Biographie de Charlemagne: l'empereur et son gouvernement
1° L'unification de l'empire d'Occident
2° L'empereur et son gouvernement
3° La religion, l'éducation et les arts sous Charlemagne
4° La légende de Charlemagne à travers l'histoire
2° L'empereur et son gouvernement
CHARLEMAGNE EMPEREUR. — Tandis que Charlemagne reculait sans cesse par de nouvelles conquêtes les bornes de ses états, à l'Est l'empire byzantin continuait à être agité par la querelle des iconoclastes. En 787, l'Athénienne Irène, devenue maîtresse du pouvoir sous le nom de son fils, Constantin VI, avait convoqué à Nicée un grand concile qui rétablit les images. Eu même temps, elle avait cherché à ramener la papauté du côté de l'empire grec.
Ces tentatives n'avaient qu'à demi réussi: les iconoclastes conservaient de nombreux partisans, et d'autre part, le pape Hadrien, tout en renouant des relations avec Byzance, était resté fidèle à l'alliance franque. Lorsqu'il mourut, Charles en témoigna un vif regret. Son successeur Léon III, élu en 795, avait suivi la même politique; la papauté était en réalité vassale du roi franc; Charles, dans sa première lettre à Léon III, lui indiquait que le rôle du pape devait se borner à prier pour l'Église de Dieu et qu'il entendait se réserver le gouvernement réel de la chrétienté. En 794, à l'assemblée ou synode de Francfort, non seulement il s'était chargé de rétablir la paix dans l'Église par la condamnation de l'adoptianisme, mais, dans la question du culte des images, il avait fait désapprouver les décisions du concile de Nicée qui cependant avaient été prises d'accord avec le pape Hadrien. Léon III avait contre lui à Rome un parti hostile où figuraient notamment des parents de son prédécesseur; au mois d'avr. 799, au cours d'une procession, ses ennemis se jetèrent sur lui, essayèrent de l'aveugler et le laissèrent à demi-mort. Enfermé d'abord dans un monastère, le pape put ensuite s'enfuir de Rome, grâce à l'appui du duc de Spolète, Winigis. Il rejoignit en Germanie, à Paderborn, Charles, qui l'accueillit avec honneur et chargea plusieurs envoyés, parmi lesquels Hildibald, archevêque de Cologne, Arno, archevêque de Salzbourg, Jessé, évêque d'Amiens, etc., de le conduire à Rome et de le rétablir. Une enquête fut ouverte (les ennemis de Léon III lui reprochaient d'avoir des mœurs dissolues) et aboutit à la condamnation et à l'exil des conspirateurs. A la fin de l'année suivante, au mois de novembre, Charles vint lui-même à Rome; une grande assemblée examina de nouveau les accusations portées contre le pape, celui-ci se disculpa solennellement par serment. Pour témoigner sa reconnaissance, probablement aussi pour attacher plus étroitement Charles à ses intérêts, le jour de Noël, dans la basilique de Saint-Pierre, Léon III, aux acclamations de la foule, posa la couronne sur la tête de Charles en le proclamant auguste et empereur. Pour les contemporains, il entendait par là, non point rétablir l'empire d'Occident, comme on l'a souvent cru à tort, mais transférer tout le pouvoir impérial des Grecs aux Francs. «Comme il n'y avait point alors d'empereur à Constantinople, dit un contemporain, et que les Grecs étaient gouvernés par une femme, il parut bon à Léon III... de nommer empereur Charles qui occupait Rome où les Césars avaient toujours eu l'habitude de résider.» Peut-être Charles fut-il mécontent de l'initiative prise par le pape, qui s'arrogeait ainsi le droit de disposer de l'Empire; aussi, lorsqu'il voulut plus tard régler la succession impériale, il fit venir son fils, Louis, à Aix-la-Chapelle, et là, dans une grande assemblée franque, il le couronna lui-même empereur (813). Cependant, une fois investi du titre d'empereur, il voulut en obtenir la reconnaissance de la cour d'Orient. En 802, des négociations eurent lieu entre les deux cours; Jessé, évêque d'Amiens, et le comte Helmgaud furent envoyés comme ambassadeurs à Constantinople. D'après le chroniqueur byzantin Théophane, il aurait été question d'un mariage entre Charles et Irène, ce qui aurait amené l'unité réelle de l'empire; mais ce projet échoua et d'ailleurs Irène fut renversée dès le mois d'oct. 802. Cependant le nouvel empereur, Nicéphore, n'abandonna point les négociations; Charles, en 803, reçut des envoyés byzantins en Germanie, à Saltz. L'empereur franc néanmoins se préparait au besoin à la lutte: à Venise, qui oscillait au gré de ses intérêts entre l'Orient et l'Occident, il travaillait à substituer son influence à celle de Byzance; il rattachait aussi la Dalmatie à ses États (805). Il en résulta des hostilités: en 806, le patrice Nicétas, à la tête d'une flotte, fut chargé par Nicéphore de recouvrer la Dalmatie. Nicétas réussit à détacher Venise, qui reconnut de nouveau la souveraineté de l'empereur grec, puis il retourna à Constantinople, après avoir signé une trêve avec Pépin, roi d'Italie (807). La guerre reprit en 809, mais sans importance. En 810, des négociations recommencèrent. le spathaire grec Arsafius vint à Aix-la-Chapelle, une ambassade franque partit pour Byzance, et on aboutit enfin à une paix qui accordait à Charles ce qu'il voulait avant tout: en 812, Michel, évêque de Philadelphie, et les profospathaires Arsafius et Theognostus, envoyés de Michel, le successeur de Nicéphore, vinrent à Aix-la-Chapelle et saluèrent Charles du titre de Basileus (V. ce mot); en revanche, Venise et les villes maritimes de l'Istrie, de la Liburnie et de la Dalmatie, devaient faire retour à l'empire grec. Deux ambassadeurs francs, Amalharius, évêque de Trêves, et Pierre, abbé de Nonantula, furent chargés d'aller à Constantinople pour faire ratifier le traité. Dans la lettre que Charles leur confia pour l'empereur Michel, il se félicite de ce que la paix soit rétablie «entre l'empire d'Orient et l'empire d'Occident». Cette expression implique l'abandon du principe de l'unité de l'empire; c'est à cette époque seulement que Charles l'emploie. Lorsque les ambassadeurs arrivèrent à Constantinople, Michel venait d'être renversé, mais le nouvel empereur, Léon V, accepta les conditions du traité; Amalharius et Pierre ne purent en rapporter la ratification à Aix-la-Chapelle qu'après la mort de Charles.
ETENDUE DE L'EMPIRE DE CHARLEMAGNE. — Eginhard, dans sa Vie de Charlemagne, après avoir énuméré les guerres du règne, a voulu indiquer l'étendue de ses États:
- Le royaume franc avant lui ne comprenait que la partie de la Gaule entre le Rhin et la Loire, l'Océan et la mer des Baléares, et la partie de la Germanie habitée par les Francs dits Orientaux, entre la Saxe et le Danube, la Rhin et la Sale, qui sépare les Thuringiens des Sorabes; en outre, les Alamans et les Bavarois reconnaissaient la suprématie des Francs. A ces États, Charles ajouta par ses conquêtes, d'abord l'Aquitaine et la Gascogne, toute la chaîne des Pyrénées, et tous les territoires jusqu'à l'Ebre, qui, ayant ses sources en Navarre, après avoir traversé les campagnes les plus fertiles de l'Espagne, tombe dans la mer des Baléares sous les murs de Tortose; puis toute l'Italie, depuis Aoste jusqu'à la Calabre inférieure où se trouve la frontière entre les Grecs et les Bénéventins...; puis la Saxe, partie considérable de la Germanie, aussi longue et deux fois plus large, semble-t-il, que la partie de cette contrée qui est habitée par les Francs; puis les deux Pannonies, la Dacie située sur l'autre rive du Danube, l'Istrie, la Liburnie, la Dalmatie, à l'exception des cités maritimes qui furent laissées à l'empereur de Constantinople; enfin toutes les nations barbares et sauvages situées entre le Rhin et la Vistule, l'Océan et le Danube, presque semblables par la langue, fort différentes par les mœurs et le genre d'existence...
GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. — Les divers États qui constituaient l'empire franc offraient entre eux des différences profondes. Tout en les soumettant à son action personnelle et à un certain nombre d'obligations uniformes, Charles leur laissa en général la jouissance de leurs institutions particulières. Chaque peuple, dans l'empire franc, conserva ses lois: loi salique, loi ripuaire, lois des Burgundes, des Frisons, des Alamans, des Bavarois, des Lombards, etc., etc., plusieurs furent rédigées ou révisées à cette époque. Eginhard prétend même que Charles fit recueillir et rédiger les coutumes encore non écrites de tous les peuples qui étaient sous sa domination. En bien des circonstances, il montra son désir de ne pas froisser les amours-propres nationaux: il donna deux de ses fils comme rois particuliers à l'Italie et à l'Aquitaine, et il ordonnait même à Louis de porter le costume basque afin de flatter les sentiments de ses sujets; en dépit du pape Hadrien, dans le duché de Bénévent, il laissait subsister la famille ducale. Malgré ces concessions à l'esprit d'autonomie, Charles entendait cependant organiser un gouvernement central et, à défaut de l'unité des lois civiles, établir l'unité des institutions politiques. Il cherche à fondre dans une œuvre commune des éléments d'origine diverse, tels que les éléments romains et germaniques, et cette tendance se marque même dans les apparences extérieures. Ainsi, il s'intitule «Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l'Empire romain, et, par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et des Lombards»; mais d'autre part, vêtu d'habits francs, entouré de compagnons qui rappellent les anciens comites germains, il aime à chasser dans les vastes forêts de la région du Rhin, à résider dans les villes qui s'y trouvent, Worms, Nimègue, Ingelheim, Aix-la-Chapelle surtout, que les contemporains appellent la «nouvelle Rome». Il fait rédiger les lois et les coutumes barbares, recueillir les vieux chants germaniques, mais, au retour de ses chasses et de ses expéditions, il apparaît au milieu d'évêques et d'abbés tout imbus de traditions romaines, il en fait ses conseillers intimes, il cherche à accroître leur influence par le développement des écoles. Devenu empereur, il se considère comme l'héritier des Constantin et des Théodose, et en même temps des rois bibliques, oints du Seigneur; il sait, quand il le faut, bien que rarement et à regret, quitter le manteau franc pour le costume et les insignes impériaux. Il en résulte que l'unité de son gouvernement tient beaucoup à sa personne même, à son activité, à son habileté, et que par suite elle sera éphémère. Pour s'assurer de ses sujets, Charles les lie à lui par un serment de fidélité. Les contemporains y attachaient une importance réelle et, en 786, après un complot, les conjurés alléguèrent qu'ils n'avaient point juré fidélité. Par suite, des instructions furent données pour que personne ne pût s'y soustraire; quand Charles devint empereur, ce serment fut renouvelé. Il impliquait non seulement la soumission à l'empereur, mais le respect de l'Église et l'attachement à la foi chrétienne, l'unité religieuse étant le fondement sur lequel reposait l'œuvre de Charles. Dans la suite, il le fit encore répéter à d'autres occasions; il est évident que c'était là pour lui une institution essentielle, le véritable lien entre les sujets et le roi. Dans ce vaste empire, composé d'éléments si divers, la fidélité à l'empereur tient lieu de patriotisme; sa volonté fait loi, elle se manifeste par des ordres, bannum, prœceptum, dont nul ne doit entraver l'exécution (le mot de bannum désigne aussi l'amende qui frappe celui qui s'est dérobé à ces ordres). Les fautes graves envers le roi sont considérées comme des crimes de lèse-majesté, et peuvent être punies de mort. — Le centre du gouvernement est au «palais sacré». Les fonctionnaires y sont nombreux, quelques-uns ont une importance spéciale: le chapelain du palais est chargé de toute l'administration religieuse; la chancellerie est dirigée par le grand chancelier; le comte du palais juge toutes les affaires qui ont été portées en appel au palais, il signale au roi les lacunes qui existent dans les lois et coutumes, les dispositions qui devraient y être modifiées. Viennent ensuite le chambrier (camerarius), le sénéchal (senescalcus), le bouteiller (buticularius}, le connétable (comes stabuli), etc. Il est à remarquer que le maire du palais a disparu: les Carolingiens qui s'étaient élevés au pouvoir par la possession de cette charge se gardèrent bien de la laisser subsister. — Les mesures importantes sont prises dans de grandes assemblées qui se tiennent ordinairement en mai, mais quelquefois en juin, juillet, même en août. Les termes différents dont se servent les contemporains pour les désigner en attestent les différents caractères. Champs de mai, elles ont lieu au moment où vont commencer les campagnes; Charles les convoque souvent dans le voisinage des régions où il veut porter la guerre; il recommande qu'on y vienne en armes. D'autres fois ces assemblées sont réunies surtout pour s'occuper des affaires de l'Église, comme à Ratisbonne en 792, à Francfort en 794, à Aix-la-Chapelle en 809; on les appelle alors des assemblées synodales (synodalis conventus), mais on s'y occupe aussi d'affaires civiles, et les évêques et les abbés n'y sont pas exclusivement appelés. Le mot de placitum désigne plus particulièrement le caractère juridique de ces assemblées, celui de generalis conventus l'ensemble de leurs caractères. Des assemblées de grands se tenaient aussi en automne et en hiver, mais, sauf quelques exceptions, elles avaient moins d'importance. Ces grandes assemblées de Charlemagne ne sont nullement des assemblées populaires, la prépondérance de l'aristocratie laïque et ecclésiastique y est très marquée; sans doute la foule y est grande, surtout quand une guerre doit suivre et que les guerriers ont été convoqués, mais elle ne joue aucun rôle politique réel. Seuls les grands délibèrent sur les affaires que le roi leur a soumises, ils donnent leur avis, mais le roi décide. Là sont préparées, là sont promulguées des mesures législatives qui portent le nom de capitulaires, mais ce terme s'applique à des documents fort différents les uns des autres et qu'il faut bien distinguer. Lorsque Charles veut faire des additions aux lois particulières de ses sujets, loi salique, loi ripuaire, il prépare des capitulaires qui devront être ajoutés à la loi (capitula legi addenda), mais seulement après avoir été soumis à l'approbation des intéressés. Quand il veut prendre des mesures générales, indépendantes de ces lois, il rédige des capitulaires qui doivent être acceptés en vertu de leur autorité propre (capitula per se scribenda}, qui représentent vraiment son activité gouvernementale et juridique et constituent le droit commun de l'empire franc; il se contente de les porter à la connaissance de ses sujets. Enfin on appelle encore capitulaires des pièces de tout genre émanées de lui, règlements pour l'administration des domaines royaux, instructions pour les missi envoyés en tournées d'inspection, notes sur des questions à examiner. — Pour l'administration locale, si on laisse de coté les peuples vassaux qui conservent une organisation particulière, tels que les Slaves, les Avares, les Bretons, les Basques, les Bénéventins, le comté, comitatus pagus, est la base de toute l'organisation, et son chef s'appelle comte ou graf. Les comtes représentent la puissance royale dans son ensemble et ont des attributions fort diverses, militaires, financières, juridiques, mais leur ambition est contenue, d'une part par l'obligation de se rendre sans cesse à l'armée et aux grandes assemblées, de l'autre par le contrôle des missi. Charles, dans ses capitulaires, se préoccupe d'empêcher les comtes de devenir des tyrans locaux, de rendre leurs charges héréditaires, ainsi que cela s'était vu sous les derniers Mérovingiens, et que cela devait se revoir ensuite, Il ne choisissait pas ses comtes exclusivement dans la noblesse, et, s'il ne semble pas qu'il y eût de terme régulier à leurs fonctions, il destituait ceux dont il était mécontent. Les comtés se divisaient en centaines, administrées par des centeniers ou vicaires. A côté des comtes, les évêques sont aussi à ses yeux des fonctionnaires locaux qui dépendent de lui. C'est sur sa demande ou avec son consentement que le pape confère le pallium aux métropolitains, c'est lui qui ordinairement nomme les évêques; le système des élections épiscopales ne se maintient guère qu'en Italie, encore sont-elles soumises à la confirmation royale. Si les évêques, les abbés, les prêtres, les diacres enfreignent ses ordres, il les destitue. Il veut enfin que les comtes, ses fonctionnaires dans l'ordre civil, et les évêques, ses fonctionnaires dans l'ordre religieux, se prêtent un mutuel appui. Pour surveiller cette administration, Charles a recours à des inspecteurs ou envoyés royaux, missi dominici; il y en avait déjà eu sous les Mérovingiens; mais ils n'étaient alors que des délégués extraordinaires dont l'action n'avait rien de fixe ni de régulier; au contraire, sous Charles, ils deviennent un des éléments principaux du gouvernement, surtout après l'an 800. A cet effet, l'Empire fut partagé en un certain nombre de vastes circonscriptions, missatica, dont on n'a pas la liste précise pour le règne de Charles. Pour chaque missaticum l'empereur désigne plusieurs missi, ordinairement deux, un clerc et un laïque. Ces missi reçoivent les instructions de l'empereur, font des tournées d'inspection, puis ils envoient leurs rapports à une date fixée. Au cours de leurs tournées, les missi tiennent des plaids où ils font connaître les lois et les capitulaires nouveaux, recueillent les plaintes des administrés, rendent la justice. Il leur appartient de découvrir les mauvais fonctionnaires, les comtes qui oppriment ou dépouillent les hommes libres, qui s'approprient les biens ou les revenus royaux, mais il était difficile de trouver des missi intègres, capables de résister aux intrigues, aux tentatives de corruption qu'on multipliait autour d'eux. — Pour l'administration de la justice dans les provinces, les scabins deviennent les assesseurs réguliers des comtes. — L'organisation financière ne présente point sous Charles de modifications notables. — L'organisation militaire fut réglée par plusieurs capitulaires. Chaque année, avant l'époque où il va entreprendre une campagne, le roi proclame son ban militaire, hériban, et il indique l'endroit où se réunira l'armée. Les comtes, les évêques, les abbés font connaître les ordres du roi; celui qui ne se rend pas à la convocation est frappé d'une forte amende. L'obligation du service militaire s'étend à tous les hommes libres, mais, dans la pratique, Charles établit des règles qu'il modifia lui-même. D'après les dispositions les plus rigoureuses, qu'on trouve en 807, tout propriétaire de trois manses doit le service militaire, ceux qui possèdent moins, et même ceux qui ne possèdent ni esclaves ni terres, doivent s'associer proportionnellement pour équiper l'un d'entre eux. Si cette charge était lourde, il faut observer que tous ceux qui devaient le service militaire, n'étaient pas appelés chaque année, on n'en convoquait qu'une partie, surtout ceux des régions voisines du pays où devait se faire la guerre. Les guerriers s'armaient à leurs frais, ils devaient se munir de vêtements et d'armes pour six mois, de vivres pour trois mois, calculés à partir du moment où l'on se trouvait près du territoire ennemi. En marche les guerriers d'une même circonscription administrative restaient ensemble, commandés par les mêmes fonctionnaires qui les administraient en temps de paix. La campagne durait quelques mois, puis on rentrait sur le territoire franc; cependant, par exception, l'armée hiverna quelquefois en Saxe, et une fois en Italie, en 774. C'est avec ces armées qui nous paraissent avoir dû être fort défectueuses, sans troupes permanentes, que Charles a fait toutes ses guerres, accompli toutes ses conquêtes. Pour les maintenir en ordre il les soumettait à une discipline rigoureuse. — Pendant ce long règne, l'autorité de Charles fut respectée, les complots furent peu nombreux. En 786, on en découvrit un formé par le comte Hardrad et des Thuringiens; ils voulaient s'emparer du roi et le tuer. En 792, un autre complot eut pour chef un fils même de Charles, Pépin, né de son union avec Himiltrude, qui s'était associé plusieurs nobles francs; la cruauté de la reine Fastrade, l'influence qu'elle exerçait sur le roi étaient, parait-il, la cause de leur mécontentement; le Lombard Fardulf découvrit le complot et devint en récompense abbé de Saint-Denis. Bon nombre des conspirateurs furent exécutés, on fit de Pépin un moine, il mourut au monastère de Prüm en 811. Mais, si la personne de Charles fut peu visée, son œuvre fut de son vivant même compromise. Il aurait voulu, par l'ensemble de ses institutions, soumettre à l'action du pouvoir central l'aristocratie qui s'en était affranchie sous les Mérovingiens, et, d'autre part, pour lui faire contrepoids, fortifier la classe des simples hommes libres qui n'avait cessé de s'affaiblir en nombre et en indépendance. Mais la féodalité grandissante fut plus forte que lui, et la défaite du pouvoir central est sensible même sous son règne. Ainsi, il avait voulu supprimer l'exercice du droit de vengeance; en 813, il doit le reconnaître. A chaque instant il se plaint que ceux à qui il a accordé des bénéfices en usent mal ou cherchent à se les approprier. Les capitulaires montrent que les seniores, c.-à-d. les hommes puissants, les seigneurs, deviennent des tyrans locaux, entravent l'action du pouvoir royal, cherchent à réduire les hommes libres en leur pouvoir par la recommandation. Pourtant Charles n'ose point engager une lutte ouverte avec eux; loin de là, il en arrive à régler lui-même les obligations du recommandé vis-à-vis du seigneur. Aussi, lorsqu'il aura été remplacé par un successeur débile, que la discorde divisera la famille carolingienne, qu'il n'y aura plus une autorité assez ferme pour maintenir ensemble les peuples de l'empire franc, que les invasions viendront s'ajouter aux dissensions, son œuvre s'effondrera en grande partie.