L'Arpège

Lucien-Charles Chaupourel
Petite nouvelle inspirée du vécu même du philosophe L. C. Chaupourel, danseur mondain à ses heures.
Il est affligeant de constater à quel point se meurt une certaine idée de la danse. Certes, les scènes du monde entier produisent chaque semaine des chorégraphies savantes, sublimes ou aguicheuses, tandis que les compétiteurs de la danse par couple évoluent élégamment dans les gymnases... Mais qu’est devenue la danse du peuple ou, si le terme est choquant, la danse des gens qui aiment vivre et s’amuser? Car ni l’agitation fébrile des discothèques à la mode, ni le «musette» aigrissant des dancings ne semble mériter tout à fait le nom de danse. La quasi-totale imperméabilité des générations les unes aux autres dénote assez bien l’ampleur du malaise. Il y a la «danse des vieux» qui, globalement, n’est plus une danse, et la «danse des jeunes» qui, dans l’ensemble, n’en est pas une.
À presque trente ans, danseur opiniâtre, j’avoue ne plus trop savoir où me situer. Je ne fréquente plus guère (j’ai d’ailleurs peu fréquenté) les boîtes de nuits adolescentes où l’on martèle la piste à grands coups de savates en s’imaginant démontrer je ne sais quoi, et de toute manière la danse individuelle, violente chez certains, masturbatoire chez d’autres, me lasse toujours au bout d’un quart d’heure. Je me produis donc dans ce qu’il est bêtement convenu d’appeler dancings rétro ou dans des succédanés de guinguettes. Ainsi, du moins par ma présence, j’appartiens au monde des vieux. Mais là, grands dieux! que ne faut-il pas endurer? Les paroles stupides des chansons dédiées au troisième âge (la boum des soixante ans...), l’orchestre aviné, les couples grotesques qui pataugent sur la piste, le racisme éventuel des vieux contre les jeunes qui répond à sa réciproque, les incunables rombières qui ont été «premier prix au concours de valse de ... en 19... » et qui s’imaginent savoir danser... Mais, parfois, quand même, une cavalière élégante, qui danse avec talent, ma partenaire de soirée.
Je me suis formé seul, au risque du ridicule. Mes amis ne sont pas toujours disponibles, et pas souvent amateurs; on les comprend. Du coup, à mes débuts, jeune homme d’une vingtaine d’années, j’ai dû débarquer dans des mouroirs chorégraphiques, inconnu, solitaire, totalement déplacé, marginal, incroyable. L’instinct me poussait à inviter n’importe qui, et souvent le pire; puis je sélectionnais, laissant les semi-paralytiques et les obèses. Les gens assis aux tables regardaient avec stupeur ce type qui ne pouvait pas même passer pour un gigolo, qui ne parlait pas, ne se mêlait pas, ne vivait que par la danse, solitaire et absent jusque dans le couple grotesque qu’il formait avec sa partenaire. Mon ascension fut irrésistible. En deux ans, j’étais devenu un vrai danseur, autoritaire, sachant guider, les maladresses mêmes de mes partenaires m’ayant paradoxalement confirmé.
Je bénéficie à présent d’un statut: le patron d’un dancing m’a «embauché» comme danseur mondain du samedi soir; son établissement, à vrai dire, attire bon nombre de femmes seules, et bon nombre de vieux malins qui cherchent à conclure, bien plus qu’à produire des pas de danse. J’égaye ainsi les malheureuses, et je protège celles qui cherchent à éviter les cavaliers entreprenants. J’y gagne la gratuité absolue des entrées et des consommations: rien à redire. La plupart des clients s’imaginent même qu’on me paye à jouer les taxi-boys; je démens si l’on m’interroge, mais l’ambiguïté ne me déplaît pas; en tenue de circonstance, j’ai vraiment l’impression d’appartenir au patrimoine.
L’Arpège est un petit dancing coincé quelque part entre Vierzon et Bourges, du Jacques Brel sans la dérision ni la force, simplement une population de province vieillissante, un ou deux couples plus jeunes, parfois quelques adolescents égarés, amorphes durant la valse ou les tango, mais subitement réveillés par les quarts d’heure de zouk ou de rythmes électroniques. Peu d’ivrognes au comptoir, un petit vieux qui titube en chuintant, le chapeau rivé au crâne, mais rien qui menace. La patronne, toute jeune, plantureuse et décolletée de noir façon canaille, se charge de diffuser la musique: elle a du goût. Son mari, chauve, bien plus âgé qu’elle, fait office de barman et de service d’ordre. Pour le reste, une ou deux dames s’occupent des entrées et du vestiaire, tandis qu’un homme de peine un peu simple dispose à sa façon les voitures dans le parking. Le danseur officiel, dans ses moments de répit, se promène entre les sofas, fait des phrases, recueille des confidences: toutefois, je n’aime pas beaucoup parler. Je disparais souvent pour respirer l’air de la rue déserte ou pour rajuster mon costume au centimètre près. Même après des heures d’évolutions, le danseur mondain ne doit manifester ni fatigue, ni désordre.
Je danse, donc je suis. Certes... et justement. J’ai l’impression de n’exister que dans la mesure de ma danse, d’être un pur personnage, une sorte d’apparition désincarnée, quoique énergique. Les autres existent plus réellement, ils ont une vie assignable, leurs intrigues, leurs déboires, ils sont de chair. On devine leur existence sans avoir besoin d’une enquête: la chaudière en panne, les impôts qui grimpent, les frasques de leurs petits-enfants. Mais personne ne connaît véritablement ce que je suis. Pourtant, j’évoque parfois mon métier, ou ma vie de couple, mais je ne me livre pas: j’en reste aux lieux communs et, de toute manière, on me voit toujours seul, même lorsque d’une manière rarissime j’arrive accompagné. Il en est sans doute ainsi de tout visuel: non pas un mystère, je n’ai pas cette prétention, mais à tout le moins une énigme. Une règle voudrait, par exemple, que l’on partît toujours avant la fin et, si possible, sans que cela se sache. Un illusionniste me confiait d’ailleurs que tout artiste se devait d’adopter cette pénombre paradoxale qui consiste à s’effacer dans l’intériorité même de sa présence.
Sylvie, dans sa guérite, alterne les styles; il en faut pour tous les goûts, dit-elle; et, musicienne de formation, elle s’ennuie quelque peu de déroger à ses préférences pour passer du commercial, ou du «démagogique», comme je dis. Cohabitent des pasos musette affreux, des valses viennoises, des boléros mélodramatiques, des tangos argentins, des slows désargentés, des rythmiques tropicales sur lesquelles je me déchaîne en solo... Une dame pense que je suis un peu dérangé, sur ce coup-là. Le patron, lui, reste inaccessible à force de célérité: impossible de lui commander à boire sans le retrouver en l’espace d’une seconde occupé à servir à l’autre bout de la salle. L’homme de peine philosophe avec les piliers du comptoir.
Il n’est donné à aucun danseur d’être systématiquement en état de grâce, mais à certains moments jaillit le feu sacré. J’avoue que les tangos impérieux m’inspirent. Je réquisitionne alors une cavalière intéressante, et je me lance en promenades élastiques, ou je me hâte à petits pas, ou j’hésite, languissant, mais jamais funèbre, jusqu’au renversement final, visage immobile, muscles d’acier.
Une partie de l’art consiste à repérer les vraies danseuses: rien de pire en effet qu’un morceau de bois qui exténue son partenaire à force de résistance. Quelque autorité que puisse manifester le danseur, celui-ci se trouve nécessairement mis en défaut par ce genre de femme. Ainsi, le taxi-boy doit savoir se tailler la part du lion. Même s’il est en théorie chargé de les faire danser toutes, il a ses délaissées, ses veuves, et ce, dans son intérêt même: s’exhiber avec une reine-mère aux pieds d’argile ou bien avec un pendulette à balancier n’a rien de vraiment esthétique. Et puis, laissons s’assortir les couples en fonction du vieil adage: qui se ressemble s’assemble, ou l’inverse. Et l’on voit des couples de bouddhas, des couples d’armoires, des couples d’oiseaux... Il existe aussi des anti-couples aux contrastes féroces.
Tout couple n’est pas légitime, et loin s’en faut. L’âge ne change rien à la Chose, et l’on voit, comme chez les adolescents, des intrigues d’un soir, souvent mal vécues. D’une manière générale, les messieurs ont pour unique ambition d’arriver à ce que les dames ont pour ambition d’éviter. Difficile et rétive nature de ces dames qui s’opposent, contraignante et balourde nature de ces messieurs qui proposent. Telle dame qui refuse exceptionnellement de danser avec moi une soirée pour la passer dans les bras de son chevalier servant m’apprend, la soirée suivante, qu’elle cherchait à tout prix à s’en débarrasser. Si elle croit deviner la silhouette du monstre dans l’embrasure d’une porte capitonnée, elle se cramponne au taxi-boy, chargé de la protéger des avances chorégraphiques de l’autre. Je suis un père pour elles, au fond.
Au comptoir, une des dames seules d’un trio d’habituées est entourée de prévenances malsaines par un vieux mâle épais qu’on n’a jamais vu et qu’on ne reverra plus. Son bras court et musculeux, dépassant d’une chemise virilement retroussée aux manches, entoure la taille fragile de la dame, aux cheveux blond-platine, et vêtue de sombre. Je la connais un peu; elle porte la soixantaine à l’adorable, danse passablement, et ne jouit d’aucune intelligence. Pour l’heure, elle ne peut retenir un sourire un peu gêné par le commentaire étincelant de son compagnon aux buveurs de bière: «On est un homme, ou on l’est pas.»
Sinon, je m’amuse assez des demi-mondaines en minijupes, les rares qui viennent essentiellement pour Cela. Elles sont méchantes avec les vrais artistes dont elles n’ont rien à espérer. Souvent, j’en agace une en l’invitant précisément pour apprécier la moue dédaigneuse de son refus, et pour entendre, noyée dans la musique, l’acerbe dénégation de mes talents, dont sourient vaguement les autres: «Il ne sait pas danser.»
En principe, les gens comprennent la totale clarté et la pleine distinction de mon rôle. J’impose la danse, mais sans m’imposer; en un sens, je passe pour une sorte de fonctionnaire. J’évite les confidences; je ne m’occupe guère des femmes mariées ou accompagnées, sauf à la demande de leurs amis eux-mêmes; je ne mêle jamais des groupes. Le corps agit, le regard est absent.
L’Arpège, sans outrecuidance, est un joli dancing. Une antichambre, aménagée comme un petit bistrot désuet, y précède la grand-salle, mathématiquement organisée en trois aires, la piste rectangulaire en bon bois ciré au centre, les fauteuils et les poufs assortis de leurs tables basses tout autour, et, au fond, une petite scène pour les orchestres du dimanche après midi, composée d’une estrade et d’un décor paysager. Sylvie officie dans son aquarium, sorte d’espace réservé entre l’antichambre et la salle, diamétralement opposé à la scène. En somme, une petite merveille de symétrie nichée dans une maison de village, sans jardin, mais pourvue d’une cour attenante, où l’homme de peine place et déplace les voitures des clients. La piste glisserait un peu trop: le patron s’y escrime avant l’ouverture. Mais pratiquement aucune chute, la souplesse du parquet sans doute: ce sont les carrelages sur lesquels on dérape. De toute manière un couple dansant devrait s’équilibrer lui-même comme deux cartes verticales appuyées l’une sur l’autre. Cet animal trétrapode, bien conformé, glisse, les pattes agiles et le torse fixe, contrairement aux mauvais duettistes qui agitent les omoplates au lieu de jouer du mollet. L’élégance du cadre retient de toute manière les négligés incultes, l’oeil du patron sévère supervise les irritables, et Sylvie s’offre des parenthèses de vraie musique propice à l’élévation des moeurs.
Je sors souvent respirer l’air froid de la rue. Même au temps des brouillards aveugles, les projecteurs d’une grande discothèque de Bourges, en bordure de voie-express, répercutent leurs rayons sur l’éternité. Je passe en voiture à côté d’elle avant L’Arpège: des dizaines de véhicules sur un parking de béton, des groupes d’ados frénétiques, une ancienne ferme, taggée, relookée, recyclée. J’imagine leur salle, le bruit, la fumée, les fumigènes... Mon regard ne rencontre pourtant ici que de petites maisons de village, grises et secrètes, refermées sur du silence, façades improbables d’une rue qui serpente avant de s’évanouir. Un petit air d’accordéon filtre par les murs enguirlandés de L’Arpège. Le grand panneau de bois représentant un couple à l’ancienne mode, ainsi qu’une affiche à la gloire de Zanini, constituent, avec les ampoules lumineuses, les seules colorations de la nuit dominicale. Le vieux fourgon ventru des maîtres du lieu garde immanquablement la porte d’entrée assortie d’une plaque rituelle exigeant la tenue correcte en grosses lettres noires sur fond de cuivre. Rien ne bouge, mais je sens l’air transi qui se joue de mon col hermétiquement cravaté.
J’esquisse un sourire pour la dame de la caisse en rentrant, me chauffe un instant les mains au petit poêle à résistance électrique, près du vivarium où somnolent de grosses tortues vertes. Si la musique ne m’agrée point, je fais un peu de propagande à l’homme de peine en déplorant que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, au cas où il raisonnerait d’une autre manière; sinon, je bondis sur la piste en agrippant ce que je trouve et me lance en fermes arabesques.
L’Arpège a aussi ses laissés-pour-compte. Un type assez jeune m’aborde souvent, visiblement impressionné par mes performances, et me donne moult conseils. Il boit beaucoup; l’oeil titube et la jambe vacille, mais toujours dans les limites d’une certaine décence. Il tient absolument à m’enseigner des pas disco, se présente comme un ancien concouriste des années soixante-dix, et désire monter une école de danse avec moi. Prévenant, il m’explique qu’il se chargera de tout, qu’il a déjà des gens en vue pour former le conseil d’administration, ainsi qu’une salle, et il pimente l’argumentation de théories méprisantes, on ne sait pourquoi, sur le rock’n’roll. Manifestant une certaine agressivité, doublée d’un paternalisme d’ancien combattant des pistes, il s’accroche à moi, jusqu’à ce que me sauve une dame qui désire valser un peu. Phrase historique: «Je connais des figures que même toi, tu sais pas les faire.» J’apprends un peu plus tard qu’il est projectionniste au cinéma du coin. On le voit rarement sur la piste; il y danse lamentablement: quelques slows aux rythmes desquels il dandine son corps maigre, et un peu de Gloria Gaynor qui le fait osciller d’un pied sur l’autre, le dos voûté, les cheveux frisés pas nets, la moustache bête et triste. Une bonne trentaine d’années de solitude, de médiocrité subie sans conscience, de malheur insignifiant. I will survive!
D’autres ne sont guère en meilleur état, mais celui-là m’inspire plus de pitié que les autres. Une espèce de rongeur populiste hante également les lieux, quoique moins souvent, très alcoolique. Mais, il lui reste un rien de franc-parler sympathique, un peu de vie que l’autre n’a plus. «Tu danses trop bien et ça me fait ch... », lance-t-il. Je ne m’en émeus guère. On échange deux ou trois mots sur l’autre dancing du coin, à quelques kilomètres de là, lieu de prostitution sénile, dirigé par un ancien carreleur, devenu D.-J. et barman. «Trop d’arabes», commente mon voisin. Puis il reluque une ou deux femmes, et me demande en termes crus si mes talents de danseur me permettent de coucher avec mes cavalières. Je lui démontre le contraire, etc. Il comprend, me salue, et repart danser.
Sinon, L’Arpège a ses indifférents, ses impassibles: des couples en totale communion, occasionnelle ou légitime, mais peu importe; des gens dont personne ne s’occupe et qui ne s’occupent de personne. Le bonheur d’une nuit ou de toute une vie, silencieusement lové sur lui-même, ou bien jubilatoire et souriant, mais bonheur en tout cas. On peut encore s’aimer en oubliant le devenir du siècle, et c’est bien.
Pour ma part, la pensée m’a gâché le sentiment. Vieillir est une épreuve trop difficile: personne n’y a jamais survécu. Mais vieillir en voyant s’effondrer le monde! Non seulement une misère hallucinante et d’un autre âge gangrène toutes les sphères de la vie intime et publique, mais encore il n’existe plus aucun endroit où les équilibres physiques ne soient pas renversés. Du sanglier radioactif, de l’ozone qui s’effiloche ou se concentre, des particules suspectes qui virevoltent un peu partout... Les «grands» eux-mêmes ne sont plus à l’abri, comme pouvaient l’être les élites marseillaises qui se réfugiaient à Allauch pendant la grande peste. Certes, bien des civilisation se sont évanouies et l’on n’a connu au fond que décadences. Or, ce n’est plus une civilisation qui meurt, mais toute l’humanité.
On entend cependant des thuriféraires bonimenter chaque jour «dans le poste» que tout se passe au mieux, qu’il fait beau, qu’avec un peu de volonté on arrive à tout... Des stoïciens new look ou des Pangloss de l’idéologie dominante. On les recrute autant chez les bourgeois que chez les victimes, ce qui laisse songeur. La bêtise, il faut dire, est un don que la clémence divine accorde à certains défavorisés de la nature ou des circonstances: elle les préserve du désespoir. Fiat injuria, pereat mundus.
Telles sont les réflexions d’un taxi-boy métaphysicien, surtout lorsque Sylvie diffuse, pour plaire aux intellectuels du lieu, des chansons tautologiques: Il faut savoir garder la bonne humeur, la bonne humeur, /C’est le secret du bonheur... Et, derechef: C’était le taureau, le taureau, le taureau le plus macho, /C’était le taureau, le taureau, le taureau le plus macho. Et dire que Dieu est innocent!
Tiens! Je retrouve mon projectionniste, en grand conciliabule autiste avec un homme qui vient certains soirs aider les dames du vestiaire. La grise moustache se plaint que les services d’entretien communaux aient fait appel à des gens d’une autre localité pour ramasser les feuilles mortes. Le racisme ordinaire est dépassé. Bientôt, c’est d’un appartement à l’autre, dans le même immeuble, que Dupont accusera Lajoie de lui voler son pain, si celui-ci décroche une vacation dans la collecte des ordures à mille deux cent francs mensuels. L’homme du vestiaire hausse les sourcils sans répondre.
Sur la piste, deux couples viennent d’entamer un slow. Mais les deux filles dansent ensemble, de même que les deux hommes: un moustachu au physique de parachutiste flanqué d’un jeune à lunettes braquées sur le vide. Ils se frôlent sans aller trop loin (on ne sait jamais), mais en assortissant leur balancements grotesques de gestes évocateurs et de commentaires appuyés. Deux crétins qui singent l’homosexualité pour démontrer leur statut de vrais mâles. Personne dans la salle semble n’avoir relevé ce manège, et l’indifférence qu’il suscite ne fait qu’en dénoncer l’insignifiance. Seul un couple âgé, sur la piste, proteste lorsque la paire d’idiots les heurte brusquement. L’Arpège est bien tenu, mais, ailleurs, ce genre de manège dégénère souvent en bagarres. Et puis, L’Arpège n’est pas un lieu comme les autres... Sylvie diffuse un vieux slow-fox, délicieusement orchestré. Les quatre énergumènes se sont rassis. À présent, c’est moi qui danse.
J’exécute une promenade afin de me frayer chemin vers un endroit de la piste un peu moins bondé. J’atterris presque alors sur deux habitués qui me barrent le chemin. Encore une toquade du mari que je connais vaguement. «Toujours au milieu, comme le jeudi!» lancé-je. On plaisante ainsi en passant, avec des sous-entendus. De moeurs polyvalentes, mais toujours amoureux de sa femme, il ne rate pas une occasion de s’approcher de moi tout en dansant avec elle, sans aucune inconvenance du reste. Je me détache un instant de ma propre cavalière, et demande si l’on peut faire ça à trois, ou à quatre. Les deux femmes ne sont pas dupes, et sourient. Nous repartons. Tour à gauche et renversement.
Ma danseuse n’a plus trente ans depuis longtemps, mais elle a du talent malgré quelque embonpoint. Tout à l’heure, elle a hésité entre moi et son amant, un genre de capitaine à barbe noire, ce qui m’a un peu gêné: un danseur mondain ne doit jamais éveiller la jalousie des maris et des fiancés, d’autant qu’il est principalement chargé de désennuyer les dames seules. Mais elle m’a choisi, et elle a du répondant: je ne crains pas grand-chose. Pendant la danse, on parle peu ou pas, comme l’indique l’usage, mais aussi en raison de son accent du terroir, trop sonore à mon goût. Elle apprécie assez manifestement les jouvenceaux, réclame une bise en fin de danse, et me passe la main derrière la tête, sans doute pour apprécier le rasé des cheveux. Un jour que j’étais arrivé accompagné d’un ami encore adolescent, elle l’avait fortement sollicité. Ils étaient charmants tous les deux au paso doble: la dame impériale, et le danseur aussi frétillant qu’un écureuil. Un de mes professeurs disait: sur scène, on n’a pas d’âge. C’est cela aussi la vie.
Je n’ai pratiquement jamais voyagé. De rarissimes villégiatures, quelques incursions parisiennes destinées à réussir (parfois à rater) les concours de l’Administration, ce furent mes seules pérégrinations. La musique dansée constitue ainsi mon seul vrai voyage de provincial invétéré, quoiqu’imaginatif. Viennent à moi les valses d’Autriche, la rumba cubaine, ou les marches andalouses, l’exotisme des sambas: on change ses plaisirs plutôt que l’ordre du monde... Certes, je me surprends parfois à rêver d’évasion devant des photographies publicitaires, mais je temporise toujours, par défaut d’argent, et par excès d’activité locale. Il m’arrive alors de songer à un copain qui vient d’achever ses deux années de coopération. Un simple maître-auxiliaire, pauvre et seul, devenu pour un temps le fortuné locataire d’une villa de style au bord de mer: il ne s’en remet pas. Toute expérience est bonne, dit-on, mais Ulysse ne rentre pas heureux d’un si beau voyage. Je pense, d’une autre façon, à Miloud, le danseur mondain des guinguettes du val de Marne. Simple ouvrier carreleur à la cinquantaine élégante, Miloud s’est formé spontanément à la danse. C’est ce qu’il expliquait devant les caméras de Saga-Cités, tout en s’habillant d’une superbe chemise blanche. Je m’en étais étonné, n’ayant pu danser, pour ma part, qu’en suivant l’enseignement de mes professeurs. Autre destin, et autre voyage. J’imagine que Miloud doit regretter la mer peut-être, des paysages blancs sur fond bleu, quelque son de muezzin... Mais la danse atténue les regrets, que la rivière emporte. Le bon danseur, de toute manière, est toujours un étranger. Étranger à la vulgarité qui l’entoure, qu’elle soit assise ou remuante, étranger à la femme qui se cache sous la danseuse, étranger à lui-même dans son essence humaine et trop humaine... Danser revient à s’abstraire, pour ne pas dire à s’exclure.
On n’arrête pas le progrès! Rare est la soirée dansante où je n’invente pas quelque pas ou quelque figure, que je perfectionne la semaine qui suit. Rien de plus plastique que la danse par couple. Par exemple, il m’a fallu cinq ans d’efforts pour réussir décemment à valser à l’envers, et, depuis peu, on ne sait quel verrou s’est débloqué: le pas me coûte moins de peine, se montre plus efficace et moins fatigant. Parfois, je bouleverse mes règles propres, je prends le contre-pied de mon style habituel, je sens, jusque dans mes talons, une autre façon d’appuyer et de glisser. Une figure trop souvent répétée finit par user de sa valeur, et l’art consiste toujours à surprendre, dans les structures de base.
Certains orchestres de bal, ceux, du moins, qui font danser les compétiteurs, ont également compris qu’il était possible d’évoluer sans renier son essence. J’entends au club de danse que je fréquente par ailleurs à Bourges des musiques résolument contemporaines qui participent de nouvelles habitudes musicales sans rien enlever à l’esprit de la danse. C’est agréable, nouveau, et mille fois plus intéressant que les rengaines de certaines célébrités de l’accordéon régional, dédiées le dimanche matin sur les radios locales à Mamy Ginette ou de la part de Pépé Toinou pour ses petits enfants.
De fait, les danseurs mondains sont tous un peu des ethnomusicologues, astreints, comme tels, à ce devoir de mémoire qui caractérise toutes les humanités. Les pessimistes auront beau m’objecter que la danse par couple va disparaître, qu’elle exprime une civilisation qui se meurt, qu’elle ne tiendra pas le coup face au déferlement totalitaire des rythmes de synthèse, de toute manière cela ne m’empêche pas d’en conserver le savoir avec la piété du bénédictin. Qui sait? Peut-être qu’un jour, si nos élites parviennent à inventer un capitalisme à visage humain, ou autre chose, et si le goût renaît de s’amuser un peu, on sera bien content d’exhumer ces vieilles connaissances et d’organiser des bals. Les hommes et les femmes redécouvriront peut-être que leurs relations ne se limitent pas à la solitude invraisemblable qui sévit maintenant d’une manière aussi endémique que le chômage ou les maladies mortelles, et que l’âme soeur ne se cache ni dans les simulacres nébuleux des astrologues ni dans les fichiers d’agences matrimoniales. Dixi et salvavi animam meam.
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