Histoire d'une communauté
Lorsque sociologues, psychologues et philosophes considèrent la société actuelle, ils s'accordent généralement pour poser un diagnostic très sévère. Ce qu'ils dénoncent tous avec tant de violence, c'est l'état d'aliénation dans lequel vit l'homme contemporain qui, contraint de se conformer à tout prix au moule qu'impose notre civilisation post-industrielle et de sacrifier ses propres valeurs à l'autel du modern way of life, est - au sens où l'entendait Simone Weil - un être « déraciné », un être dépossédé de lui-même.
Vivre avec autrui
Dans un tel contexte, les hommes en viennent à appréhender choses et gens non pas de façon concrète, pour eux-mêmes, mais de façon abstraite, désincarnée. Chacun s'expérimente lui-même comme un étranger, coupé de lui-même et d'autrui. Il n'a plus conscience d'être au centre de son monde personnel et de créer librement ses actes. Rien, lui semble-t-il, ne saurait le toucher assez fortement pour qu'il puisse enfin se sentir réel. Et parce qu'il ne sait plus établir de contacts avec autrui ni avec lui-même, toute relation fructueuse, enrichissante, lui est interdite. L'homme est alors absolument incapable de s'éprouver comme le possesseur actif de facultés et de richesses; il n'est plus qu'une « chose » appauvrie, dépendante de pouvoirs extérieurs à sa personne, en qui il a projeté sa propre substance.
Chacun réagit à sa manière à cette situation. Si certains se résignent - et, par conséquent, se condamnent à sombrer dans la névrose - beaucoup d'autres, par contre, revendiquent plutôt le droit à la différence; d'où, entre autres phénomènes, la montée des nationalismes. Ici et là, on affirme « son être au monde », on évoque avec fierté ses traditions, sa langue, ses us et coutumes, tout ce qui lie les membres d'une même collectivité.
Pourquoi réagir ainsi et pas autrement? Pourquoi ce retour inquiet, fébrile, aux sources? Pourquoi cette fuite d'une société individualiste où l'homme est un loup pour l'homme? Pourquoi ce refuge au sein des anciennes collectivités? Si l'on comprend assez aisément ce refus de se mêler à une masse anonyme, de s'y noyer, l'on peut se demander pourquoi, par contre, croît chez certains une volonté si forte de créer une société organique dont chacun serait un membre actif et libre. N'est-ce pas là une utopie?
La sociobiologie nous enseigne que c'est avant tout pour des raisons biologiques que l'homme vit en Société. (1) (Elle aurait même plutôt tendance à nier toutes les autres.) Pourtant, d'autres facteurs, psychologiques et culturels ceux-là, jouent. Selon Sartre, par exemple, c'est par ses contacts avec autrui que l'individu voit son existence en quelque sorte « confirmée » et qu'il acquiert le sentiment de sa réalité et de son individualité propre.
Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi.
Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'inter-subjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est et ce que sont les autres. (2)
D'autre part, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'autres êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des siècles prochains.
Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l'unique organe de transmission par l'intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. (3)
Aussi, conclut l'auteur de ces lignes, « le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est (-il) très élevé ». (4)
Il nous apparaît indéniable que c'est parce que l'homme en éprouve le besoin impérieux qu'il vit en société. Ce n'est pas, comme on a parfois été amené à le penser, en vertu d'un quelconque contrat social négocié entre des individus parfaitement autonomes et rationnels. Le lien qui nous unit trouve son origine dans la nuit des temps; il a déterminé toute l'histoire de l'humanité. Nous éprouvons une force d'attraction presque irrésistible envers nos semblables, parce que c'est en leur compagnie que nous trouvons un peu de chaleur. C'est pourquoi il nous semblera toujours extrêmement cruel d'exercer toute mesure susceptible soit de priver l'individu de son autonomie, soit de le déraciner. Les massacres, les mutilations, les famines organisées, les mises en esclavage nous révoltent. Nous pardonnons aujourd'hui encore difficilement aux Anglais d'avoir déporté massivement les Acadiens. Aussi le sort de l'exclu (au nom de quelles considérations?) est-il particulièrement pénible. Le Juif en est l'archétype :
Nous connaissons tous les deux à foison des exemplaires typiques de juifs occidentaux; de tous je suis, autant que je le sache, le plus typique; c'est-à-dire, en exagérant, que je n'ai pas une seconde de paix, que rien ne m'est donné, qu'il me faut tout acquérir, non seulement le présent et l'avenir, mais encore le passé, cette chose que tout le monde reçoit gratuitement en partage; cela aussi je dois l'acquérir, c'est peut-être la plus dure besogne; si la terre tourne à droite - je ne sais si elle le fait -, je dois tourner à gauche pour rattraper le passé...
Tous se passe à peu près pour moi comme pour quelqu'un qui, chaque fois qu'il sortirait, devrait non seulement se laver, se peigner, etc. - ce qui est déjà assez fatigant - mais encore, tout lui manquant une fois de plus chaque fois, se coudre un vêtement, se fabriquer des chaussures, se confectionner un chapeau, se tailler une canne, etc. Naturellement, il ne pourrait tout réussir, les choses tiendraient sur le parcours d'une ou deux rues ( ... ) Finalement, dans la rue du Fer, il tomberait sur une foule en train de faire la chasse aux juifs. (5)
Il n'en reste pas moins que la vie en société est souvent contraignante. Elle impose des attitudes, des habitudes de pensée, des valeurs qui peuvent heurter nos convictions profondes et nos goûts personnels, et être incompatibles avec nos intérêts. Loin d'être le terreau de toute pensée originale, elle agit parfois comme un éteignoir; la société sécrète et décrète des modes d'être. Hors d'eux, point de salut. il s'agit de s'y conformer si l'on ne veut s'exposer à être marginalisé ou même purement et simplement exclu, excommunié.
Qui n'est pas tenté par moments de fuir, d'échapper aux regards, aux jugements des autres, de jeter à terre d'un leste coup d'épaule le joug qu'impose à coup sûr toute vie en communauté? Il y a toujours eu, il y aura toujours les accidentés de la vie en commun, mais elle n'en demeure pas moins un extraordinaire bouillon de culture, un étonnant révélateur, ce que ne sera jamais une société anonyme, un principe désincarné. C'est pourquoi le plus souvent on reste attaché à sa communauté. Il nous est donc permis de penser que dans la mesure où la collectivité permet à l'individu de se trouver une identité, les règles qu'elle impose, même si elles sont parfois contraignantes, sont perçues le plus souvent comme étant désirables et bénéfiques.
À l'origine de la communauté québécoise
Nos propos, comme on va bientôt le voir, trouvent leur illustration parfaite dans l'étude du cas québécois. Aussi étonnant que cela puisse paraître à prime abord, nous n'aborderons pas spécifiquement le problème des régions. C'est que le Québec d'expression française est - dans ses modes d'être sinon dans ses structures socio-économiques - d'une assez grande cohésion. Il y a, nous semble-t-il, plus de ressemblances d'une région à l'autre que de différences; car il existe ce qu'il faut bien appeler, faute de mieux, une « âme » québécoise.
Pour comprendre ce qu'est le Québec, il est nécessaire de connaître son histoire, et pour cela il faut remonter aux origines. Lorsque Jacques Cartier, en 1534, aborde ses rivages, le Québec était déjà peuplé d'êtres humains : les Amérindiens. Ils appartenaient tous à l'une des grandes tribus suivantes: celle des Inuit qui peuplaient le nord du territoire jusqu'au sud du Havre-Saint-Pierre; elle avait peu de contacts avec les autres Amérindiens; celle des Algonquins qu'on retrouvait principalement sur la rive nord du Saint-Laurent à l'ouest du Saint-Maurice, surtout dans le bassin de l'Outaouais; et enfin celle des Cris vivant au sud de la baie James.
Au premier abord, le Canada ne semble pas offrir aux colonisateurs de grands avantages pour un établissement durable. Son climat rigoureux surtout paraissait devoir en faire une terre à jamais inhospitalière.
En réalité, les explorateurs se rendent vite compte de ses précieuses ressources.
On reconnaît que certaines régions se prêtent fort bien à la culture. Tous les produits des zones tempérées y viennent en effet sans effort et le territoire réunit les conditions requises pour. l'élevage. Les produits canadiens se retrouvent en Angleterre et en France, de sorte que l'agriculture n'en sera pas complémentaire.
Dès le début, on peut aisément se faire une idée des richesses forestières du territoire. Les forêts couvrent environ un tiers du sol. On y rencontre la plus grande variété de bois de sciage et de menuiserie.
Dès les premières explorations, on se rend compte de l'abondance des ressources minières. Les pêcheries et les fourrures méritent une place particulière. (6)
Aussi Henri IV et ses successeurs comprendront-ils aisément combien il est important pour la France d'assurer son expansion coloniale. Ils rêveront d'étendre leur empire jusqu'aux Indes et aux Antilles, d'atteindre la côte africaine, l'Amérique du Sud et l'Amérique du Nord.
Pour ce faire, la France fera appel aux intérêts privés : les compagnies. C'était à l'époque le moyen le plus courant, l'État manquant d'expérience et plus encore de ressources. Le système n'était pas mauvais en soi, car c'est à lui que la Hollande du XVIIe siècle dut sa prospérité. Ce ne fut cependant pour la France qu'un demi-succès.
Les compagnies étaient des sociétés par actions qui avaient pour but premier la mise en valeur des territoires qu'on leur concédait. Parfois, comme ce fut le cas pour les Antilles et la Nouvelle-France, l'État poursuivait un double objectif : le commerce, bien entendu, mais aussi le peuplement. Pour mieux comprendre l'action des compagnies, il convient d'en connaître le fonctionnement:
Des particuliers s'unissent pour fournir le capital d'entreprise. Ce sont généralement des armateurs, des marchands et des financiers. En France, la noblesse et le clergé, qui jusqu'à Richelieu ne pouvaient se livrer au commerce sans déroger, reçoivent l'autorisation de participer à ces entreprises. Les étrangers sont admis et même invités à y souscrire. Les fonctionnaires du Trésor figurent souvent parmi les principaux actionnaires. Enfin, l'État lui-même y contribue, et parfois très largement.
Un bureau de direction, résidant dans la métropole, administre la compagnie. Cette dernière a ses agents dans la colonie et l'un d'eux siège au Conseil colonial.
Quoiqu'autonome, l'administration de la compagnie reste sous le contrôle d'un commissaire royal. Le gouverneur de la colonie représente aussi le roi et défend les intérêts de l'État. Une charte d'institution réglemente l'organisation et le fonctionnement de la société. (7)
Parce que les compagnies travaillent dans des conditions difficiles, l'État les pourvoira de nombreux privilèges et veillera à protéger étroitement leurs intérêts économiques. C'est ainsi que les compagnies seront généralement propriétaires du sol dans la colonie. Elles pourront disposer des terres « à cens ou à rentes ».
De plus, elles possèdent le monopole du commerce : seules, à l'exclusion de toute concurrence, elles peuvent acheter, transporter et revendre les produits de la colonie dans la métropole, et inversement. C'est l'État qui se charge de préserver ce monopole. Enfin, les compagnies jouissent d'une exemption partielle ou totale des droits sur les marchandises qu'elles font entrer dans la métropole ou la colonie.
Ce n'est pas tout : les compagnies exercent encore les prérogatives royales sur le territoire qui leur est concédé. C'est en fait une véritable délégation des pouvoirs du roi, conforme en cela aux usages de la féodalité. Le souverain se réserve cependant le domaine éminent; c'est à lui que revient la propriété suprême du territoire et il peut exercer à sa guise le droit de révocation des compagnies. En leur qualité de suzeraines, ces dernières possèdent des droits fiscaux (tel l'établissement de certaines taxes), des droits seigneuriaux (par exemple, l'administration de !a justice) et enfin des droits proprement politiques, c'est-à-dire l'entretien des troupes.
Tout cela n'empêchait pas les compagnies d'avoir des charges très précises. N'oublions pas que c'est avant tout pour l'État qu'elles ont été créées. Cependant, la nature de ces charges variait selon le type de colonies.
Les compagnies françaises semblent n'avoir eu des obligations de peuplement qu'en Nouvelle-France et aux Antilles. Elles doivent y attirer des colons, les y transporter, les fixer au sol et assurer leur subsistance pendant un temps donné. Elle s'engagent à en transporter un nombre déterminé chaque année ou durant une certaine période de temps.
À partir de 1627, seuls les catholiques peuvent émigrer aux colonies. Les compagnies doivent alors entretenir le clergé. Elles s'engagent au nom du roi à subvenir aux frais du culte et au soutien de ses ministres. (8)
Ce dernier fait revêt à notre avis une importance primordiale. Il sera en effet pour beaucoup dans l'unité des Canadiens français. Ainsi étaient évitées d'âpres querelles religieuses et politiques; les huguenots, si puissants en France (ne disait-on pas à leur propos qu'ils formaient un État dans l'État?), ne pouvaient être un facteur de division entre les colons ni saper l'autorité naissante du clergé de la colonie.
Les Français qui débarquaient ici provenaient d'un peu partout en France, mais ils étaient en majorité de souches normande ou bretonne. Ce qui est assez remarquable, c'est la rapidité avec laquelle se brassèrent toutes ces populations. Plutôt que de demeurer entres eux, Bretons ici, Bourguignons là, Franc-Comtois ailleurs, les colons se mêlèrent, réalisant sur les bords du Saint-Laurent une unité que ne connut jamais la France.
L'un des obstacles à cette unification eût pu être la langue. Il existait en effet en France une grande diversité de patois, de dialectes et de langues. L'instruction étant assez peu généralisée, rares étaient les paysans hors de l'Ile-de-france qui parlaient français. Cette langue s'imposa cependant rapidement en Nouvelle-France. Le français était en quelque sorte la langue universelle; c'était en tous cas celle des fonctionnaires du roi.
Une colonie française bientôt conquise
En mars 1603, le navigateur Samuel de Champlain part pour le Canada avec une expédition chargée de la traite des fourrures. Il en profite pour faire de l'exploration et remonter le Saguenay. Ce voyage est l'occasion pour les Français d'établir de solides liens avec les Montagnais.
À son retour à Honfleur, Champlain fait rapport à la commission chargée de la politique coloniale. Il estime l'Acadie très propice à l'établissement d'une colonie. On institue donc une compagnie chargée de l'exploitation de l'Acadie. C'est en 1604 que commence la colonisation de l'Acadie.
On connaît la suite : Champlain sera en 1608 le fondateur de la ville de Québec. C'est ainsi que s'affirmait une présence française en Amérique du Nord.
Avec Champlain disparaissait la plus remarquable des figures des débuts de l'histoire canadienne. Il fonda Québec et, pendant vingt-sept ans, voix unique dans le désert, combattant une opposition mercantile, il maintint vivante l'idée et l'entreprise d'une colonie française en Amérique, basée sur la traite, l'agriculture et l'apostolat. Soldat, découvreur et géographe, il explora le continent de la baie Française au lac Huron, et conquit à la France un « nouveau monde ».
Pratiquant la plus haute fraternité humaine de l'Evangile, il s'attache les Indigènes, leur offrant à tous le christianisme, la civilisation et la citoyenneté française. Sans lui, visionnaire des lendemains, la colonie de Québec n'aurait peut-être jamais existé. A lui revient la gloire unique d'avoir été, dans tous les secteurs, politique, religieux et social, le père de la Nouvelle-France. (9)
En 1760, c'est la défaite, le Canada passe à la domination anglaise. Comment les Canadiens ont-il réagi? Face à l'envahisseur, ils resserreront leurs rangs et pleureront sur leur sort.
« Ah! bientôt puissions-nous, ô drapeau de nos pères!
Voir tous les Canadiens, unis comme des frères,
Comme au jour du combat se serrer près de toi!
Puisse des souvenirs la tradition sainte
En régnant dans leur coeur, garder de toute atteinte
Et leur langue et leur foi! »
geint l'ineffable Octave Crémazie.
Qu'il se rassure, sa langue, pas plus que sa foi, ne sera l'objet de mesures restrictives sévères, les Anglais ne voyant pas la nécessité de heurter de front l'opinion canadienne. Mais, ainsi que l'explique Louis-Philippe Audet, s' « il n'est pas venu à l'idée des Anglais de 1760 de forcer ou d'induire les Canadiens à abandonner leur langue, on espéra toutefois que ceux-ci feraient les efforts nécessaires pour apprendre la langue anglaise... Vers 1790, la population protestante du Bas-Canada compte au moins 17 écoles pour 10 000 habitants; les Canadiens français en ont une quarantaine pour 160 000 ». (10)
C'est donc dire que la première génération de Canadiens français nés après la Conquête souffre gravement de l'absence d'instruction. Une trentaine d'écoles seulement continuent de dispenser un enseignement élémentaire aux jeunes francophones. Après la fermeture du Collège des Jésuites, le Séminaire de Québec doit en 1765 s'improviser collège classique, tandis qu'à Montréal en 1767, les Sulpiciens fondent le Collège Saint-Raphaël, le futur Collège de Montréal.
Les Anglais obtiennent leur première université (McGill) dès 1829. Les Canadiens français, eux, devront attendre jusqu'en 1852, date de la fondation de l'Université Laval, à Québec.
En 1799 et 1800, Robert Shore Milnes, le gouverneur, et Jacob Mountain, premier évêque anglican de Québec, s'inquiètent du problème de l'instruction publique, et particulièrement de celle de la masse canadienne. Dans une lettre au gouverneur, le prélat déplore l'ignorance des Canadiens qui ne font aucun progrès « dans la connaissance de la langue du pays sous le gouvernement duquel ils ont le bonheur de vivre ». Grâce à ses efforts soutenus, Mountain obtient en 1799, l'approbation du Conseil exécutif « en faveur d'un projet d'écoles gratuites, avec des instituteurs anglais payés par le gouvernement ». Dans son esprit, l'établissement d'un tel système devait assurer la formation d'une « nouvelle race d'hommes ... formée au pays » : moyen le plus sûr et le plus pacifique de « supprimer l'ignorance, stimuler l'industrie et confirmer la loyauté du peuple par l'introduction graduelle des idées, coutumes et sentiments anglais. Le nuage épais de bigoterie et préjugés qui couvre le pays serait dissipé et le mur qui sépare Canadiens et Anglais serait abattu ».
De son côté, Milnes fait savoir à Portland, en novembre 1800 : « Les habitants sont je le crois réellement, un peuple industrieux, paisible et amical; mais ils sont, par suite de leur manque d'instruction et de leur extrême simplicité susceptibles d'êtres trompés par des hommes intrigants et rusés, et s'ils étaient induits à prendre conscience de leur indépendance, les pires conséquences pourraient s'ensuivre ».(11)
Cette recommandation prophétique est suivie dès 1801. La majorité canadienne ne réussit qu'à assurer l'indépendance des écoles confessionnelles et privées et à « assujettir la création des écoles de l'Institution royale, dans toute paroisse à la volonté de la majorité ».(12)
La vie culturelle canadienne-française fut aux lendemains de la Conquête assez peu dynamique. Bien au contraire, elle connut une période de léthargie. La production littéraire est faible; on préfère s'exprimer par le biais de la presse, cette littérature du pauvre. Les beaux-arts non plus ne connaissent pas de développements importants.
Vers une nation québécoise
Il ne faut cependant pas croire que toute culture française est morte en Amérique du Nord. Les traditions populaires demeurent extrêmement vivaces.
Deux genres plus légers conservent la gaieté et l'esprit français chez le peuple : les contes et les chansons populaires. C'est la littérature du coeur. Dans les veillées de famille, on écoute les vieux récits dans lesquels jouent un grand rôle la sorcellerie et les enchantements. La crédulité populaire s'émeut en écoutant des histoires de loups-garous, (êtres humains changés en bêtes sous l'influence d'un maléfice), de feux-follets (âmes envoyées sur terre par Dieu pour y faire pénitence), de chasse-galerie (canots voyageant dans les airs conduits par des diables, etc...).
Entre deux danses exécutées au son entraînant du violon, les habitants reprennent avec entrain les chansons à répondre dont plusieurs viennent de France : À Saint-Malo, beau port de mer, C'est la belle Françoise, À la claire fontaine.
D'autres sont composées aux pays, parfois par des poètes illettrés. À la suite des guerres de 1775 et de 1812, il y a toute une floraison de chansons militaires, souvent plus remarquables par leur malice gauloise que par leur valeur poétique. Les complaintes aussi sont fort nombreuses, rappelant à leur façon quelque grand malheur. (13)
Le clergé voit ses effectifs diminuer de façon sensible. En effet, il n'y a plus comme avant de prêtres français qui viennent s'installer ici. La dispersion des séminaristes lors du siège de Québec et l'interruption des études durant quelques années y est également pour beaucoup. Cependant, son influence reste déterminante. Les curés savent regrouper leurs ouailles autour de l'église paroissiale et font oeuvre d'éducateurs. Lord Durham affirmera dans son rapport :
Dans l'absence générale des institutions permanentes du gouvernement civil, l'Église catholique seule présente des caractères de stabilité et d'organisation et elle a été le soutien de la civilisation et de l'ordre. (14)
« Cette colonie est britannique, écrivent les Anglais à la veille de l'insurrection, et il est normal qu'elle se peuple de Britanniques. L'erreur fatale des soi-disant patriotes canadiens-français a été de considérer les Canadiens non pas comme une petite portion d'une grande nation, mais comme le tout d'une minuscule nation ( ... ) La nation canadienne n'est qu'un nain rabougri qui a dépassé la fleur de l'âge et est sur le point de sombrer dans le néant. (... ) Très peu de temps s'écoulera avant que nous entendions sonner le glas de cette prétendue nation ». (15)
Soit. Une chose est sûre cependant : cette « prétendue nation » était résolue à ne pas se laisser mourir sans réagir. C'est ainsi que se forment de vastes mouvements de protestation, les assemblées populaires, qui dénoncent les politiques du gouvernement qui avait aboli la Chambre d'Assemblée du Bas-Canada. Ce dernier réagit rapidement et interdit les assemblées. Mais les patriotes, avec une touchante obstination, passent outre. Papineau, chef des patriotes, qui, contrairement à certains de ses compagnons, répugne à la lutte armée, propose comme moyen de pression le boycottage économique. Désormais, les patriotes mettront un point d'honneur à ne rien acheter de l'Angleterre et à se vêtir de l'étoffe du pays.
Mais les Britanniques de Montréal, eux, s'arment. Jusqu'aux dents. Craignant toute politique de conciliation, ils cherchent par ce moyen à précipiter les événements.
On connaît la suite : c'est l'insurrection, la défaite, l'exil pour certains, la pendaison « haut et court » pour d'autres, enfin le rapport Durham. Et un calme relatif s'abat sur les Canadiens français.
Depuis, la plus grande crise qui, avant la révolution tranquille, ait secoué le plus fortement la communauté franco-québécoise est sans aucun doute la crise de la conscription. On se souvient que durant la première guerre mondiale le gouvernement tory à Ottawa avait voté la conscription. Les anglophones avaient pour la plupart répondu à l'appel, prêts à défendre leur bien-aimée Angleterre. La nouvelle ne souleva pas le même enthousiasme chez les francophones. Il y eut même à Québec des émeutes qui firent quelques victimes. Après la guerre, les libéraux, sans doute dans un prosaïque souci électoraliste, promirent aux Québécois qu'il n'y aurait plus de conscription si jamais ils étaient au pouvoir. La deuxième guerre survint. Or à cette époque les libéraux étaient au pouvoir. Le Canada anglais réclamait la conscription à grands cris. Les Québécois n'avaient pas oublié la promesse qui leur avait été faite. Pour se défiler, le gouvernement organise un référendum (on disait alors un « plébiscite ») demandant au peuple canadien s'il lui permettait de ne pas respecter ses engagements envers le Québec.
Dans son immense majorité, le Canada anglais - j'entends le Canada d'origine britannique - a voté OUI. Dans son immense majorité, le Canada français a voté NON ( ... ) Dans Québec, 56 comtés sur 65 ont donné au NON une majorité presque toujours énorme .(16)
Comme André Laurendeau, l'auteur de ces lignes, nous pouvons conclure :
Nous avons ainsi vécu ensemble, par delà des frontières provinciales et sociologiques, une heure d'unanimité comme nous en avons peu connu dans notre histoire. Et cette heure, grâce au plébiscite, s'est inscrite dans les statistiques officielles. De son côté, le Canada anglais a lui aussi manifesté son unité : il avait pour point de ralliement la poursuite d'un effort de guerre totale. Mais le Canada français refusait de se laisser bousculer. (17)
Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Quand Maurice Duplessis meurt, s'amorce la révolution tranquille (dont d'aucuns ont affirmé qu'elle avait été en fait une évolution agitée). C'était un tournant important de notre histoire.
Pendant quinze ans, Duplessis avait su se faire l'écho des sentiments populaires; épris qu'il était des valeurs traditionnelles, il glorifiait le travail, l'entreprise privée, la vie rurale (à une époque où les citadins étaient déjà plus nombreux que les ruraux). C'était l'alliance de l'Église et de l'État; un État qu'il renforça considérablement en arrachant un à un à Ottawa des pouvoirs non plus théoriques mais réels.
Certes, le climat social était étouffant. Il suffit de lire par exemple le manifeste du Refus global pour s'en convaincre.
Colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus; là, une première fois abandonnée. L'élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu'une occasion sera belle.
Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l'écart de l'évolution universelle de la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l'histoire quand l'ignorance complète est impraticable. (18)
« C'est le temps que ça change », scande-t-on en « Désormais...». Désormais, le Québec se cherche. Il traverse une crise d'identité. Mais il semble bien, comme le prophétise le Ministre Camille Laurin, que le Québec se prépare à devenir « un peuple adulte qui a vaincu la peur », une communauté forte d'elle-même, désormais ouverte au monde.
Mais... il est une voix qui me souffle : « Contre tout ce qui est étranger, on peut se procurer la sécurité, mais la mort fait que nous habitons, nous tous, hommes, une ville sans rempart ». (Epicure)
Notes
(1) Cf.: Edward O. Wilson, Sociobiology, The New Synthesis, The Belknap Press of Harvard University Press.
Selon son fondateur, la sociobiologie ne serait rien de moins que la science des sciences, celle qui permet de comprendre l'homme, sa nature, sa place dans l'univers. « Si l'homme vit en société, c'est tout bonnement, c'est aussi parce qu'il est un animal. Mais faut-il en conclure, comme Wilson, que seule la biologie lui permettra de définir la société qui lui convient? Faut-il confier la morale et la sociologie aux biologistes (plutôt qu'aux philosophes) comme il le réclame? ... Personne dans l'état présent des connaissances n'est en mesure d'associer un seul fragment de molécule d'ADN à quelque trait que ce soit de la personnalité humaine. Personne ne sait faire le départ entre l'inné et l'acquis. Car il y a aussi une part irréductible d'acquis chez l'homme comme en témoigne l'extraordinaire diversité des cultures ... Même si nous maîtrisons un jour les lois de l'hérédité humaine ... elles ne nous offriront jamais qu'un cadre. À l'intérieur duquel l'homme ne sera pas dispensé d'exercer sa liberté ».
Gérard Bonnot, « L'abeille et le soldat », dans Le Nouvel Observateur, no 681, du 28 novembre au 4 décembre 1977, p. 76.
(2) Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, p. 66-67.
(3) Simone Weil, L'enracinement, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1949, première partie (Les besoins de l'âme) p. 15-16.
(4) Ibid., p. 15.
(5) Lettre de Kafka à Milena, citée par André Glucksmann, Les maîtres penseurs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1977, p. 95.
(6) Farley-Lamarche/ Boréal Express, Histoire 1534-1963, Editions du Renouveau pédagogique, Montréal, 1968, p. 14.
(7) Ibid., p. 42-43.
(8) Ibid., p. 44.
(9) Gustave Lanctot, Histoire du Canada, des origines au régime royal, Montréal, 1964, p. 205.
(10) Cité dans Farley-Lamarche/ Boréal Express, op. cit., p. 334.
(11) Ibid., p. 335.
(12) Cité dans ibid.
(13) Farley-Lamarche/ Boréal Express, op. cit., p. 337.
(14) Cité dans ibid., p. 338.
(15) Cité dans ibid., p. 302.
(16) André Laurendeau, La crise de la conscription, Montréal, Éd. du Jour, 1962, p. 120.
(17) Ibid., p. 121.
(18) En collaboration, Le refus global, 1948.