L'influence de Maurras au Canada français
20 août 1927
Cher Monsieur Bruchési,
Je vous aurai fait attendre ma réponse. C'est que les vacances n'en sont guère pour moi. Elle consistent à changer le lieu de mon travail. Puis, je vous avoue que cet article que vous projetez sur l'influence de Maurras au Canada m'a d'abord fait peur pour vous-même. Vous allez débuter dans la vie. Et vous savez ─ et c'est à mon avis tant mieux ─ que nous vivons dans un pays, où il est périlleux de ne pas débuter sous le signe de l'orthodoxie. L'on pardonne tout en nos milieux, sauf une erreur doctrinale. Je vous confesse que bien des choses et bien des procédés m'ont étonnés dans la condamnation de L'Action française. Mais enfin, nous sommes catholiques, et, à défaut de doctrine, la discipline nous interdit la révolte contre l'autorité. J'aimerais mieux me tromper avec l'Église que de prendre le risque d'avoir raison contre Elle. Vous me faites savoir, il est vrai, que cet article ne sera pas signé de votre nom. Prenez garde tout de même que votre anonymat ne soit percé.
Quant à l'influence de Maurras au Canada, je n'ai pu l'observer de près que dans le milieu de L'Action française de chez nous, et d'un peu loin dans notre clergé et nos classes professionnelles. Lors de mon séjour à Paris en 1921-1922, j'ai bien constaté également que nos étudiants de là-bas, s'ils se gardaient le loisir de parcourir un peu tous les grands quotidiens, faisaient de L'Action française, leur journal quotidien. Qu'y cherchait tout ce monde-là? 1. Presque tous étaient séduits par la cohérence de la doctrine nationale et politique, cohérence qui frappait et consolait par opposition avec l'effroyable émiettement de toutes les autres doctrines; 2. Quelques-uns aimaient la franche rondeur des attitudes du journal sur les questions religieuses, la liberté de l'enseignement, etc., rondeur qui, encore ici, contrastait si profondément avec la ridicule timidité de tous les autres catholiques; 3. Beaucoup qui ont continué d'aimer la France et qui s'accrochent à tout espoir de son relèvement, croyaient le voir poindre dans cette tentative d'une restauration monarchique, la plus sérieuse, la plus disciplinée que l'on eût encore tentée; 4. si, à toutes ces catégories, vous ajoutez ceux, et il y en avait, qui lisaient le journal pour son allant, pour l'odeur de scandale qu'il exhalait, pour sa tenue littéraire, pour les articles de Bainville, pour son excellente revue de la presse, je crois que vous avez là une vue d'ensemble assez complète. De vrais disciples de Maurras, comme il s'en trouvait en pays étranger, tel qu'en Belgique et en Suisse, il en existait peu au Canada où la pensée politique est si courte et si étroite. Je vous avoue que, pour ma part, Maurras a contribué à me dégoûter de la démocratie. Mais je n'ai jamais complètement gobé le cher Maître. Ce grand esprit avec un grand trou par en haut, n'a jamais représenté pour moi la magnifique clarté de la pensée française. Daudet m'a toujours plus amusé qu'intéressé.
C'est un peu superficiel ce jugement, mais je ne crois pas qu'il y eût rien de bien profond dans l'action maurrassienne chez nous. Et n'eussent été les erreurs de tactique dans l'intervention pontificale, l'émotion n'eût pas pénétré loin dans nos milieux.
Je rentre à Montréal pour le début de septembre. J'espère avoir le plaisir de vous voir avant votre départ si vous retournez en France. J'envoie votre article à la composition pour ce mois-ci. Lévesque est averti de vous en faire parvenir l'épreuve.
Cordialement à vous.
Lionel Groulx, ptre