Une autre conception platonicienne de la connaissance

Jacques Campagne-Ibarcq
Platon, République X 601-607 : une autre conception platonicienne de la connaissance


La connaissance résulte-t-elle de l’usage que l’on fait d’une chose ? Rien ne semble interdire de soutenir cette thèse, mais on a le droit d’être surpris lorsqu’on s’aperçoit que c’est Platon qui la soutient, et cela dans le contexte de la République s’il vous plaît. Il s’agit, au livre X de la République, de justifier que les poètes doivent être bannis, que les philosophes doivent arriver au pouvoir, et que le bien de tous a besoin d’expertise conceptuelle. C'est dans ce contexte que l'origine de la connaissance est attribuée à l'usager.
Mais qu’est-ce que l’on entend par usage (chrèsis) ? C’est peut-être ce que la thèse soutenue par Platon nous donnera l’occasion de comprendre.Nous avons choisi de concentrer notre étude sur 601- 605 (traduction Léon Robin, « La Pléiade », Gallimard) pour avoir un aperçu des motifs et des conséquences psychologiques, artistiques et politiques de la thèse soutenue : c’est celui qui a l’usage de la chose qui sait ce qu’elle doit être, et donc qui la connaît.

La notion de savoir que déploie Platon dans ce texte trouve son point de départ dans la distinction entre différents acteurs :
- l’usager, dont Platon veut montrer qu’il détient la connaissance
- l’artisan, qui recueille les demandes et les indications de l’usager sous la forme de « l’opinion droite »
- l’imitateur, qui reproduit sans avoir d’autre connaissance que celle de l’apparence de l'objet reproduit
Dans le circuit de la connaissance que trace Platon, avec pour modèle explicite la fabrication artisanale d’une flûte ou d’un mors à cheval, l’usager sait quelles sont les qualités que doivent montrer la flûte ou le mors à cheval, il soumet alors à l'artisan un cahier de desiderata. L’artisan se contente d’obéir aux indications : c’est cette obéissance qui lui assure la possession du savoir sous la forme de « l’opinion droite » (orthos logos) dont on sait qu’elle n’est déjà que le deuxième pas de valse à partir de la vérité. Platon suppose que cette croyance (pisteuon) est correcte car elle dérive de celui qui a la science, c'est-à-dire de l'utilisateur (601a).

Arrêtons-nous un moment pour prendre la mesure de ce qui vient de se passer. Comment justifier l’idée que l’usager puisse posséder la connaissance, alors qu’il se contente d’ordinaire – c’est même sa caractéristique d’usager – de faire usage des choses sans se poser de questions et sans se préoccuper de leur fabrication ? Platon soutient qu’une connaissance est d’autant plus valable qu’elle est moins théorique. Nous avons le droit d’être surpris et de nous frotter les yeux.
Est-ce toutefois certain que le bon usager reste étranger à l’acte théorique du comment ? Pourrait-on quand même placer cette notion de la connaissance dans une compréhension d’ordre théorique ? Nous ne le pouvons pas, car l’usager a une vision réduite de l’objet et de son usage. Cette conception de l'objet n’a pas que des inconvénients, certes : l’usager reste au plus près de la réalité. C’est plutôt dans cette direction que Platon veut nous faire aller, celle d’un savoir en rase-mottes, à l’opposé de ce que l’on appelle la « théorie ». Ici, il n’est pas question de « conversion vers la vérité », mais de convictions bourrues, acquises à force d’expérience : une flûte doit être comme la veut le flûtiste, et non autrement.

Bref, « c’est à celui qui fait usage qu’appartiendra le savoir » (601a). Le savoir est détenu par celui qui a l’usage, l’expérience de l’utilisation. On pourrait soutenir que l’usager est en position de force, parce que c’est lui qui a les idées d'améliorations possibles et qui fait passer aux idées un test d’écrémage, en séparant ce qui est correct de ce qui ne l’est pas. L’usager opérerait une sélection sur les possibles suivant un critère de faisabilité ? On pourrait alors se demander s’il s’agit de ce qui est réalisable "techniquement" – comment l’usager le saurait-il, puisqu’il n’est pas l’artisan ? - ou de ce qui "peut être fait pour améliorer l'objet". Pourtant, ce n’est pas la raison qu’invoque Platon. L’usager est celui qui possède la connaissance parce que c’est lui qui sait ce que doit être l’objet.
C’est l’utilisateur qui veille à ce que la flûte réponde à sa finalité. Mieux : c’est lui qui connaît la finalité (telos). On se trouve dans un contexte épistémologique où la connaissance n’est pas très loin de l’éthique : la flûte doit être comme ceci et non comme cela. Le luthier ne sera que l’exécutant du flûtiste, qui veille à ce que la flûte accomplisse correctement la fonction à laquelle elle est destinée. Ce contexte est différent de celui dont on a l’habitude lorsque l’on évoque la théorie de la connaissance chez Platon : l’âme a des réminiscences de choses belles et vraies, parce qu’elle a contemplé les Idées avant de tomber dans un corps… Ici, tout se passe comme si l’on pouvait très bien se passer des Idées et que la connaissance était issue de l’expérience – sauf bien sûr si l’on considère que les connaissances du flûtiste sont liées à des réminiscences : il sait parce qu’il a su, mais ce n’est pas le cas dans ce passage.
Platon souligne, certes, que l’ignorance de la finalité nous voue à l’inconsistance éthique : « il n’en imitera pas moins pour cela, sans savoir dans chaque cas en quoi c’est mal ou c’est bien » (601b). Or, la finalité dépend ici de l’usage ! Il s’agit d’opposer en effet l’usage et l’imitation (mimèsis) cette dernière s’en tenant aux apparences, par ignorance de ce que doivent être les choses. Dans un monde où l’imitation serait reine, on aurait peut-être les mêmes choses, en apparence, mais celles-ci ne serviraient aucune finalité précise.
Cette vision non théorique de la connaissance nous surprend, non seulement parce qu’elle diffère de l’opinion toute faite que l’on a de Platon, mais aussi parce qu’elle va contre le processus industriel sur lequel repose l’organisation et la puissance de l’économie moderne. Ce processus n’est autre que la mécanisation de tous les processus, une imitation pour la reproduction illimitée des objets, au coût le plus bas possible.

Platon oppose ensuite (602c-603b) les erreurs dont la perception visuelle est susceptible et la sécurité des calculs. Son objectif manifeste est d’articuler le partage entre les fonctions de l’âme et la démonstration que la « fonction raisonnante » (logistikè psychè) est la meilleure partie de l’âme. Si l’on se fie aux sens et à leurs impressions contradictoires, il est inévitable que l’on commettra des erreurs de jugement. En revanche, en s’appuyant sur la mesure et le calcul, on obtient des jugements exacts et constants. Dans un cas le jugement s’appuie sur l’activité sensorielle, dans l’autre il repose sur la mesure et le calcul : il y a donc une activité de l’esprit qui n’est pas réductible à la perception sensorielle, et c’est cette activité qu’il faut privilégier si l’on veut pouvoir bien se conduire. Toute connaissance a une base éthique chez Platon et il est inexact de dire qu’une chose est simplement vraie ou fausse. Dans le contexte qui est le nôtre, celui de connaissances tirées de l’usage, la connaissance première est celle de l’usage auquel on destine les choses. Ce qui importe, c’est donc la qualité du jugement mis en œuvre et la finalité qui est la nôtre dans la vie.

De la vie bonne à l’exercice du jugement et de l’exercice du jugement à l’usage approprié, Platon a établi la base argumentative sur laquelle il va faire la critique de la « poésie » (poièsis), qui désigne plus largement l’imitation des actions des hommes et de leurs paroles en vers – la « poésie » platonicienne inclut donc le théâtre. Or, la poésie fait appel à la fonction la moins bonne de l’âme, celle qui se nourrit de perceptions sensorielles et d’affects. La poésie soumet l’âme aux dissensions ; l’homme qui en est gavé, comme l’étaient les contemporains de Platon, sera « en bataille avec lui-même » (603c) : il n’aura pas la connaissance essentielle de ce qui est bien et de ce qui est mal. Au lieu de connaître l’usage et la finalité des choses, il n’en aura que l’apparence perceptive, verbale, affective. Le comportement « affectif » induit par la poésie n’est pas même une conduite, souligne Platon, « car on ne voit pas clairement ce qu’il y a de bon ou de mauvais en de telles conjonctures ». Dans les circonstances où il se laisse ballotter, l’homme poétique avance à l’aveuglette et s’oriente plutôt à droite ou à gauche en fonction des choses auxquelles il se cogne.
Platon ne condamne pas le processus d’identification aux héros poétiques et qu’il juge sans doute inévitable. Ce qu’il regrette, c’est que l’organisation politique soit tolérante à l’égard d’une telle anti-éducation, oublieuse du telos de la vie humaine et de toute beauté morale. Il revient à l’Etat de contraindre les fonctions inférieures de l’âme à se soumettre aux fonctions supérieures, car l’éducation traditionnelle à base de poésie fait tout le contraire.
La philosophie apparaît en filigrane comme la concurrente de la poésie. C’est elle qui donnera la connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal, c’est-à-dire qu’elle sera la véritable institutrice de l’homme, capable de lui enseigner l’usage des choses de la vie. C’est elle qui décidera de la poésie autorisée dans l’Etat, « seulement les hymnes aux Dieux et les chants d’hommage aux hommes de bien » (607a).
L’homme qui assoie sa conduite sur un jugement solide, en donnant la priorité à la fonction raisonnante, sera seul capable d’être homme de bien (kaloskagathos). Il montrera une conduite, davantage qu’un simple comportement. Il sera seul capable d’atteindre la beauté morale, que Platon exemplifie ici par la capacité à « garder son calme dans le malheur » (604b). On peut se demander cependant pourquoi il serait plus beau de garder son calme dans le malheur plutôt que d’exprimer librement son chagrin. La seconde solution ne serait-elle pas d’ailleurs plus humaine ? Notre philosophe ne reste-t-il pas tributaire, dans sa réflexion, de normes culturelles propres à son époque ?

La conduite raisonnable n’est pas d’abord fondée sur la connaissance de telle ou telle norme, même si Platon semble le laisser entendre en évoquant le commandement de la loi (604a : « Elle dit, je pense, cette loi, que ce qui est le plus beau, c’est de garder son calme dans le malheur et de ne point s’irriter » ). Ce qui importe au philosophe, c’est, bien antérieurement à cela, de faire partager la conviction selon laquelle la connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal est meilleure que l’ignorance. Il est tout à fait admissible que dans d’autres sociétés, la « loi » recommande aussi de savoir manifester du chagrin quand il faut. On a affaire à un savoir, cependant, avant d’avoir affaire à l’expression d’affects.
Celui qui se laisse aller à son chagrin ne se conduit pas moralement, au sens où il se trouve en dehors du champ de la morale : son comportement est l’expression de sentiments, non d’une connaissance établie en l’âme, suivant laquelle il est moralement meilleur de se conduire de telle ou telle manière.

On voit là sans doute la racine de la philosophie platonicienne : l’existence doit s’accompagner d’un projet de maîtrise qui passe d’abord et nécessairement par la connaissance de ce qui est meilleur, de ce qui doit être. Il n’est pas d’abord question de liberté dans l’Etat, mais de partage de la connaissance suivant les moyens dont dispose chacun. Les hommes les plus raisonnables doivent partager efficacement avec les autres la connaissance de la finalité.
C’est la raison pour laquelle l’usager, qui connaît la finalité des objets, possède la connaissance de ces objets. Les deux autres, l’artisan et le poète, ont sans doute des savoir-faire, mais ils ne savent pas ce que la flûte ou le mors doivent être. C’est l’usager qui doit les guider. Son autorité est justifiée par la vision juste qu'il a du monde dans lequel son action s’insère, la vision juste la plus universelle revenant au philosophe.
Le monde doit s’organiser suivant des finalités choisies. L'usager possède aussi une vocation pratique, active. Cela fait de lui un acteur utile, contrairement à l'imitateur dont l'activité est jugée improductive et puérile (602b).

Concluons pour la poésie et la politique. La poésie donne voix aux affects et titille en nous ce qui est « enclin à s’irriter » (604d). Sous l’effet de ses effets de prestidigitation, la faculté capable en nous de raisonner est endormie et les passions peuvent mener la danse. Nous sommes alors livrés aux émotions « au lieu de s’entretenir avec ce que l’âme a de meilleur ». L’activité poétique ne correspond pas à ce que doit être la vie humaine, au regard de celui qui en connaît le bon usage et la finalité.
Il faudra donc écarter la plus grande partie de la « poésie » d’un Etat bien policé. La philosophie politique de Platon consiste à savoir ce qui est bon pour l’homme, afin de concevoir de bonnes lois et d’amener les hommes à une bonne conduite. Le poète instaure une mauvaise constitution en l’âme (605b). Il est logique qu’il n’entre pas dans un Etat doté d’une bonne constitution !
Cependant… le poète sera bien difficile à chasser de l’Etat, et surtout de l’âme humaine. Il faudrait une surveillance de tous les instants pour que « ce qu’il y a en nous de meilleur (…) ne relâche sa surveillance à l’égard de cet autre élément, pleureur professionnel » (606b) et amateur d’émotions en tout genre par procuration. Il y aurait une tendance à la poésie beaucoup plus naturelle en l’homme que la mesure et le calcul. « Toutefois, le plus grand des méfaits de la poésie, nous ne l’en avons pas encore accusée : c’est qu’elle est capable de contaminer même les sages (…) » (605c). Le poète est la part maudite du philosophe, la part qu’il veut refouler mais qui revient subrepticement, et parfois avec violence.

L’Etat platonicien n’a-t-il pas été critiqué pour cette raison-là : la violence, censée disparaître, reviendrait sous la forme même de l’élimination de la violence ? Là aussi, ce qui vaut pour l’Etat vaut pour l’âme, et inversement.



Marc Foglia et Jacques Campagne-Ibarcq

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