La guerre et les mathématiques

Léon Tolstoï

Léon Tolstoï reprochait aux historiens d'attacher trop d'importance aux généraux et à leur génie dans leur explication des guerres. Prenant comme exemple les guerres napoléoniennes, il montre, par un audacieux rapprochement entre les lois de l'histore et celles du mouvement des corps, entre le calcul infinitésimal et le comportement des armées, que l'ensemble des petites volontés individuelles est plus déterminant que le prétendu génie des commandants.

La continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l'esprit humain. L'homme ne comprend les lois de n'importe quel mouvement que lorsqu'il examine des unités données de ce mouvement. Mais c'est précisément de ce fractionnement arbitraire du mouvement continu en unités discontinues que découlent la plupart des erreurs humaines.

On connaît le sophisme des anciens selon lequel Achille ne rattrapera jamais la tortue qui va devant lui, bien que son allure soit dix fois plus rapide : dès qu'Achille aura parcouru la distance qui le sépare de la tortue, celle-ci aura parcouru devant lui un dixième de cette distance; quand Achille aura parcouru ce dixième, la tortue aura fait encore un centième et ainsi de suite, à l'infini. Ce problème paraissait insoluble aux anciens. L'absurdité de la solution (Achille ne rattrapera jamais la tortue) ne découlait que du fractionnement arbitraire du mouvement en unités discontinues, alors que le mouvement d'Achille et celui de la tortue sont continus.

En prenant des unités de mouvement de plus en plus petites nous ne faisons qu'approcher de la solution du problème sans jamais l'atteindre. C'est seulement en admettant une valeur infinitésimale et sa progression ascendante jusqu'au dixième, et en laissant la somme de cette progression géométrique que nous arrivons à la solution du problème. La nouvelle branche des mathématiques, en découvrant l'art d'opérer avec les infiniment petits, donne aujourd'hui des réponses à des questions qui paraissaient insolubles, même dans des problèmes plus complexes du mouvement.

Cette branche nouvelle des mathématiques inconnue des anciens, en introduisant, dans l'étude des problèmes du mouvement, les valeurs infiniment petites, c'est-à-dire celles qui permettent de rétablir la condition fondamentale du mouvement (la continuité absolue), redresse par là même cette erreur inévitable que l'esprit humain ne peut pas ne pas commettre quand il examine des unités de mouvement isolées au lieu du mouvement continu.

Il en est de même pour la recherche des lois du mouvement de l'histoire.

Le mouvement de l'humanité, résultante d'un nombre incalculable de volontés individuelles, est continu.

La connaissance des lois de ce mouvement constitue l'objet de l'histoire. Mais afin de saisir les lois du mouvement continu de la somme de toutes les volontés individuelles, l'esprit humain admet des unités arbitraires, discontinues. La première méthode de l'histoire consiste, en prenant arbitrairement une série d'événements continus, à les considérer en dehors d'autres, alors qu'il n'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir de commencement d'aucun événement et qu'un événement découle toujours et sans discontinuité d'un autre. La seconde méthode consiste à examiner les actes d'un seul homme, roi, chef d'armée, comme la somme des volontés des hommes, alors que cette somme ne s'exprime jamais par l'activité d'un seul personnage historique.

La science historique, dans son évolution, prend pour son étude des unités de plus en plus petites et, par ce moyen, s'efforce de se rapprocher de la vérité. Mais si petites que soient les unités qu'elle admet, nous sentons qu'admettre des unités séparées les unes des autres, admettre un COMMENCEMENT à un phénomène et admettre que les volontés de tous les hommes s'expriment par les actes d'un seul personnage historique, nous sentons que tout cela est faux en soi.

Toute déduction historique sans aucun effort de la critique tombe en poussière sans rien laisser après elle, simplement parce que la critique choisit pour objet de son examen une unité discontinue plus ou moins grande; ce qui est toujours son droit car l'unité historique choisie est toujours arbitraire.

C'est seulement en prenant pour objet d'observation une unité infiniment petite - la différentielle de l'histoire, c'est-à-dire les aspirations communes des hommes - et en apprenant l'art de l'intégrer (taire la somme de ces infinitésimaux) que nous pouvons espérer saisir les lois de l'histoire.

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