La bibliothèque idéale de James Carleton Young
«J’ai eu le plaisir de rencontrer ces derniers jours M. James Carleton Young, Américain richissime et roi du livre. De taille moyenne, le visage boucané, les yeux intenses, Sa Majesté porte en guise de pourpre royale un costume de voyage au veston brun vert, fermé jusqu’au col. Il parle en égrenant ses paroles et, chose étrange, il connaît à merveille les affaires de son royaume. Mais en quoi consiste ce royaume du livre, quelle en est l’étendue et quels en sont les confins ?
Il y a quelque trente ans déjà, M. James Carleton Young alors en pèlerinage à Athènes, assis sur une marche roussie par le soleil en admirant la beauté pure du Parthénon, fit un raisonnement simple et original : « En peinture et en sculpture on essaie de conserver les chefs-d’œuvre des maîtres. Pourquoi les grandes bibliothèques se sentent-elles obligées d’abriter tout ce qui est imprimé, sans considérer la qualité intrinsèque des livres ? Et ne pourrait-on pas réunir en un rayon éclectique tout ce qu’il y a de plus beau en littérature ? »
À cette époque, M. James Carleton Young possédait une fortune médiocre. De retour à son pays il déploya toute son énergie en d’importantes entreprises, acheta des terrains fertiles dont la valeur s’accrût rapidement et enfin, devenu roi des métairies, il abdiqua volontiers pour se magnifier d’une couronne plus noble, celle du roi du livre. Depuis 1891, M. James Carleton Young consacre son temps et sa fortune à la réalisation de son projet de bibliothèque idéale, entreprenant dans ce but de longs voyages, dénichant des auteurs, courant après les premières éditions, passant au crible la surabondante production de nos temps, avec une méthode plus que plausible.
– « Ce n’est pas le succès, me dit-il, qui me guide dans le choix des livres; c’est plutôt l’opinion de l’élite. Si un écrivain jouit d’une haute estime auprès des littérateurs de son pays, toutes ses œuvres ont droit d’entrer dans ma bibliothèque. Si parmi les ouvrages d’un écrivain il n’y en a qu’un qui ait des chances d’immortalité, alors on reçoit celui-là en excluant tous les autres. Mais je veux aussi que les œuvres des contemporains portent des inscriptions autographes de leurs auteurs. Chaque exemplaire renfermera ainsi quelque chose de la personnalité intime de l’écrivain. »
Bien qu’original M. James Carleton Young n’a tout de même pas le tempérament d’un futuriste. Il n’abolit rien, mais il cherche à préserver de la destruction certaines œuvres qui semblent être la fleur de la création intellectuelle. Pour être plus exact, si M. Carleton Young abolit quelque chose, c’est un préjugé, celui qui nous fait trop souvent conserver avec une pieuse naïveté tous les bouquins bons, mauvais ou même absurdes, pourvu qu’ils soient imprimés.
Nos grandes bibliothèques d’aujourd’hui sont des cimetières, M. James Carleton Young rêve de les rendre à la vie, en expulsant de là tout ce qui sent le moisi. Pas de respect pour la poussière des vieilles pages, point d’indulgence pour tout ce papier vainement noirci que d’énormes édifices contiennent à peine, aucun amour du livre pour le livre. Dans le jardin de la pensée humaine, ce souverain inflexible et logique veut trier, labourer, faucher, il a grande envie d’en écarter les arbres desséchés pour laisser plus de place, plus d’air, plus de lumière à ceux qui débordent de sève. Non point de crainte que ceux-ci ne meurent avant l’heure, mais pour que nous autres flâneurs puissions sentir plus aisément les saines odeurs qui en émanent.
Ces louables sentiments n’ont aucun rapport avec ceux d’un vrai bibliophile, qui ne voudrait pas avoir chez lui la plupart des livres vantés par cet homme naïf qui a mis son idéal dans Sully-Prudhomme et Paul Bourget. (R. de B.)