu avec Le Devoir hier.

L'ingratitude? «De notre présent à l'égard de toutes les périodes antérieures de l'histoire humaine. L'absence sidérante d'humilité de notre époque, qui se suffit à elle-même, qui pense avec l'idéal de tolérance qu'on proclame urbi et orbi avoir accédé à la sagesse ultime. Qui pense avoir le dernier mot de l'histoire», répond-il.

«Nous ne disons pas que notre époque est paradisiaque mais nous disons que nous savons mieux que toutes les périodes antérieures caractériser le mal. Quand nous convoquons le passé, c'est le plus souvent pour mettre l'accent sur ses lacunes, ses préjugés, ses crimes et ses tares. Nous nous enchantons de combattre toutes les formes d'ethnocentrisme mais nous succombons à sa modalité la plus bête, qui est précisément l'ethnocentrisme de l'actuel.»

Dans son essai, Alain Finkielkraut tente de réhabiliter le conservatisme, une idée honnie par la modernité qui ne jure que par le changement, à tel point qu'elle a fait du changement une tradition. Il parle de «l'art d'hériter», de ce contact avec le passé essentiel à la compréhension du monde et que nient les valeurs contemporaines de démocratie et d'égalitarisme radicaux, le tout-est-pareil, tout-se-vaut auquel notre époque adhère.

«Je ne plaide pas pour la supériorité des périodes antérieures par rapport à la nôtre; je m'interroge sur notre rapport au passé, explique-t-il. Je constate que notre mémoire étant exclusivement accaparée par les crimes, il n'y a pas de place en nous pour l'humilité suffisante, pour les oeuvres. Les oeuvres demandent un peu d'humilité pour être reçues. Si nous pensons tout savoir, nous n'avons pas besoin de lire; or nous pensons tout savoir, donc nous ne lisons pas ou nous lisons mal.»

«Je ne me rabats pas sur le passé; je pense en termes de liens. Je pense aussi que des oeuvres présentes sont menacées. Les classiques et les modernes sont dans le même sac aujourd'hui. Ce qui me fait peur, c'est l'incapacité d'admirer caractéristique de l'égalitarisme radical.»

«La tolérance dont nous nous enorgueillissons, que nous applaudissons tous les jours, ce respect égal pour toutes les formes de vie et tous les individus, ce respect s'oppose en apparence au mépris, à l'exclusion, mais en fait, son ennemi intime, c'est aussi l'admiration. Je m'interroge sur la place du ressentiment dans notre société; je me demande si nos démocraties ne sont pas entrées dans l'âge du ressentiment, comme l'avait prévu Nietzsche.»

Ressentiment. Difficile, à cet égard, de ne pas évoquer la question du Kosovo. Alain Finkielkraut s'est beaucoup intéressé, ces dernières années, au sort des «petites nations», objets et non sujets de l'histoire, et l'ex-Yougoslavie s'est révélée dans l'abomination un terrain propice à la réflexion. Au moment où la guerre interpelle l'humanité, le philosophe dit comprendre la «stupeur» manifestée par le monde qui, «pour la première fois, est convoqué au spectacle du crime en direct». «Et la stupeur est aggravée par la capacité qu'ont les Serbes de mener à bien cette entreprise alors même que le monde leur fait la guerre pour tenter de les en empêcher. Ni l'image ni les bombes n'ont la capacité d'intimider les Serbes. Au contraire, ils utilisent la guerre pour aller plus vite. C'est à mon avis ce qui explique l'effarement du public.»

Cela dit, si l'homme reconnaît assister à «une sauvagerie à laquelle je n'étais pas plus préparé que quiconque», il déclare aussi que «le nettoyage ethnique en plein XXe siècle, je ne vois pas bien en quoi cela devrait nous étonner. Le XXe siècle a été le plus criminel de l'histoire de l'humanité, un siècle qui devrait nous guérir définitivement des illusions du progrès». Cette fois, le blâme de la tragédie revient largement aux dirigeants politiques occidentaux qui ont «accepté trop tard de traiter les différents acteurs en sujets adultes et les ont perçus comme des pions».

Ressentiment. N'est-il pas paradoxal d'appeler à une plus grande conscience du passé quand on voit le Kosovo faire les frais d'une histoire qui remonte à plus de 600 ans? N'y aurait-il pas, parallèlement à un devoir de mémoire incontournable, une nécessité de l'oubli en certaines circonstances?

«Toutes les nations sont fondées à la fois sur la mémoire et sur l'oubli, répond Alain Finkielkraut. Le prix de la paix civile, souvent, c'est l'oubli. L'amnistie exige en tout cas une certaine forme d'amnésie: il faut tourner la page. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, je ne suis pas absolument sûr que l'arrestation et l'extradition du général Pinochet soit vraiment une idée géniale. Nous ne pouvons pas choisir à la place du Chili son propre destin. Si le Chili a décidé que la transition démocratique ne pouvait s'opérer que dans l'oubli, c'est son droit, et nulle instance n'est habilitée à lui refuser ce droit.»

«Donc, quand je plaide pour un rapport plus riche avec le passé, ce n'est pas du tout au nom du devoir de mémoire. C'est avec l'idée que le crime ne devrait pas exercer un monopole absolu sur notre mémoire. Il y a une mémoire incriminatrice, certes, mais il y a aussi toutes sortes de mémoires. Il y a la dette que nous avons contractée envers des institutions qui nous ont permis d'être ce que nous sommes. C'est de cette dette-là que je parle.»

Par ailleurs, si le Kosovo accapare l'attention de l'Occident, il n'en reste pas moins que d'autres conflits, parfois beaucoup plus sanglants, sévissent sur la planète sans que nous n'ayons trop de scrupules à les balayer sous le tapis. Ramener l'horreur à un endroit particulier, près du nôtre, n'est-ce pas aussi de l'ethnocentrisme?

Pour Alain Finkielkraut, «nous ne devons pas oublier que nous sommes des créatures terrestres et non des habitants de l'univers. C'est vrai que le journal télévisé nous donne l'illusion de considérer la Terre sans en faire partie. Mais nous sommes forcément de quelque part, et étant de quelque part, étant moi-même Européen, je suis particulièrement sensible à ce qui se passe au Kosovo. Je ne suis pas Superman, je ne peux pas fondre sur tous les endroits de la misère humaine».

«Il est dommage qu'on soit à ce point indifférent à la famine en Corée du Nord, mais je sais que nous ne pouvons pas agir simultanément sur tous les lieux de la Terre. Il ne faudrait pas que la rhétorique des droits de l'homme, débouchant sur le sentiment d'une responsabilité illimitée, puisse ensuite induire un vu de toute-puissance. L'homme n'est pas Dieu, et quand il se prend pour Dieu, les choses tournent mal.»

«Plutôt que de fustiger au nom d'une morale authentiquement planétaire notre finitude, nous devons l'accepter et faire avec, c'est-à-dire: j'interviens, je me préoccupe d'une injustice, je ne suis pas capable de me préoccuper de toutes, mais l'illimité, c'est l'inhumain.»


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Alain Finkielkraut prononcera une conférence intitulée L'Érosion de la langue ou la culture menacée demain soir, à 19h30, au Musée de la civilisation de Québec.

©Le Devoir




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