Découverte de l'ail doux
Le Frère Victorin présente cependant un point vulnérable : sa santé. Atteint d'une faiblesse pulmonaire, il subit une sérieuse hémorragie. Sur l'avis du médecin, le directeur le retire de sa classe pour le charger de la bibliothèque. Faudra-t-il renoncer à la noble tâche entrevue, pour vivre en parasite dans cette maison laborieuse ? Le Frère s'est engagé envers la Très Sainte Trinité « autant qu'il me sera possible et que vous le demanderez de moi ». Mais quelle humiliation et quelle détresse que de réduire, si tôt, ce possible et cette exigence au minimum ! « Bon Maître, vous savez que je travaille pour vous, daignez me mettre en mesure de vous prouver que je ne veux pas être un membre inutile dans votre maison, une fleur d'ornement dans votre jardin. »
Le Frère Palasis et le Dr Prévost sont formels. Ils ordonnent une cure de repos et de grand air. « Flânez », commande le directeur, « quittez la bibliothèque même, pour vous promener sans souci. » Il donne en même temps le même ordre, pour les mêmes raisons, au Frère Alexandre, arrivé le même jour que le Frère Victorin.
Le Frère Alexandre et le Frère Victorin aménagent l'érablière du Collège, entaillent les premiers arbres. Ils se juchent sur la charrette des habitants transportant un « voyage » de bois. Le Frère Victorin fait parfois arrêter pour cueillir une fleur intéressante, aperçue de la route. Les habitants s'en amusent « Sitôt qu'il voit un pissenlit dans le côté du chemin, faut qu'il débarque pour aller le cueillir. » D'autres jours, le Frère Victorin parcourt la campagne à pied, la Flore de Provancher sous le bras. Il s'est fait adapter une boîte par le ferblantier, pour la porter en bandoulière. Il identifie les plantes, étudie leur vie, leurs moeurs, établit des comparaisons avec la vie et les moeurs des hommes. Pour certains tempéraments, même menacés de phtisie, le repos ne peut être qu'un changement de travail.
Mais cet amateur manque de guides. Sans doute, la botanique américaine a des précurseurs canadiens-français. Le nom de Michel Sarrazin a surnagé. L'abbé Léon Provancher a publié la Flore Canadienne, en 1862. Il faut juger cette oeuvre de mérite, ainsi que le Frère Marie-Victorin le fera lui-même quand il aura dépassé Provancher de cent coudées, en tenant compte de l'époque et des circonstances où elle a été écrite. La botanique américaine naissait péniblement et, malgré les précurseurs isolés, presque personne, au Canada, ne s'intéressait aux sciences naturelles. La Flore Canadienne a éveillé l'attention des Canadiens français, créé un semblant d'atmosphère botanique. Un Sulpicien français, l'abbé Moyen, a publié un « Cours élémentaire de botanique, et flore du Canada, à l'usage des maisons d'éducation », en 1871. Mais la curiosité s'est vite assoupie. Vers 1903, il n'existe pas de véritable enseignement de la botanique au Canada français. L'abbé Victor-Alphonse Huard, Supérieur du Séminaire de Chicoutimi, transféré à l'archevêché de Québec où il rédige la Semaine Religieuse, publie le Naturaliste Canadien, vaille que vaille. Une religieuse de Sainte-Croix, Mère Marie de Sainte-Amélie, se constitue un assez bel herbier à Ville-Saint-Laurent. Quelques collèges possèdent, dans leur parloir, un embryon de musée botanique et zoologique, sous des vitrines qu'on n'ouvre jamais. La poussière recouvre la Flore Canadienne dans les bibliothèques. Quelques amateurs, comme le Frère Alfred, s'exercent en vase clos. Le Frère Victorin n'a que Provancher pour guide. Encore est-il malhabile à l'utiliser. Il distingue les plantes, mais il ignore leur nom, faute de bien manier les clefs analytiques. Il s'évertue, assis sur une pierre dans l'érablière du Collège, le livre ouvert sur les genoux. Vient à passer un « habitant », France Bastien, la hache sur l'épaule
- Qu'est-ce que vous cherchez, mon Frère ?
-Le nom de cet herbage à fleur jaune.
- Comment, vous connaissez pas ça ! Bénite ! C'est l'Ail-douce, mon Frère, c'est l'Ail-douce.
France Bastien s'éloigne en concluant que ce jeune Frère, c'est peut-être un bon religieux, mais qu'il n'est pas bien connaissant dans les racines. Le Frère Victorin court à la table des matières. « Ail doux » le renvoie à « Erythrone d'Amérique ». Voyons Erythrone d'Amérique : « Bulbe de grosseur moyenne, profondément enfoncé dans le sol. Hampe nue, tendre, de 3 à 6 pouces de hauteur... Fleur pendante jaune, à segments oblongs... » C'est bien cela. Provancher ajoute ce court et gracieux commentaire : « Charmante petite fleur de nos bois, qui est la première à se montrer au printemps... » Le Frère Victorin est confus de son ignorance et ravi de sa découverte. « France Bastien est responsable de ma carrière de botaniste », dira-t-il parfois, en plaisantant ; « sans lui, je me serais peut-être dépité là, sur cette pierre. »
Des commentateurs ont pris cette boutade au sérieux. Ils font remonter à la rencontre de France Bastien, dans l'érablière de Saint-Jérôme, la vocation scientifique du Frère Marie-Victorin. Ce serait une illumination, une génération spontanée ! Le Frère Victorin, en 1903, n'était sans doute pas bien connaissant, mais il portait déjà le virus de la botanique. Tenons compte de ses contacts d'enfant avec l'abbé Audet, de ses études secondaires, de ses entretiens avec le Frère Alfred. Quand France Bastien l'a rencontré, le Frère Victorin herborisait, son Provancher sur les genoux.
Dans l'érablière du Collège, dans les champs et dans les bois de Saint-Jérôme, le jeune Frère Victorin s'instruit, en refaisant sa santé. Il commence à préférer les plantes aux livres, à comprendre les lacunes de l'enseignement livresque, de la science de bibliothèque. C'est dans ce sens que la rencontre de France Bastien est révélatrice. Les méditations de Saint-Jérôme influenceront la méthode du Frère Marie-Victorin, professeur.