Le caractère de Vigny selon Le Senne
EXEMPLE DE PSYCHOGRAPHIE IDIOLOGIQUE :
ALFRED DE VIGNY
220. Nous sommes passés progressivement de la caractérologie générale, qui traite des propriétés élémentaires des caractères, à la caractérologie spéciale, qui est l’étude des types‑repères, issus de la composition de ces propriétés, puis de celle‑ci à la caractérologie sérielle, dont l’objet est la détermination des familles comportant autant de séries homogènes d’individus. Dans les dernières pages nous avons monté les degrés de cette anthropologie de la destinée individuelle qui amène jusqu’à l’idiologie, c’est‑à‑dire à la connaissance de l’individu lui-même, par laquelle la caractérologie au sens étroit s’achève dans la caractérologie au sens large. De cette idiologie nous ne pouvons donner qu’une illustration : elle sera fournie par l’idiographie sommaire d’Alfred de Vigny.
Les œuvres de Vigny et les études littéraires qui l’ont pris pour objet sont assez nombreuses pour documenter un examen assuré. Pour unifier leréférences relatives aux travaux historiques sur Vigny. nous limiterons autant que possible nos renvois à l’ouvrage d’Émile Lauvrière, Alfred de Vigny, sa vie et son œuvre, Paris, Armand Colin, 1909.
Pour une bibliographie de et sur Vigny on peut utiliser d’abord celle qui est en tête de l’anthologie de H. Labaste et R. Nicolle, Alfred de Vigny, œuvres choisies (coll. Ch.‑M. Desgranges, Paris, Hatier, 1930) qui renvoie à d’autres. Pour la psychologie de Marie Dorval et les liaisons féminines de Vigny, il faut lire, de Marie Dorval, les Lettres d’Alfred de Vigny, recueillies et publiées par Charles Gaudier (Paris, Gallimard, 1942) et dans ce volume la notice de l’éditeur.
221. 1. Caractère. — Pour définir le caractère de Vigny nous n’avons qu’à reproduire ici, mais en le précisant et en le justifiant, le diagnostic indiqué dans le classement provisoire des sentimentaux : Vigny est en effet indiscutablement un sentimental, à forte émotivité, sur‑inactif, sur‑secondaire, à champ de conscience sous‑étroit, égocentrique. Il est net comme sentimental en ce sens qu’il se distingue nettement des nerveux, des passionnés et des apathiques. Aussi doit‑on le ranger parmi les sentimentaux introversifs; mais l’analyse de soi reste en lui subordonnée au besoin d’expression et ce besoin d’expression est poétique, parce que son intelligence est peu analytique, ce qui l’exclut de la philosophie et par suite de la réflexion abstraite sur le moi. Aussi peut‑on le choisir comme type d’une sous‑famille de poètes‑philosophes, entre Lucrèce et Mme Ackermann.
Pour autoriser ce diagnostic nous procéderons de la considération des propriétés constitutives à celle des traits du sentimental en général; puis, après avoir dégagé les plus caractéristiques des réactions psychodialectiques de Vigny sur soi, nous aborderons l’étude de sa personnalité telle qu’elle résulte de la rencontre entre sa nature et son milieu; enfin nous reconnaîtrons sa visée qui lui fait poursuivre la manifestation affective de la valeur de lui-même. Il ne nous restera, ici et là, qu’à conclure cet examen psychographique en mesurant, autant que possible, jusqu’où la destinée de Vigny a accompli, jusqu’où elle a rétréci sa destination.
222. A) Propriétés constitutives du caractère de Vigny et leurs manifestations. — p.589. Émotivité. Il ne se trouvera sans doute personne pour nier que Vigny ait été doué d’une forte émotivité. Elle se manifeste dès sa plus tendre enfance au collège Hix où il ressent si vivement les plaisanteries, sans doute assez bénignes, de ses camarades, qu’il ne les oubliera jamais et qu’elles sont partout rapportées aux premières pages de ses biographies (Lauvr., p.13). Il a aimé profondément sa mère, été un mari prévenant, attentif et, sous réserve de sa liaison avec Mme Dorval et de quelques autres aventures rapides, fidèle : il a soigné sa femme avec beaucoup de dévouement. Il s’est engagé avec le même enthousiasme dans l’armée, puis dans le Cénacle et dans l’amitié avec Hugo, puis dans certains mouvements politiques; sa poésie et sa prose n’expriment guère que des sentiments. Son expression use fréquemment de mots affectivement forts. Ses biographes s’accordent à le trouver émotif : Lauvrière le dit « morbidement sensible » (p. 52), « impressionnable » (p. 65). Enfin Vigny l’avoue lui-même, avec une précision et une force singulières, dans la peinture qu’il fait de lui quand dans Stello il peint le poète (p. 136). Lorsqu’il écrit : « Ce qui ne fait qu’effleurer les autres le blesse jusqu’au sang » (ibid.), il manifeste expressément le trait qui constitue l’essence caractérologique de l’émotivité.
Il fallait d’abord reconnaître ce fond tonal puisque tout en procède; mais il est plus intéressant de voir comment il se spécifie, puisque ces spécifications mêmes indiquent déjà les propriétés avec lesquelles l’émotivité est unie.
Toutes les expressions de l’émotivité de Vigny manifestent l’influence, d’une part de l’inactivité, d’autre part de la secondarité. — L’intervention de l’inactivité, dont nous aurons à constater les effets propres et caractéristiques se reconnaît déjà, au sein même de la vie affective de Vigny, par un caractère de l’émotion qui en fait une émotivité tombante. — Cette expression doit être comprise en opposition avec celle d’émotivité montante. Chez les actifs‑émotifs, et même en tous les hommes au début de la réaction p.590 émotive, on constate que l’énergie qui se décharge dans un mouvement affectif produit sur elle‑même un effet d’accélération. La manifestation de l’émotion devient de plus en plus puissante et par suite s’irradie, envahit de plus en plus le corps et l’esprit. L’émotion monte. — Les choses commencent de la même façon chez l’inactif; mais plus l’inactivité est plus forte, plus l’effet du freinage permanent constitué par l’inactivité est intense, soit pour des raisons de circonstance, soit à cause même de la grandeur propre de l’inactivité jouant le rôle de facteur négatif; et il en résulte bientôt qu’au lieu de s’accroître, la libération énergétique cesse de s’augmenter, puis brusquement diminue, tombe. L’accès de colère s’anémie, la joie se dissipe, l’enthousiasme tourne court : apparaissent le doute sur la valeur de l’objet visé par l’émotion, la déception, la désillusion. Comme, par un autre effet de l’inactivité sur lequel il a été insisté, la conscience d’une émotion l’emporte chez l’inactif sur l’importance de son déploiement pratique, le sujet éprouvant la chute de l’émotivité en donne presque chaque fois une expression publique; et l’observateur en est averti.
Vigny nous fournit un exemple privilégié de ce phénomène. Il a une forte émotivité. S’il lui arrive un événement heureux, il l’éprouve intensément. S’il ne lui arrive rien ou presque rien du dehors, il se lance dans la rêverie (L., pp. 42, 89, 178, 314). Dans un cas comme dans l’autre il passe par une phase d’enthousiasme. Mais cette phase est très courte; et, comme un émotif‑primaire il subit bientôt une nette dénivellation du sentiment positif au sentiment négatif ; mais, à l’inverse d’un primaire, il ne va pas renaître en oubliant tout ce processus; au contraire il conserve le souvenir tenace de ce qui lui paraît rétrospectivement un avortement du bonheur et, cette persistance s’ajoutant au fait que ses émotions joyeuses sont moins nombreuses et moins fortes que ses blessures affectives, il doit déboucher sur le pessimisme.
Ce procès se retrouve chez Vigny sous une forme ramassée et sous une forme déployée. — Très tôt il a éprouvé en raccourci et il a p.591 exprimé ce mode de réaction intime. Ainsi quand il eut revêtu, à seize ans, son uniforme de mousquetaire rouge et qu’il l’eut admiré, la brusque dialectique de la déception subjective le surprend : « Ce n’est que cela ! me dis‑je après avoir mis mes épaulettes, ce n’est que cela! J’ai dit ce mot depuis de toutes choses et je l’ai dit trop tôt ». — Mais étalons cette succession de péripéties affectives sur plusieurs jours ou plusieurs années, nous en retrouvons le dessin dans plusieurs démarches importantes de la vie de Vigny. Il est d’abord plein d’ardeur et d’espoir pour l’armée, pour ses amis romantiques, pour la monarchie, pour la Révolution de 1848; puis ces sentiments tombent au premier obstacle et il éprouve une déception nouvelle qui fait corps avec les précédentes. Révélation d’une inactivité sous‑jacente et toujours présente qui affecte en premier lieu l’émotivité.
En opposant il y a quelques lignes l’émotivité de Vigny à l’émotivité primaire nous avons déjà indiqué l’influence complémentaire de la secondarité. C’est celle‑ci qui, évidemment par son action d’inhibition continue, a marqué cette émotivité de ce caractère éminent de réserve, qui demeure un des traits définitifs de la psychologie de Vigny et qui a été noté par tous ceux qui l’ont approché. Son ami Ratisbonne, qui a connu « le charme et l’abandon spirituel de son intimité », écrit :
« La familiarité avait pour lui quelque chose de trivial et presque d’ignoble par où elle le blessait ». (L., p. 272). Il a « une grande habitude de dompter sa sensibilité » (p. 270). La malveillance fielleuse de Sainte‑Beuve en a fait le thème d’un portrait destiné à tourner Vigny en dérision (L., pp. 268, 272).
Comme chez Rousseau le heurt avec les choses et autrui se termine toujours par la dialectique du retour vers soi, non il est vrai pour y trouver des « transports délicieux », mais pour s’y enfermer dans une solitude noble et morose : il appelle ce mouvement « rentrer dans son silencieux travail » (L., p. 144).
Il faut ajouter tout de suite un effet de la secondarité sur lequel nous aurons à revenir, car il est peut‑être le trait qui a contribué le p.592 plus efficacement à définir la vocation de Vigny. La forte secondarité, en amenant la confusion de beaucoup d’expériences anciennes, prépare le durcissement de la sensibilité dans un concept, qui tiendra sa puissance à nous conduire des épreuves affectives qui lui servent de sources, mais condensera ultérieurement cette puissance dans sa généralité. Ainsi pour Vigny les souffrances humaines aboutissent à une « majesté », les scènes qui se jouent dans la Nature à une « impassibilité ». C’est assez pour que les émotions qui constituent les sources de la poésie de Vigny finissent par se condenser dans un pessimisme moral, qui est l’essence de la poésie philosophique telle au moins que cette expression convient à des auteurs très émus et très émouvants comme lui. Encore un trait de sentimental : sous le détail des émotions successives d’une vie humaine, c’est le moi perpétuel et même la condition humaine en général qui fait son principal souci.
Inactivité. — Dès l’analyse de l’émotivité de Vigny s’indique à nous l’hypothèse que Vigny est un sentimental. Vérifions‑le plus précisément pour les propriétés constitutives autres que l’émotivité.
Trois traits nous serviront ici pour attester l’importance de l’inactivité de Vigny. Le premier est un caractère commun de sa vie et de son œuvre. C’est le manque de facilité. Il produit peu et peu d’années. Tandis que l’« inspiration », c’est‑à‑dire la rapidité et l’abondance des images et de l’expression, appartient en commun aux trois autres romantiques, Musset, Lamartine, Hugo, tous trois primaires, les deux derniers plus ou moins actifs, Vigny fait parmi eux figure de poète peu doué, à qui il est difficile d’écrire. L’éclosion de son génie fut pénible (L., pp. 68, 82). Il fait beaucoup d’essais vains, laisse des gaucheries dans ses poèmes. Plusieurs critiques disent « manque de souffle » (L., p. 91). Dans la dernière partie de sa vie, quelques pièces, les Destinées, ont été le seul fruit de sa longue retraite.
Ce « manque de souffle » est à rapprocher du « manque d’élan » qui lui interdit la ferveur religieuse. Il n’a pas la foi qui balaie les objections. C’est le cœur du croyant qui fournit son feu à la p.593 croyance — celui de Vigny reste impuissant et son émotivité retombe sur elle‑même. En réalité il n’est guère sensible à des raisons métaphysiques; il n’a pas à faire contre le catholicisme d’objections politiques, il pourrait être catholique comme l’a souhaité sa mère, il le redevient dans les deuils, même par traditionalisme il voudrait l’être. C’est seule son impuissance à se faire soulever par la foi qui le laisse retomber dans le doute et le désespoir. L’inactivité ici explique tout.
Un troisième trait, annexe des précédents, montre la liaison de l’inactivité et de la secondarité : c’est la sédentarité. Par la suggestion du nerveux que tout sentimental enveloppe en lui-même pour le refouler, Vigny aurait volontiers voyagé : il rêva toute sa vie du lac de Genève, de l’Italie, il a revendiqué « le droit de voir et d’adorer la nature dans les belles contrées de la terre » (L., p. 219, note). En fait il ne l’a pu, et même il ne l’aurait sans doute pas fait s’il avait eu plus de fortune, car il ne s’est jamais félicité d’avoir à courir la France quand il était officier, il n’a pas non plus profité de toutes les occasions qu’il aurait pu avoir de voyager, enfin il a fini par s’enfermer jusqu’à sa mort dans la solitude. Vigny a été un sédentaire qui a rêvé le mouvement comme il a rêvé toute action.
Ces traits dont nous poursuivons les effets en considérant le caractère total suffisent à appuyer l’hypothèse que l’inactivité de Vigny a été très accentuée. C’est elle qui a marqué sa vie d’un caractère de fatalité; c’est ce caractère de fatalité qui s’est exprimé dans sa conception poétique du monde. En présence du mal, ne rien dire, ne rien faire; ne même pas pleurer. Le sage est semblable au loup qui va être abattu. La conscience renonce à tous ses pouvoirs d’action ; il lui suffit d’être un reflet désespéré du malheur humain. L’inactivité prévaut sur le caractère total de l’homme et l’affectivité ne sert plus qu’à en alimenter la conscience douloureuse, la secondarité à inhiber les protestations.
Secondarité. — Quand dans le Journal, Vigny parle de « son extrême sensibilité refoulée dès l’enfance » (L., p. 269), ce qu’il fait p.594 là c’est moins le procès de sa mère et du lycée que l’aveu de la secondarité dont nous avons déjà marqué l’influence sur son émotivité. Non seulement il lui doit cette réserve de « gentilhomme » qui a été trop sensible à tous : mais la dignité et l’honnêteté de sa vie, que n’a troublée que l’aventure avec Marie Dorval, en ont été les témoignages indiscutables pour tous; et cette aventure n’est pas là pour prouver qu’il était peu secondaire, mais seulement que la secondarité était en lui menacée par l’émotivité et en plus par la sexualité et desservie par l’inactivité.
C’est sa secondarité qu’il révèle quand il dit que la politesse « est une bonne défense » (L., p. 271), quand il admire les Anglais de cacher les mouvements de leur sensibilité (L., p. 270), quand il s’interdit d’emprunter à des camarades ou à de proches parents (L., p. 213, n. 3). Une expression de Vigny est encore ici remarquable parce qu’elle contient la reconnaissance expresse de sa secondarité comme s’il en avait connu la définition caractérologique : c’est celle qu’il emploie quand il fait dire par Stello au Dr Noir « ...Vous lui auriez ainsi fait perdre en une heure toute la dignité de sa vie ». On ne peut mieux opposer que par cette expression, à la primarité dont le propre est de morceler le temps en instants successifs et indépendants dont chacun nie tous les autres, la secondarité suivant laquelle la multiplicité indéfinie des instants est inséparable de chacun de ceux qui la constituent parce que chacun est l’expression de tous. Dès qu’un instant équivaut à chacun des autres, un instant d’indignité, ou l’indignité d’un instant, les discrédite tous.
La secondarité de Vigny se manifeste par son souci de fidélité. A travers le temps, ses impressions d’enfance. ses ambitions déçues, ses amitiés de jeunesse passent, mais en laissant en lui une longue traîne d’émotions et de réflexions qui lui fournissent les données de ses poèmes et de ses romans et se retrouvent dans les Notes dont Ratisbonne a fait son journal. Il est, comme il convient à un sentimental, très attaché au passé, peu soucieux de l’avenir, n’en p.595 attendant ni le changement de la condition humaine, ni l’élévation de l’ordre social. Dans la Maison du Berger il manifeste son peu d’intérêt pour les applications de la science, son profond sentiment de l’invariabilité du rapport entre l’homme et la nature. Peu à peu, par l’effet de la pesée du passé sur lui, il se livre à ses habitudes, fuit les fréquentations qui les troubleraient ou les renouvelleraient, se contentant d’être fidèle au souvenir de sa mère, au soin de sa femme malade, à la lecture solitaire, au travail nocturne, soit à Paris, soit dans sa gentilhommière de Charente.
— Ramassons ces considérations relatives aux propriétés constitutives du caractère de Vigny, examinées, soit en elles‑mêmes, soit dans leur influence mutuelle. Vigny doit nous apparaître comme un EnAS, sur‑émotif, sur‑secondaire, mais sur‑inactif, c’est‑à‑dire en somme comme un sentimental accusé, formé de propriétés extrêmes, destiné à une personnalité contrastée et éloignée de la moyenne.
223. B) Propriétés syncrétiques du caractère de Vigny considéré dans ses propriétés constitutives. — Si l’hypothèse qui vient d’être énoncée est exacte, la conclusion découlant de la considération des manifestations engendrées par les éléments constitutifs du caractère de Vigny doit coïncider avec celle des effets de son caractère total. Cette vérification peut être fournie avec netteté. La vie et les œuvres de Vigny permettent de constater qu’il a possédé la masse des propriétés typiques du sentimental. Nous en donnons les principaux exemples.
a) Vulnérabilité. — Vigny est extrêmement émotif, mais il n’est pas douteux qu’il l’est beaucoup plus aux émotions douloureuses qu’aux autres :
« Bref, profondément blessé, mais trop fier pour me plaindre, a été l’épigraphe de toute ma vie » (L., p. 270).
Il est blessé enfant par ses camarades de collège; comme Vauvenargues il réagit assez mal à ses camarades de régiment. Dans le p.596 Cénacle il supporte avec peine et finit par fuir la cohue assez mêlée qui entoure Hugo aux alentours de la première d’Hernani; il n’aime pas le monde; il ressent vivement le discours par lequel Molé le reçoit à l’Académie.
Cette vulnérabilité ininterrompue lui fait identifier vie et douleur :
« ... Le mal de vivre est aussi durable, aussi complexe, aussi universel que la vie même » (L., p. 290).
Il retrouve dans cette expérience continue la thèse schopenhauerienne suivant laquelle c’est la douleur qui est positive. Il se sent un prisonnier qui ne connaît que sa condamnation et son abandon. Sous cette sensibilité à la douleur se sent directement l’inactivité, car ce qui provoque la révolte de Vigny, ce n’est pas l’acuité de la souffrance, c’est pour ainsi dire son poids. Il recourt volontiers à l’image de Sisyphe : elle signifie à la fois que la douleur humaine est sans remède et que le propre de cette douleur c’est d’être pénible, d’exiger de Vigny et de tous les hommes, qu’il conçoit inexactement à son image, l’effort qu’il faut pour la soulever. Ce pessimiste n’a pas eu la vie objectivement difficile, mais son inactivité la lui faisait sentir telle. Le mal pour lui, c’est le travail forcé.
A un sentiment désespéré de la souffrance on peut réagir très diversement et même il y a autant de manières de réagir qu’il y a d’hommes. Celle de Vigny s’explique caractérologiquement de la façon la plus claire. D’abord ce n’est pas une réaction qui ne concernerait que lui. Sa secondarité intervient ici pour le faire réagir philosophiquement, universellement. Dans la douleur il ne voit pas son sort personnel. Même il est ici beaucoup plus détaché des modalités de son propre cas que par exemple Leopardi. Ce qu’il déplore, c’est le sort de l’homme en général; et par l’effet de cette universalisation il est détourné de la plainte sur soi vers la pitié pour tous. Ici encore le rapprochement avec un autre émotif‑inactif s’impose : comme à Schopenhauer la pitié paraît à Vigny constituer l’essence p.597 de la morale humaine; mais, plus secondaire que Schopenhauer, il devait y ajouter sous le nom de l’honneur, très proche du devoir, la considération impérative d’une règle à laquelle Schopenhauer répugnait.
La secondarité exerce une autre influence sur la métamorphose de la vulnérabilité dans l’âme de Vigny. En tant qu’un homme ressent une souffrance et qu’il rapporte cette souffrance à l’action d’un autre esprit, il est invité à émettre des blâmes. En effet Vigny ne manque pas de blâmer. Mais la secondarité l’a déjà amené à universaliser le sentiment de sa peine dans la peine humaine, dont il fait l’objet d’une pitié métaphysique; elle doit l’entraîner parallèlement à concentrer le blâme dans une source universelle du mal. Il en résulte deux mouvements. D’une part Vigny dissout la responsabilité humaine à l’origine du mal causé par l’action de l’homme : comme le capitaine Renaud à l’enfant qui l’a blessé à mort, Vigny pardonne aux « méchants » en les confondant dans l’infortune humaine; d’autre part concentrant en Dieu la causalité universelle il lui demande compte du mal et alterne l’imprécation avec l’élévation.
b) Repli sur soi. — En tout cela c’est l’homme et l’homme seulement qui l’intéresse, mais l’homme tel qu’il se sent lui-même. Il faut donc que Vigny soit un introversif. La plus grande partie de sa vie se passe dans la méditation de lui-même. Il n’a pas rédigé en propres termes de Journal intime; mais on a trouvé dans ses notes de quoi en publier un. S’il n’en a pas eu plus de souci, c’est que sa visée dominante est plus que la constatation de lui-même, c’en est l’expression poétique.
De cette introversion il avoue d’abord l’effet pratique : elle le détourne de toute attention au monde extérieur : « La voix de ma pensée, écrit‑il, se fait entendre si haut que le bruit extérieur ne l’étouffe pas; le travail de mon âme parle fort et toujours » (Journ., p. 201). Dumas, Sainte‑Beuve notent qu’il ne « touchait à la terre que par nécessité » et « qu’il ignorait les choses de la rue » p.598 (L., p. 314, n. 3). Lui-même parle à plusieurs reprises du « somnambulisme » où le jetaient et le maintenaient son imagination et sa rêverie.
L’objet de cette méditation intime du moi est le moi lui-même; nous retrouvons ici le trait peut‑être le plus profond de la vie des sentimentaux, ce qu’on peut appeler l’attachement, l’adhérence du moi à lui-même. Je suis « toujours, avoue Vigny dans son Journal, en conversation avec moi-même ». Souvent même il lui arrive, pendant qu’il s’entretient avec d’autres, d’être absent de cet entretien et de poursuivre, en émettant des paroles oiseuses, son rêve intérieur. Sous cent formes différentes c’est lui-même. ses émotions, ses aspects, ses aspirations qu’il répand à travers ses romans et ses poèmes. De Chatterton au capitaine Renaud, de Moïse à Samson, c’est de lui-même qu’il parle ou lui-même qu’il chante. Il a été incapable de sortir de soi-même pour trouver l’oubli de soi en autre chose ou pour s’identifier avec qui que ce soit d’autre. « Je suis fatigué de moi à en mourir » (L., p. 322, note).
Cette introversion est restée une aperception massive du moi et de tout son contenu. Nous aurons à voir que Vigny n’a pas été philosophe et pourquoi il ne l’a pas été. L’introversion ne peut donc avoir eu sur lui l’effet de produire une analyse abstraite du moi comme elle l’a produit chez le sentimental Biran et même chez l’autre sentimental Amiel. Vigny n’entreprend jamais de discerner le moi pur de ses déterminations pour en reconnaître la constitution. Quand il se replie sur lui-même, c’est sur son moi plein, afin d’en éprouver le pathétique.
A ce moi ainsi rempli de toutes ses affections il donne suivant les circonstances bien des noms : il l’appelle imagination, pensée; de tous ces noms celui qui convient le mieux est le terme privilégié par Vigny lui-même, celui de rêve ou plutôt de rêverie (cf. réf. dans L., pp. 42, 89, 178, 314). C’est la rêverie qui remplit la meilleure partie de sa vie; elle est un mélange indiscernable d’émotions, d’images et de réflexions, d’inspiration et de travail. L’inactivité du poète le fait se complaire à la rêverie parce que c’est une oisiveté; p.599 mais comme cette oisiveté s’accompagne d’une vie variée, il réclame pour elle le beau nom de travail. qui est vérifié par les quelques vers qu’il en fait émaner. Il l’a dit dans son discours à l’Académie : « Le travail du poète, c’est la rêverie. »
La caractérologie peut rendre la critique littéraire plus sûre. Brunetière a écrit : « On naît pessimiste, on ne le devient pas. » Il a raison en ce sens que le pessimisme est une relation entre le milieu et le caractère de l’individu et que, dans la mesure où il implique le caractère, il n’est pas acquis. C’est le cas de Vigny : sa mélancolie était prédéterminée à la fois par son essence de sentimental et, nous ajouterons, son médiocre pouvoir d’analyse intellectuelle. — mais, objectera‑t‑on, cela n’est pas vrai pour tous les caractères. car un autre homme, moins disposé au pessimisme, peut y être amené par des expériences particulièrement cruelles. Oui, mais il sera encore vrai alors que la manière dont il sera pessimiste dépendra de son caractère, vrai aussi que, si par pessimisme on entend de préférence un pessimisme affectif, métaphysique, senti à la façon de Vigny, on pourra dire qu’il est congénital. — Même dans ce cas l’assignation d’une condition caractérologique ne permet pas de ne pas tenir compte de l’influence du temps. Ce n’est pas tout de suite au premier âge, sinon sous une forme atténuée, que le pessimiste de nature éprouve et manifeste son pessimisme. Vigny, Biran ont connu dans leur jeunesse de « bons moments », de l’ardeur, de l’enthousiasme : mais cet essor devait être assez court, même si, comme il est arrivé aux deux, le cours ultérieur des événements ne devait pas leur être défavorable. Dès lors il est indiscutable que, s’ils sont devenus pessimistes, c’est principalement en raison d’une détermination congénitale d’eux‑mêmes, qui était l’association de l’inactivité et de la secondarité à l’émotivité.
De même Vigny a pensé à lui-même en faisant dire à Chatterton : « En toi le rêve a tué l’action ! » Diagnostic insuffisamment exact. Il est vrai que Vigny s’est absorbé dans le rêve, mais le rêve n’a rien tué en lui, parce que cette prédominance du rêve p.600 présupposait déjà qu’il n’avait aucun don pour l’action. Il a senti assez vite, puis il a avoué qu’il s’était trompé sur lui-même en désirant la carrière militaire (L., pp. 25‑30)
« Ce ne fut que très tard que je m’aperçus que mes services n’étaient qu’une longue méprise et que j’avais porté dans une vie active une nature contemplative » (Serv. Gr. mil., p. 16).
Ce qui s’est passé est caractérologiquement très clair : comme à tout sentimental son besoin de grandeur, uni à l’influence de son milieu d’enfance, lui a fait ressentir le besoin de la gloire militaire; mais cette impression était toute poétique et devait le rester, car par nature il était profondément inactif. Le rapprochement avec Vauvenargues est ici frappant : ils n’ont jamais sympathisé l’un ni l’autre « avec les jeunes officiers ».
c) Goût de la solitude. — Aucun goût ne se constate plus régulièrement chez les sentimentaux purs que l’amour de la solitude. Ils s’y retrouvent; ils y sont protégés contre les blessures d’autrui; ils y jouissent d’eux‑mêmes et du cours puissant de leur vie intérieure. Ce serait un argument grave contre le diagnostic suivant lequel Vigny est un sentimental s’il n’aimait pas la solitude. — En fait les témoignages sont aussi nets qu’on peut le désirer. Il a exprimé en vers et en prose son attachement pour la vie solitaire; il a fini par s’y réfugier. Il y trouve à la fois la fatalité et le repos. La solitude dans le génie (Moïse), la solitude dans la pitié (Éloa), la solitude dans l’amour (Samson), la solitude dans le bonheur (La Maison du Berger), comme la solitude dans le malheur (La Mort du Loup), bref partout et toujours l’immense et cruelle solitude, aussi cruelle qu’héroïque, voilà, conclut Lauvrière d’après Bourget, Vigny d’après son œuvre. mais trouverait‑il si grande la solitude s’il ne la rencontrait et même ne la cherchait à chaque instant dans la vie. Il exprime vivement dans Stello (L., pp. 144‑5) combien le social, la tyrannie des autres lui répugne. « En vérité je vous le dis, l’homme a rarement tort et l’ordre social toujours ». Son besoin p.601 d’indépendance est farouche : il lui a rendu l’armée insupportable, il l’écarte des couvents et des associations, il l’empêche d’adhérer à un parti, il le détourne même de la vie mondaine : « Quand le soir on revient du monde des salons, on s’étonne d’avoir changé son caractère et de s’être renié dix fois soi-même » (L., pp. 264‑5).
Ce fut ce goût pour la solitude qui l’a amené au Maine‑Giraud. Il y eut d’abord entre la campagne et lui comme des fiançailles ; il était venu à la nature avec l’aimable illusion d’y trouver un refuge. En fait il y trouva surtout l’ennui, et à cette occasion nous retrouvons en Vigny cette profonde disposition à l’ennui qui révèle tous les sentimentaux. Les autres hommes connaissent l’ennui; les sanguins s’ennuient dès que les contacts avec les autres leur manquent. Rares sont parmi eux les hommes chez qui l’ennui s’établisse d’une manière durable et profonde parce que leurs intérêts se sont usés et que la dissolution des désirs les livre sans remède à leur inactivité. Vigny a sa place parmi ces victimes de l’ennui congénital; il en a donné quelques expressions qui sont parmi les plus frappantes : « ... L’ennui est la grande maladie de la vie; on ne cesse de maudire sa brièveté et toujours elle est trop longue puisqu’on ne sait qu’en faire. « Qu’est‑ce que l’homme? Un être créé pour vivre d’ennui et mourir d’ennui un beau jour » (L., p. 266).
Cette propension à l’ennui manifeste le concours de deux traits, l’un foncier, l’autre dérivé du caractère de Vigny. Le premier est toujours l’inactivité, le second est l’ascétisme propre aux sentimentaux par lequel ils se distinguent nettement de leurs voisins, les nerveux. Cet ascétisme a une nature propre qu’il faut préciser et il est curieusement compatible avec un laisser‑aller de fond. Il ne manifeste pas un effort sur soi, une victoire sur une tentation. Au contraire il est immédiatement congénital, naturel ; c’est une impuissance, l’inaptitude aux jouissances sensibles. Les sentimentaux ne sont pas doués pour le plaisir. Leur gourmandise est médiocre : ils ne se soucient guère de chercher un bon repas. Leur sexualité est faible ou ses manifestations sont inhibées par la p.602 paresse, la timidité, le respect d’autrui, la méfiance, la dignité, le sens de la loi. Les plaisirs sociaux ne les attirent pas ou même ils y répugnent, soit parce qu’ils détestent les formalités, soit parce que la mondanité ne leur agrée guère. Beaucoup moins sensibles que les nerveux aux sollicitations de l’instant, ils se rapprochent, par l’influence de la secondarité et certains effets de l’inactivité, des apathiques et des flegmatiques entre lesquels ils paraissent souvent des intermédiaires. — C’est ce que vérifient pour Vigny les confessions sur lui-même. Il est « né sérieux jusqu’à la tristesse » (L., p. 263). A qui lui conseillait de se distraire, il répond :
« Vous me parlez de distractions. je n’en ai pas; et quand je rencontre ce qu’on nomme de ce nom, j’avoue que mon âme absorbée ne les voit et ne les entend qu’avec peine » (Corresp., p. 234). Voyager même, ce qu’il a désiré et rêvé, lui demande bientôt trop d’effort : « Voyager, dites‑vous? Que signifie le voyage? Quand même je serais transporté tout à coup à l’île d’Hong‑Kong ou à Grenade, que ferais‑je? Un coup d’œil me révélerait tout le pays, un coup de crayon m’en conserverait l’aspect. Puis ce moment passé je reprendrais mes rêves de philosophie, mes extases de poésie, mes songes de métaphysique ». (Journal, p. 288).
On voit dans ce texte comment, en cédant à la pression sourde et constante de l’inactivité, Vigny finit comme trop de sentimentaux par se livrer à la dialectique dissolvante dont la conclusion est : A quoi bon? Comment n’eût‑il pas fini par se noyer dans l’ennui? « La vie me lasse et ne me donne de plaisir nulle part » (Journal, p. 147). La solitude a fini par dévaster Vigny.
d) Contradictions intérieures et indécision. — On peut présumer que ce besoin de solitude manifeste, pour une part au moins, un besoin de repos. Non seulement tout est obstacle pour un inactif et la lutte indéfiniment renouvelée le fatigue, mais la conscience ne doit pas cesser d’être agitée quand elle vit dans une condition antinomique qui procède de sa constitution propre. Personne n’a été plus ordinairement déchiré de contradictions que Vigny. Il regrette que la noblesse ait perdu son éminente situation d’antan, mais il boude à la monarchie, même quand celle‑ci l’invite, et il se tient à p.603 l’écart des nobles en place; il entre impatiemment à l’armée, mais c’est pour y découvrir son esprit d’indépendance et y faire des vers ; il se croit légitimiste, mais il est libéral en religion et en art, tout en détestant ceux qui font par scepticisme profession d’irréligion. Il adhère à la révolution de 1848, mais l’égalité politique lui fait horreur (cf. textes chez L., p. 249, n. 2 ; p. 305, n. 2). La même année 1843, il défend la civilisation urbaine et propriétaire dans La Sauvage et célèbre la spontanéité anarchique dans La Mort du Loup.
Cette inconsistance intime, qui s’explique parfaitement par la divergence des propriétés constitutives de son caractère, dont chacune est poussée à un haut degré, devait produire une sorte d’éclatement de sa nature, un dédoublement esthétique, qui s’est révélé dans l’opposition entre les personnages de ses œuvres. Le diagnostic qui fait de Vigny un sentimental trouve une vérification qui n’est pas négligeable dans le fait fréquent que les personnages de ses écrits et certains actes de sa vie incarnent, souvent en les dissociant, le nerveux et le flegmatique dont le caractère sentimental se présente comme la composition. Le nerveux, c’est Stello, ou Chatterton, l’admirateur de Byron, et aussi l’amant de Marie Dorval, bref le poète; le flegmatique, c’est le Dr Noir, le Quaker, l’amiral Collingwood, l’Anglais idéal admiré par Vigny, même le capitaine Renaud; c’est ici et partout le moraliste digne et sévère, honni dans un vers du nerveux large Francis Jammes.
La contradiction intérieure dans l’action quotidienne, c’est l’indécision, une des propriétés caractéristiques des sentimentaux. Vigny n’y échappe pas. Ses contemporains signalent les hésitations par lesquelles il compromettait le lancement de ses œuvres théâtrales ou poétiques. Arsène Houssaye, pour la reprise d’Othello et pour la représentation de Chatterton, s’irritait de son indécision. Par une appréhension qui touchait à la résignation présomptive, il refusa Chatterton à la Gaieté, Othello à l’Ambigu (L., p. 250). A l’égard de Louis‑Philippe et de Napoléon III il fait un pas en avant, p.604 deux en arrière. Il n’est constant qu’en amitié, hardi que pour servir autrui (L., pp. 254‑8).
Dans cette indécision se révèle comme toujours un défaut de confiance en soi, qui est ordinaire chez les sentimentaux, avoué chez Vigny. Parmi toutes les expressions qu’il donne de sa faiblesse intérieure, la plus intéressante est son besoin de l’approbation der autres. On lit dans son Journal (publié par Ratisbonne, Paris Delagrave, 1926, p. 30) :
« La réputation n’a qu’une bonne chose, c’est qu’elle permet d’avoir confiance en soi et dire hautement sa pensée entière ». Il écrit de même candidement à Lamartine qui le félicitait : « Je ne puis trop vous remercier de m’avoir laissé suivre la trace de vos émotions; j’ai besoin d’être raffermi pour croire en moi-même » (Corresp., p. 10).
Ces textes sont de ceux qui font le mieux pénétrer dans la sensibilité du sentimental en général et de Vigny en particulier. Ce qui compte pour le sentimental, c’est le moi; mais à cause de l’inactivité ce moi est faible, sans vigueur, incertain de lui-même. Ce ne peut donc être que dans le témoignage d’autrui qu’il trouve l’importance, l’estime, bref la valeur de soi. Comme le nerveux, par la vanité, se reflète dans la belle image qu’à l’occasion l’évaluation d’un autre lui donne de lui-même, au point qu’il cherche à la provoquer, le sentimental cherche à recueillir un jugement favorable d’autrui sur quelqu’une de ses expressions pour y trouver le témoignage objectif de sa propre valeur. Mais la méthode ne lui réussit guère, car d’abord l’effet de ce témoignage s’use; de plus, à cause de sa vulnérabilité, il souffre plus des réserves faites sur lui que de l’admiration qui lui est accordée; enfin il se demande bientôt si celui dont le jugement l’a réconforté était bon juge et notamment compétent pour juger. Tout cela renouvelle une petite fièvre où se retrouve cet aller et retour qui alternativement entraîne le sentimental à sortir de la solitude, puis le force à y rentrer.
e) Manque d’esprit pratique. — S’il y a une propriété qui révèle un sentimental, c’est celle par laquelle il s’oppose le plus nettement p.605 à un sanguin, le défaut d’esprit pratique. Si Vigny est un sentimental typique, il doit manquer d’esprit pratique au plus haut degré, être maladroit dans les affaires d’argent, dans les rapports avec autrui, dans la conduite sociale de la vie. Malheureusement en effet pour Vigny, sa vie a toujours témoigné de sa maladresse pratique de manière à ne permettre le doute à aucun observateur. Sa mère, sans doute une EAS dont il parle comme on parle d’un magistrat (L., p. 4, n. 2), envers qui il a toujours été très docile, veut lui faire faire un mariage qui renfloue la fortune familiale : elle écarte Delphine Gay et fait épouser à son fils Lydia Bunbury sur la réputation de sa fortune paternelle; mais ni la mère ni le fils ne se sont préoccupés de faire assurer l’avenir de la jeune femme par son père de sorte que le mariage dont on voulait faire une bonne affaire s’est révélé une mauvaise. Si les choses se sont moralement arrangées, c’est par la vertu de Vigny qui s’est toujours affectueusement dévoué à sa femme, devenue bientôt laide, impotente et malade.
Noble et monarchiste il eût dû être en faveur à la cour : il n’avait aucun des défauts du courtisan, maladroit par esprit d’indépendance, refusant de solliciter sinon pour autrui. — Le monde devait bien l’accueillir à cause de son nom et de son talent et il l’a bien accueilli : mais lui ne l’aime pas et s’en écarte peu à peu. Comment comprendre alors qu’il ait sollicité une fonction diplomatique? — Enfin il n’a jamais pu approcher d’Hugo dans l’art de se faire connaître et valoir par la réclame littéraire et publicitaire. Vigny écrit dans son Journal :
« Vile publicité ! toi qui n’es qu’un pilori où les profanes passions viennent nous souffleter » ai-je dit dans Chatterton. Les auteurs s’en occupent trop. L’un court après les articles de journaux; l’autre après les opinions de salon qu’il cherche à former. Peines perdues ! » (Journ., p. 193).
Il avait conscience et fierté de sa maladresse à brusquer l’opinion pour lui imposer son nom; mais cette conscience l’amenait à une dialectique dont l’expression est un document important sur son caractère, car elle constitue un des moments les plus p.606 intéressants de la psychodialectique de Vigny, c’est‑à‑dire de sa réaction sur lui-même. Elle se trouve dans son journal non loin (p. 183) du passage qui vient d’être cité : « Il ne faut désirer la popularité que dans la postérité et non dans le temps présent ». Ce texte est au carrefour d’une variété très grande de tendances dont on marque l’essentiel en disant qu’il spécifie sous la forme d’un appel à l’avenir lointain, post mortem, que tous, inactifs ou actifs, ne peuvent qu’espérer, l’ambition aspiratrice que nous allons avoir bientôt à considérer.
f) Mélancolie. — L’humeur dans laquelle ces traits de caractère doivent venir converger est la mélancolie. Faut‑il aligner des textes du Journal, de la Correspondance ou des œuvres de Vigny pour avérer qu’il est un mélancolique? Nous en avons déjà rencontré plusieurs : un les résume tous : « Ma tristesse née avec moi » (Corresp., p. 45). De sa vulnérabilité, de l’expérience quotidienne de la peine que lui coûte toute action imposée à son inactivité, de son impuissance philosophique à l’analyse, dont nous aurons à marquer l’importance, de l’échec métaphysique de sa pensée doit résulter sa disposition à ne voir et surtout à ne retenir que les aspects négatifs de l’expérience. A l’inverse de ce qu’exige le salut d’une âme, la valeur positive n’est pour lui que la médiation de la valeur négative. De tout bien il ne voit que les limites ou les contraires et il est naturel qu’il lui paraisse en définitive une perfidie de Dieu.
L’essence de cette mélancolie, dont l’expression intellectuelle, au reste peu élaborée par lui, est le pessimisme, trouve sa plus pure expression dans l’attitude du poète à l’égard de la religion. En gros on est antireligieux pour deux raisons bien différentes et même opposées. Ce peut être, comme beaucoup de sanguins, par défaut d’affectivité et d’aptitude à la systématisation : on est alors antireligieux, et plus précisément non‑religieux, par impuissance à sympathiser avec les sentiments qui se composent dans le besoin de Dieu. Mais ce peut être au contraire parce que, soit pour des raisons tenant à la structure d’une confession, soit par un défaut de p.607 souplesse du sujet, le plus souvent pour les deux causes qui en définitive n’en font qu’une puisque sujet et objet s’unifient à leur rencontre, les formes sous lesquelles la religion s’offre aux exigences religieuses d’un sujet les heurtent, au lieu de les satisfaire. Ce cas, nous l’avons vu, est fréquent chez les sentimentaux. Vigny n’échappe pas à la règle. Il semble avoir tout ce qu’il faut pour être religieux. Il a été élevé par sa mère, qui a exercé sur lui une grande influence, dans la religion catholique. Ses idées sociales sont d’abord traditionalistes. Chaque fois qu’une souffrance grave l’ébranle, par exemple à la mort de sa mère, il retrouve la prière, parle un langage chrétien. Ses préoccupations les plus profondes sont métaphysiques et affectives, donc religieuses. Et pourtant il ne croit pas et proclame son impuissance à croire. Sa piété prend dans ses poèmes la forme négative de l’imprécation. Va‑t‑il donc s’associer aux sceptiques? Non, il déteste les hommes irréligieux par indifférence. S’il est un sceptique lui-même, son scepticisme est le contraire d’un scepticisme léger, c’est un scepticisme angoissé.
Ainsi Vigny vérifie ce trait des sentimentaux les plus typiques qu’ils unissent la disposition au sentiment religieux à l’impuissance à s’intégrer dans une confession. On peut y voir, par l’analyse même du caractère de Vigny, l’effet d’une opposition entre l’émotivité secondaire, qui favorise l’affectivité systématique, métaphysique et religieuse chez les sentimentaux comme chez les passionnés, et l’inactivité, qui interrompt l’élan intérieur et renverse l’influence de la secondarité en en faisant la condition d’une réflexion condamnée à devenir critique par la chute de l’émotion. La foi de Vigny, comme ses autres sentiments, s’enflamme pour retomber et sa religiosité finit par s’achever dans l’inconséquence de maudire Dieu au moment où l’on nie son existence.
g) Honnêteté. — Comme chez beaucoup de flegmatiques que leur froideur détourne de l’esprit religieux, ce que la religion laisse et doit laisser à sa place dans l’âme de Vigny, c’est la morale. Il écrit : « La morale, c’est l’axe du monde, c’est la sève de la terre, p.608 c’est l’élixir de la vie des hommes » (L., p. 23). — Le premier témoignage de cette réduction se trouve dans l’ordre théorique. L’honneur a pour Vigny une valeur comparable à celle du devoir et il rapproche souvent les deux mots. Mais on comprend caractérologiquement qu’il préfère l’honneur. Le devoir est un terme abstrait mieux fait pour un flegmatique philosophe qui s’est proposé de dégager l’essence universellement valable de la moralité. Charge-t‑on le devoir d’émotion, le relie‑t‑on aux groupes concrets, l’armée, la noblesse, le mariage, il devient l’honneur. Si l’honneur est, comme le pense Vigny, la poésie du devoir, il est le devoir tel qu’il doit apparaître à un poète. De ce point de vue Servitude et grandeur militaires est l’expression maîtresse de l’essence morale de la sensibilité de Vigny.
Mais la morale n’a pas seulement pour le sincère Vigny un intérêt théorique, car, faute de disposition pour la réflexion analytique, il est malgré son inactivité tout autre chose qu’un spéculatif. Aussi la morale fournit‑elle à sa vie entière le soutien d’une dignité qui ne se dément pas, ou guère puisque après tout tout homme est faillible, d’une extrémité de sa vie à l’autre. Cette dignité est de forme et de fond. C’est le débraillé des amis de Hugo qui semble, après la première d’Hernani, l’avoir écarté du Cénacle. Sous la réserve de l’entraînement qui l’a brusquement jeté dans les bras de Marie Dorval, il a pris soin d’éviter dans sa propre vie tout ce qui ressemblait à du désordre. A l’égard de ses parents il fut le fils le plus déférent et le plus aimant ; envers sa femme il a été l’époux le plus dévoué. Il a été fidèle, au moins de cœur, à ses amis, même à ceux qui, comme Hugo et Sainte‑Beuve, n’ont pas toujours été aussi délicats envers lui. A l’égard des Chatterton français de son temps il a été, malgré son inactivité, le protecteur le plus discret et le plus bienfaisant, sollicitant instamment pour les autres, bien qu’il n’ait jamais sollicité pour lui-même. Il n’a intrigué, ni pour l’argent, ni pour les places, ni pour la gloire, et il a consacré son art et son âme aux sentiments et aux méditations les plus nobles auxquels on puisse se vouer. p.609 H. de Lagardie a exprimé le jugement unanime en écrivant de sa vie : « Nulle bassesse, nulle petitesse, nulle intrigue ne l’a ternie; ni pour la fortune, ni pour le succès, Alfred de Vigny ne s’est abaissé; fier — orgueilleux si l’on veut —, il a toujours eu ce respect de soi-même, cette crainte de déchoir qui distingue les stoïciens. C’est une de nos gloires littéraires les plus pures » (L., p. 372, n. 2).
h) Ambition aspiratrice. — Nous pourrions allonger cette liste de propriété dont la possession par Vigny vérifie sa qualification de sentimental ; nous allons la clore en montrant au centre de son caractère ce que, pour opposer les sentimentaux aux passionnés, nous avons appelé l’ambition aspiratrice. En conformité avec ce que nous avons vu, celle‑ci consiste essentiellement dans la rencontre et le conflit dans une même conscience d’une exigence idéale, définie par des fins élevées, animée par une forte énergie affective, et d’une impuissance, déterminée par l’inactivité, à réaliser les fins conçues dans le domaine empirique. Chez un passionné l’idéal nettement représenté et intensément désiré entraîne l’action; chez un sentimental, le blocage opposé par l’inactivité est trop grand de sorte que l’action ou ne suit pas ou cesse bientôt de suivre. Cette impossibilité finit par provoquer le sentiment de l’inadéquation définitive des déterminations à la valeur. L’infinité reconnue dans la valeur par le sujet, en raison à la fois de sa tension et de l’indétermination de sa visée, discrédite les déterminations qui s’offrent à son imagination pour la réalisation objective de cette visée. C’est ce passage de la préconception de l’idéal à l’impossibilité d’instituer dans l’objet des déterminations suggérées par lui qui constitue essentiellement l’ambition aspiratrice. Mais, toute impuissante qu’elle soit, elle reste ambition et comme telle, à cause de l’intensité des forces affectives qui l’alimentent, elle n’est pas du tout équivalente à un défaut d’idéal. Nous n’emploierons pas ici le terme de sublimation, qui discrédite la conversion de l’ambition réalisatrice en aspiration, parce que ce terme aboutit à en faire p.610 méconnaître la valeur propre ; mais il faut bien reconnaître que cette conversion est défavorable aux réalisations matérielles ou sociales de l’idéal conçu. De ce point de vue il y a trahison de la valeur; mais, de bien d’autres, l’ambition aspiratrice retrouve ou peut retrouver son prix. De ce prix on ne peut au reste donner une expression unique : il dépendra de l’orientation imprimée à l’ambition aspiratrice par la psychodialectique du sujet ; éventuellement elle fait de l’homme un écrivain ou un artiste, comme il arrive pour Vigny, ou elle entretient la réflexion métaphysique, ou encore elle favorise la conversion religieuse, et ainsi de suite. Toujours elle prend une forme qu’au sens large de ce mot on peut dire pédagogique, suivant la loi d’après laquelle l’inactivité gêne l’efficacité objective d’un sentiment, mais en favorise l’irradiation subjective à l’intérieur de l’individu et dans la société.
Que Vigny ait été, au plus profond de lui-même et constamment, travaillé par l’ambition aspiratrice, c’est ce que vérifient de nombreux témoignages, exprès ou implicites. — En ce qui concerne d’abord le début, la première phase de cette dialectique émotionnelle, les textes abondent :
« ... Je sentais en moi un immense désir de produire quelque chose de grand et d’être grand par mes œuvres » (L., p. 17). Ainsi il entre à l’armée pour conquérir la gloire militaire, dans les lettres pour gagner la célébrité littéraire :
Ce n’était qu’élan brusque et qu’ambitions folles,
Qu’entreprise avortée et grandeurs en paroles...
Bonaparte ou Byron, poète ou capitaine...
(La Flûte).
Cette ambition est de même essence que l’inspiration dans l’art : « Je ne sais pourquoi j’écris, mais je sens en moi le besoin de dire les idées que j’ai en moi et qui veulent sortir » (L., p. 316). Mais cet élan qui n’est que l’expansion de la spontanéité est condamné chez l’inactif à tomber vite. C’est en effet l’activité qui, en convergeant avec les idées favorables à un désir, le change en volonté. Si l’activité est forte, la volonté, compte tenu de l’influence des idées, l’est aussi ; si l’activité est faible, la volonté reste débile. Aux premières difficultés celle du sentimental faiblit : « L’imagination, écrit Vigny dans Stello (p. 242‑3), est inconstante autant qu’une créature de quinze ans recevant les premières impressions de l’amour ». C’est le second temps : l’émotion tombe, l’inactivité interrompt l’action. La désillusion apparaît, telle que Vigny l’a pressentie à seize ans, aussitôt après avoir revêtu son nouvel uniforme de mousquetaire. De même il arrive, au degré près, à tout homme, quand, sortant de l’épreuve de la valeur, il est rendu à lui-même, et dans la mesure où il se retourne vers son passé, comme le sentimental y est prédisposé plus que personne, de brusquement douter s’il n’a pas été abusé par un mirage.
Observons maintenant que la secondarité et particulièrement la disposition du sentimental à la réflexion sur soi-même engendre ou au moins favorise la conceptualisation de cette expérience. Les deux temps de cette dialectique émotionnelle se dessèchent en deux notions, celle de l’idéal inaccessible et celle de l’échec humain, baignant dans un milieu existentiel qui, suivant son orientation, peut les utiliser diversement. Leur opposition devient le schème de toutes les spécifications de cette orientation. — Une analyse minutieuse en retrouverait une grande variété dans l’œuvre de Vigny. Rappelons‑en deux ou trois échantillons. Comme l’échec ne se comprend que par l’idéal et qu’il doit se produire fatalement quand l’idéal est inaccessible, l’échec humain devient d’abord l’expression de la grandeur malheureuse de l’homme, telle que la dépeint diversement Vigny dans Moïse et dans Chatterton. Mais puisque, malgré la noblesse de l’esprit humain, l’idéal a par son inaccessibilité causé l’échec de l’humanité, il en est devenu responsable et en conséquence il apparaît comme une expression de la perfidie, ou au moins de l’insensibilité divine. Delà on glisse aisément au plus caractéristique, et, si on peut dire, au plus caractérologique des thèmes de Vigny. Si l’homme qui, par son désir de l’idéal, révèle sa noblesse, est victime de la dureté de la nature et de Dieu, il ne lui reste, comme au loup mourant, qu’à se taire en méprisant ce qui l’accable.
224. C) Opposition du caractère de Vigny aux autres caractères.— Dans le caractère de Vigny nous avons considéré d’abord les éléments constitutifs : en les rapprochant nous avons été conduit à la conclusion que Vigny est un émotif‑inactif‑secondaire. Il nous a fallu alors vérifier ce premier diagnostic en examinant si la vie et l’œuvre de Vigny, telles que lui-même et ses biographes nous les font comprendre, manifestaient les propriétés du sentimental. La concordance entre les deux inductions, l’une portant sur les éléments, l’autre relative à l’unité syncrétique du caractère, est aussi satisfaisante que, dans une matière aussi délicate et en l’état actuel des recherches, on peut le désirer. Nous allons, à titre de nouvelle confirmation, esquisser une troisième argumentation en déduisant, d’après les conclusions issues des deux premières, quelle a dû être l’attitude de Vigny à l’égard des hommes d’autre caractère que le sien, puis en cherchant si les textes s’accordent avec ce que cette déduction indique.
En tant que sentimental et, plus précisément, de sentimental voué à la poésie, Vigny doit se sentir proche des nerveux; mais la secondarité maintient entre ceux‑ci et leurs voisins sentimentaux une différence assez nette pour que cette différence doive se reconnaître dans les jugements des uns sur les autres et notamment, pour notre recherche actuelle, dans les jugements d’un sentimental sur les nerveux. Que pense donc Vigny, soit des hommes qui sont proprement des émotifs‑inactifs‑primaires, en tant qu’ils en sont, soit en général de toute manifestation de l’émotivité primaire dont le caractère nerveux est le centre de diffusion? A cette double question les témoignages répondent avec la précision souhaitée et il est encore remarquable que deux familles de jugements de Vigny se référant à la physionomie mentale des nerveux expriment toujours la subdivision, le fractionnement, déjà allégué, de Vigny sentimental en un nerveux et un flegmatique.
En tant que nerveux, ou si l’on préfère, que semi-nerveux, Vigny sympathise avec la vivacité puissante de l’affectivité nerveuse, avec sa richesse et sa promptitude d’émotions. C’est ainsi qu’il admire, célèbre, imite Byron (L., pp. 69‑70), de même qu’il pleure en lisant Lamartine (L., p. 42). Mais plus grand est son attrait vers le poète Byron, plus caractéristiques sont ses réserves sur sa philosophie de la vie. En tant que flegmatique, ou encore comme semi-flegmatique, il se refuse à suivre Byron son modèle dans les régions de l’horreur et de la révolte où le démon de la perversité (cf. p. 196), l’entraîne trop souvent (L., p. 75) : les préoccupations morales de Vigny, son sentiment de la mesure, son aversion à l’égard de tout excès l’amènent à substituer à un romantisme plus d’une fois tapageur et déclamatoire un romantisme intime et méditatif. En dehors de la littérature, même division du cœur de Vigny. Tout ce qui lui paraît manifester l’inconstance et l’indiscipline des sentiments lui déplaît : il trouve les populations méridionales trop vives (Corresp., p. 9), il blâme même en Mme Dorval sa « gaieté bruyante » (L., p. 37), sans que cela puisse l’empêcher d’éprouver pour elle la passion d’Alceste pour Célimène, conformément au destin qui asservit tant de sentimentaux à des nerveuses, préparées à les décevoir par la mobilité de leur cœur.
C’est de tous les primaires, mais particulièrement des sanguins, que Vigny se sépare quand il s’écarte de la vie sociale et mondaine et même s’en indigne. Rappelons le texte le plus net :
« Quand le soir, écrit‑il, on revient du monde des salons, on s’étonne d’avoir changé son caractère et de s’être renié dix fois soi-même » (cf. L., p. 264).
Chez Vigny se reconnaît, aussi nettement qu’on peut le désirer, la tendance, congénitalement de plus en plus forte et si fréquente chez les sentimentaux, à associer le conformisme de la vie extérieure à la. condamnation de l’ordre social dans sa généralité, suivant ce p.614 que l’on pourrait appeler un anarchisme secret. On lit dans Stello :
« Tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule... 1’homme a rarement tort ; l’ordre social toujours » (L., pp 241‑2).
Ces déclarations n’expriment pas le sentiment d’un personnage de roman, qui dénierait les opinions de l’auteur, car on retrouve le même dans le Journal :
« L’ordre social est toujours mauvais » (L., p. 242, n. 1).
Un autre texte révèle l’influence de l’inactivité dans cette évaluation spontanée :
« ... L’application des idées aux choses n’est qu’une perte de temps pour les créateurs de pensées » (L., p. 242).
Il n’y a pas besoin de chercher d’autre explication à l’insuccès social de Vigny, par lequel il s’oppose diamétralement à la sociabilité pratique des sanguins.
Cela devait entraîner une condamnation de l’action, qui le prédispose contre les plus puissants des actifs, les actifs‑émotifs. Contre Napoléon, le jeune Renaud dans Servitude et grandeur militaires exprime en désordre tous les sentiments que peut provoquer en Vigny le spectacle de l’action des autres,« de ces hommes qui s’étourdissent par l’action sur toute chose et dont l’assurance écrase les autres en leur faisant penser que la clef de tout savoir et de tout pouvoir est dans leur poche et qu’ils n’ont qu’à l’ouvrir pour en tirer lumière et autorité infaillibles. Je sentais que c’était là une force fausse et usurpée. Je me révoltais, je criais : « Il ment! son attitude. sa voix, son geste ne sont qu’une pantomime d’acteur. une misérable parade de souveraineté dont il doit savoir la vanité. Il n’est pas possible qu’il croie en lui-même aussi sincèrement. Il nous défend à tous de lever le voile, mais il se voit nu par‑dessous. Et que voit‑il? un pauvre ignorant comme nous tous et, sous tout cela, la faible créature! »
Dans son rapport avec les passionnés Vigny illustre exactement la conduite ordinaire du sentimental. Par l’effet du groupement ES, commun aux deux caractères et qui inspire l’ambition, le sentimental commence par partager l’ambition du passionné. On peut dire qu’il part comme lui. Vigny jeune a suivi d’abord de son enthousiasme tous les mouvements qu’il a vus naître autour de lui : malgré les sentiments des siens il a rêvé de guerre à la suite de l’Empereur pendant sa jeunesse, puis il a partagé les fièvres politiques de 1848, et ainsi de suite. Mais bientôt ce qui se fait blesse son sentiment trop pur de l’idéal. Les excès auxquels trop d’action entraîne bientôt beaucoup d’actifs rejettent Vigny vers l’inactivité, il se sépare de ceux qu’il admirait pour revenir vers des secondaires moins ardents, mais plus fidèles; et il élève l’amiral Collingwood au‑dessus de Napoléon.
Vigny a toujours exprimé sa sympathie pour ce qu’il appelle les Anglais, le caractère anglais, bien qu’il ait toujours souffert de ne pas y trouver le mouvement de l’esprit français. Dans cet Anglais typique, tel au moins que le voit la majorité des Français, ce qu’il estime, c’est le secondaire assez froid pour pouvoir inhiber la manifestation de ses sentiments. Cette estime ne peut étonner. Cet Anglais typique est un flegmatique : entre le flegmatique et le sentimental, si du moins leur secondarité est suffisamment élevée, se trouve ce trait commun que la secondarité doit se subordonner aisément le produit de l’activité et de l’émotivité, chez le premier, parce que ce produit est diminué par la diminution de l’émotivité, chez le second, par celle de l’activité. Cela crée entre sentimentaux et flegmatiques une ressemblance assez marquée pour que chacun se retrouve, jusqu’à un certain point, dans l’autre de manière à l’approuver.
En toutes ces données, dont la liste est assez longue, tout confirme le diagnostic que Vigny est un sentimental.
225. D) Individualité plénière de Vigny. — Ce premier résultat acquis, nous pouvons faire un pas de plus dans la connaissance et l’intelligence de la personnalité de Vigny et passer de la caractérologie générale à la caractérologie sérielle en ajoutant la considération de propriétés supplémentaires à celle des propriétés constitutives de l’individualité de Vigny. Dans cette nouvelle étude nous devrions, si nous poursuivions l’analyse méthodique de l’âme de Vigny pour elle‑même, énumérer, aussi complètement que possible, toutes les propriétés supplémentaires qui, manifestant, comme d’ailleurs les propriétés constitutives, les lois mendéliennes de l’hérédité, ont spécifié le caractère général du poète : ce sont notamment les tendances, les modes de la perception sensorielle, les aptitudes intellectuelles, aussi précisément distinguées que possible. Il suffit à notre objet présent que nous reconnaissions les plus importantes d’entre elles. Nous retiendrons le tempérament corporel l’étroitesse du champ de conscience, la sexualité masquée, la faiblesse analytique de l’intelligence théorique.
a) Tempérament. — Tout homme a un corps, fort ou débile. Ce corps est ce qu’il est, en dehors du caractère. Des passionnés peuvent être grêles et frêles et, durant leur vie, leur caractère violente leur corps ; des apathiques peuvent être vigoureux, mais leur vigueur peut affecter leur profession, elle ne change pas le rythme de leur vie. Malgré cela il reste vrai que, toutes choses égales d’ailleurs, la destinée d’un homme doit être favorisée ou défavorisée, et toujours spécifiée par la nature et la puissance de son corps, telles qu’elles résultent du concours de ses fonctions organiques : ce que nous appelons son tempérament. Danton était un colérique à fort tempérament et son organisme permettait à son activité d’atteindre à son plein rendement ; Voltaire était un sanguin à faible tempérament, et, si sa sur‑activité pliait son corps à ses exigences, ce n’était pas sans qu’il en sentît la gêne et l’embarras.
Vigny n’a jamais disposé que d’un tempérament débile. Il a été « le plus faible et le dernier » de quatre enfants, dont les trois premiers étaient morts en bas âge. Il fut toujours délicat de santé, faisant figure au collège d’enfant un peu souffreteux, atteint à l’armée de « pneumonie chronique et d’hémoptysie assez fréquente » (L., p. 26). On peut être tenté d’expliquer le pessimisme de Vigny p.617 par ces circonstances défavorables. Ce serait céder à l’habitude de rendre raison de la vie et de l’œuvre d’un homme par le dehors. Vigny vécut soixante‑six ans et il aurait pu, sans disposer de meilleures conditions physiques, écrire d’autres ouvrages, devenir diplomate, se faire courtisan ; mais c’est que son caractère eût été tout autre. La fragilité physique de Vigny n’a pas été plus grave que celle de Descartes : ils ont réagi de manières bien différentes à la même défaveur des circonstances physiques de leur vie. Le même obstacle qui est, pour un homme, un prétexte de désespoir est, pour un autre, une occasion d’affirmation. Si donc Vigny se plaint éventuellement de son corps, bien moins cependant que des sentimentaux à conscience large comme Biran, que précisément la largeur de leur conscience rend plus cœnesthésiques et plus réflexifs, c’est que, de tous les caractères, le sentimental est celui qui manifeste la plus grande sensibilité aux changements et en général au poids de leur organisme. Ce qui a été capital pour Vigny, ce n’est pas tant qu’il ait été fragile de tempérament, c’est qu’il était profondément inactif de caractère.
b) Étroitesse du champ de conscience. — De toutes les propriétés du caractère c’est peut‑être l’ampleur qui est la plus délicate, sinon à mesurer, du moins à apprécier, car ce trait de caractère est le plus intime de tous et il faut le plus souvent le déduire d’effets manifestés. Néanmoins on peut diagnostiquer, avec une grande vraisemblance, dans le cas de Vigny, qu’il faut le compter, non sans doute parmi les hommes dont la conscience est le plus étroite, du moins parmi ceux qui sont plus étroits que la moyenne des étroits, à raison de certains aspects de sa physionomie psychologique que nous allons passer rapidement en revue.
Le premier est la raideur de Vigny. Il est non seulement réservé, distant, pudique, il est aussi sans souplesse. Dans la vie on le sent maladroit à s’adapter à des conditions différentes d’existence; dans ses vers il montre aussi peu de variété que de facilité : il est rare qu’il en modifie le rythme, il ne pratique guère p.618 l’enjambement ou le rejet. La coupure des phrases coïncide d’ordinaire avec celle des vers. Son alexandrin est assez martelé, monotone ; et s’il gagne en fermeté ce qu’il perd en vie, il n’en exprime pas moins le manque d’aisance d’une conscience raide. Or de cette raideur c’est l’étroitesse du champ de conscience qui doit rendre raison, puisqu’une conscience souple est celle qui, tenant compte d’un grand nombre de représentations simultanées, trouve dans leur multiplicité des occasions, soit de fluctuer, soit de varier et de compliquer ses réactions. Vigny est très sensible aux impératifs moraux. L’étroitesse de la conscience collaborant avec la secondarité pour les durcir ne pouvait qu’y contribuer.
La contre‑partie avantageuse de la raideur est l’intensité des représentations : dans une conscience large la lumière de la conscience, c’est‑à‑dire la force du flux d’énergie qui s’étale sur le contenu de l’esprit, est contrainte de se répartir entre un grand nombre de représentations et par suite la puissance motrice de chacune s’en trouve diminuée ; au contraire, dans une conscience étroite un système assez pauvre de représentations dominantes absorbe l’énergie totale de la conscience et la canalise dans la direction qu’il indique. Cela doit faire, dans l’expression poétique, des vers fermes, bien frappés, susceptibles de s’imposer à l’esprit du lecteur et pour ainsi dire de le marquer. Que l’on compare le vers de Vigny et celui de Verlaine, on mesurera aisément la différence que de grandes variations dans l’ampleur du champ de conscience peuvent imposer au génie poétique. Encore conviendrait‑il d’étudier ce qui s’ajoute à ces variations par suite des autres différences de caractère entre les poètes.
En troisième lieu, il faut faire intervenir une autre propriété, dérivée du caractère, que nous appellerons la finalité de l’action. De même que les hommes se distinguent par le nombre des données qu’ils font collaborer dans leurs décisions, ils se différencient par la force avec laquelle ils imposent une représentation dominante aux motifs et aux mobiles dont ils disposent. Les hommes à conscience large laissent leurs volontés se défaire à demi, ils errent, vont à leurs fins par des détours, leurs actes ne sont noués que mollement. Le rétrécissement du champ de conscience entraîne au contraire le resserrement de la pensée et de l’action. Or c’est précisément à propos de ce resserrement que Vigny nous donne sur lui-même des indications intéressantes et révélatrices. L’une se rapporte à la poésie. Elle condamne la prolixité, mais Vigny y avoue qu’il devait devenir de moins en moins apte à développer : « Il faut avoir la force de resserrer une idée », écrit‑il, et « La poésie comme la musique fatigue par sa durée, se disait‑il : la poésie ne doit vivre que d’ellipses ». L’autre texte n’est pas moins net, il introduit au contact de la pensée même de Vigny (L., p. 324) : « La seule faculté que j’estime en moi est mon éternel besoin d’organisation. A peine une idée m’est venue, je lui donne dans la même minute sa forme et sa composition, son organisation complète » (cf. autres réf. dans L., p. 317, n. 1). Cette puissance spontanée d’organisation, favorisée par le produit de E et S, que manifeste une idée suppose l’abdication de l’unité du moi dans l’unité d’un concept et cette abdication ne peut être que servie par la concentration de la conscience rétrécie autour d’une représentation, que d’autres ne viennent pas troubler parce qu’elles sont momentanément refoulées dans la subconscience par la représentation dominante.
Enfin c’est par l’étroitesse du champ de la conscience de Vigny qu’il paraît nécessaire d’expliquer le degré, qui est un degré moyen, de sa subjectivité réflexive. Comme tous les hommes de ce caractère Vigny est indiscutablement introversif, c’est‑à‑dire tourné vers lui-même, occupé de soi au point d’en devenir las, et corrélativement, comme l’a observé Sainte‑Beuve, il est inattentif au monde extérieur, à ce que pensent et sentent les autres. Pourtant s’il est introversif, il l’est d’une manière bien différente et plus réduite qu’un Amiel et surtout un Biran. Dès que son introspection commence, elle se conceptualise, elle se cristallise en réflexions morales. Jamais à proprement parler elle n’aboutit à une analysé de soi, à une p.620 exploration de la cœnesthésie, à une curiosité spéculative de la diversité de ses déterminations. On n’a pas de peine à le comprendre si l’on reconnaît qu’en même temps qu’il est sentimental, ce qui le fait immédiatement introversif, il est aussi à l’étroit dans sa conscience, ce qui lui rend malaisé le dédoublement intérieur, si facile à un analyste de conscience large tel que Biran, qui peut être ici pris pour exemple.
e) Sexualité masquée. — Avant d’autoriser l’attribution d’une sexualité masquée à l’individualité de Vigny, il convient d’abord de distinguer entre sexualité masquée et sexualité manifestée. L’exigence sexuelle, avec toutes ses conséquences pour l’émotivité, l’intelligence et l’activité, peut être en elle‑même également forte chez deux hommes et chez l’un se manifester avec une ingénuité sans scrupule, tandis qu’elle demeure chez l’autre latente et dissimulée, comme cachée par un masque, de sorte qu’un témoin médiocrement attentif sera immédiatement convaincu de la forte sexualité du premier sans être averti de celle du second. Cette différence résulte en premier lieu de ce que, chez le premier, La Fontaine ou Casanova, la sexualité n’est jamais inhibée par la secondarité comme il arrive éventuellement chez un secondaire. Mais cela peut résulter aussi, comme chez Vigny, de ce qu’elle soit contrariée, soit par d’autres propriétés du caractère, par exemple l’avarice ou la respectabilité, soit par des facteurs extrinsèques, comme la formation d’enfance ou l’influence du milieu social : en affectant la sexualité, ils peuvent la spécifier, l’enrober, la déguiser d’une manière qui la rende plus difficile à déceler. Elle peut alors en apparence au moins, disparaître de la vie d’un homme ou d’une femme, demeurer comme latente et suspendue ; mais cette apparence ordinaire laisse ici ou là transparaître des signes dans lesquels tout observateur attentif doit reconnaître l’instance d’une exigence sexuelle plus ou moins forte.
C’est, il nous semble, ce qui se vérifie chez Vigny dont on reconnaît sans l’exagérer la sensualité en le diagnostiquant comme p.620 un sous‑sexuel, c’est‑à‑dire comme un homme dont la sexualité est d’une importance supérieure à la sexualité moyenne des hommes, mais inférieure à la moyenne des hommes tenus pour sexuels. Cette sensualité se trouve déjà comme composante de la disposition de Vigny à la création poétique, ainsi que chez la plupart des poètes. « Toi qui nous rends Chénier, jeune et brillant Vigny! » écrivait Gaspard de Pons. La Dryade, le Bain, des vers de Dolorida, de la Femme adultère et de la Colère de Samson expriment dans son œuvre ce que l’âme de Vigny recèle de tendresse pour la volupté. Jeune il n’a pas revêtu l’aspect réservé qu’il a montré plus tard et vers 1824 on le compare à Chérubin déjà officier (L., p. 73, n. 1).
Il n’y aurait pas de raison de voir dans ce côté de l’individualité de Vigny plus qu’un trait de jeunesse si, par une sorte de sommation dans la conscience profonde, le désir d’amour accumulé n’avait fait éruption dans sa passion pour Marie Dorval. Curieux mélange d’ardeur exigeante et de faiblesse amoureuse, cette passion exprime encore l’ambiguïté de l’ambition aspiratrice, qui fait désirer à Vigny la joie d’un amour à la fois sensuel et tendre et le rend incapable de l’inspirer à une femme, au reste peu digne de l’aimer. Telle que cette passion s’est manifestée, dans sa générosité, car Vigny a beaucoup fait pour Marie Dorval, dans sa sincérité et dans son aveuglement, elle suffit à confirmer en Vigny la pression d’une sensualité profonde, mais forte, dont la manifestation est d’autant plus éclatante que tout, l’éducation et l’avertissement de sa mère qui a été si puissante sur lui, son dévouement pour sa femme, sa dignité et sa fierté, la médiocrité, pour ne pas dire l’indignité de celle qui a été l’objet de cet amour, devaient le détourner de l’aimer.
d) Faiblesse analytique de l’intelligence théorique. — Ne pouvant ici procéder à un examen minutieux de l’intelligence de Vigny et chercher à en déterminer les constituants, nous devons au moins nous demander s’il possède la propriété par laquelle nous avons convenu de définir l’intelligence en l’entendant, non comme la résultante plénière d’une activité réfléchie et élaborée, mais comme p.622 une fonction propre et originale, à savoir l’aptitude à l’analyse et particulièrement à l’analyse notionnelle. A cette question il n’est que trop facile de répondre que Vigny n’a guère eu d’autre pensée que ce genre de pensée morale, qui est l’expression immédiate d’une spontanéité de sentimental. Ce poète‑philosophe n’est pas du tout philosophe. Comparé à Biran et Lagneau, même à Guyau et Lucrèce, qui sont ou doivent être voisins de lui par le caractère, il leur est nettement inférieur. Mais il est remarquable que les deux premiers n’ont pas fait de vers, que le troisième n’en a fait qu’un petit recueil, que Lucrèce est trop fidèle à Épicure pour pouvoir être considéré comme un philosophe original et qu’il ne s’intéresse à l’atomisme qu’à raison du secours affectif et moral qu’il en reçoit, de sorte que la faiblesse analytique de Vigny apparaît comme une condition de son génie poétique et que par là il coïncide avec les autres sentimentaux de sa série, Leconte de Lisle, SullyPrudhomme, Mme Ackermann, qui se sont engagés dans la poésie parce qu’ils sont restés au seuil de la philosophie. Non seulement, comme eux, Vigny manque du pouvoir d’entreprendre des analyses originales, mais il n’en a pas manifesté le désir, car il n’a jamais eu, à l’encontre de Lucrèce par exemple, d’intérêt pour les résultats des analyses des autres.
Qu’il soit impropre à l’analyse, c’est ce qui se vérifie immédiatement dans la naïveté avec laquelle il laisse à l’état brut les notions qui servent d’assises à son pessimisme. On comprend sans peine qu’il soit devenu pessimiste à cause de sa vulnérabilité qui transformait la plupart de ses sensations en douleurs ou au moins en émotions désagréables, puis de son inactivité qui faisait de son émotivité une émotivité défaillante et en outre lui rendait pénible toute réaction laborieuse. Mais les effets de ces données de caractère, s’ils n’eussent pu être réduits à rien par l’intelligence, eussent pu être partiellement compensés par elle. Par elle‑même l’intelligence est optimiste, car, en nous faisant comprendre ce qui nous a surpris et éventuellement blessé, elle le réintègre dans un ordre universel et elle assimile p.623 à notre esprit, c’est‑à‑dire à l’esprit, ce qui lui paraissait d’abord irrationnel. Les grands intellectualistes, Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz n’ont pas été des pessimistes, ils étaient convaincus de communier par l’intelligence avec la raison universelle. Il eût donc été possible à Vigny, sinon de supprimer son sentiment du mal, du moins de le surmonter, de se sauver par l’intelligence de l’obsession du mal senti. Ce qui se passe est tout le contraire ; et son intelligence transforme son dyscolisme de sensibilité en pessimisme doctrinal, parce qu’il lui manque la première vertu de l’intelligence qui est l’aptitude à l’analyse.
Vérifions‑le par exemple sur la notion que Vigny s’est faite de la nature. La nature selon Vigny est le substrat des objets de la perception, dont il fait à la suite du sens commun une substance, négative de toutes les propriétés de l’esprit et de l’esprit lui-même. Ayant tous les caractères opposés de ceux que possède un esprit conscient de lui-même, comment ne deviendrait‑elle pas la raison nécessaire de la dépréciation de nous‑mêmes et de nos idéaux? De tous ces caractères le premier est l’impassibilité : la nature « n’entend ni nos cris ni nos soupirs », elle ignore les peuples et les générations qu’elle porte. Comment ne confirmerait‑elle pas le pessimisme de celui dont elle écrase la sensibilité ? Idée négative de l’esprit de Vigny, elle est la médiation de la condamnation métaphysique de l’esprit par lui-même, de sa dévaluation, équivalant à son suicide.
On sait comment l’idéalisme, expression la plus pure de l’intelligence théorique, résout cette prétendue hétérogénéité de l’objet à l’esprit. D’abord, en analysant la matière, l’intelligence la dissout dans une trame de rapports qui ne se distinguent plus en rien de ceux qui forment notre intelligence. En outre une fois réduite à des relations, la nature implique en son foyer le sujet de la connaissance dont elle n’est plus par suite que la pensée. Ainsi, par le seul effet de l’analyse qu’il applique aux choses, l’esprit y reconnaît son œuvre et s’y retrouve, et il n’y a plus de raison que l’homme s’humilie p.624 devant l’illusion d’une chose en soi qui serait étrangère et hostile à ses exigences spirituelles.
Aurait‑on cherché à entraîner Vigny sur les pas de Kant et de Fichte qu’il a ignorés toute sa vie, on n’aurait sans doute exercé aucune influence sur son esprit, parce que tous les témoignages, si nombreux soient‑ils, qu’il nous a laissés de sa réflexion nous le montrent absolument étranger à la science et à la philosophie. Où en trouver la raison sinon dans la médiocrité, plutôt la faiblesse de ses dispositions pour l’analyse. S’il a un moment pensé préparer l’École Polytechnique, c’était parce que
« la gravité, le recueillement, la science de ses officiers [les officiers de l’artillerie] s’accordaient [dit‑il], avec mon caractère et mes habitudes » (Journal, p. 273‑4).bref pour une raison affective où le goût des mathématiques devait entrer pour bien peu, puisque de toute sa vie il ne s’est plus soucié d’elles. Il manifeste en apparence, si l’on en croit les mots, plus d’intérêt pour la philosophie. Mais le terme de philosophie indique encore ici un sentiment plus qu’un concept et il eût sans doute, à cause de sa secondarité, abandonné la poésie pour la philosophie s’il en eût été analytiquement capable. Cette incapacité d’analyser entraînait l’incapacité de comprendre intellectuellement qui a fait son malheur en ne lui laissant que le parti de désespérer devant l’idole que, sous le nom de nature, il a reçue du sens commun et a entretenue, à l’état brut, en lui-même.
Arrêtons ici cette liste de propriétés supplémentaires. Elle nous suffit pour préciser le caractère individuel de Vigny. Non seulement il a été très émotif, très inactif, et secondaire, à la frontière des plus‑secondaires et des moins‑secondaires, mais par l’effet de l’étroitesse du champ de sa conscience, son émotivité prédominante se durcissait en concepts moraux dont l’action dans son esprit était soutenue par une forte tension. Ces concepts devaient rester pour lui des moyens d’expression car, par le défaut d’une aptitude assez forte à l’analyse, Vigny était détourné de les soumettre à une p.625 élaboration philosophique. Son souci de dignité était menacé par une sexualité ordinairement masquée, mais assez forte pour éventuellement le bousculer : cette sexualité, comme au reste la destinée entière de Vigny, a été défavorisée par un tempérament débile, dont il ne faut pas d’ailleurs exagérer l’influence sur sa vie, car beaucoup des défauts dont on le ferait la cause s’expliquent immédiatement par l’inactivité.
226. II. Réactions psychodialectiques de Vigny. — Voilà à titre d’esquisse la situation intime que son caractère a faite à Vigny. Qu’elle lui ait imposé à la fois des limites et des possibilités, qui le contestera ? Il n’en résulte nullement que sa vie ait été l’effet pur et simple de ces conditions, qui ne déterminèrent que ce que sa vie a comporté de passivité, car plus elle a fait de part à son initiative, plus, et de façon plus originale, elle a été capable de réagir sur ou avec les conditions au milieu desquelles elle s’est trouvée située. Ce n’est jamais que de manière abstraite et par l’effet de cette analyse qui fixe et solidifie des termes en coupant leurs relations qu’il est possible de parler du caractère comme d’un déterminisme indépendant de la liberté du moi, aussi bien que du moi et de sa liberté indépendamment du caractère. Dans la réalité de la vie mentale les déterminations du caractère sont des sollicitations qui tirent leur force, peur une part de la causalité qui les promeut. pour une autre de l’adhésion et du concours qu’elles reçoivent de l’esprit dont le caractère est le corps intime. Suivant que le sujet oriente ces sollicitations d’une manière ou de l’autre, dans tel ou tel sens, il se spécifie d’une façon qui en même temps vérifie les nécessités caractérologiques et révèle les libres réactions de l’esprit sur elles. Cette zone ambiguë où se contaminent déterminisme et liberté, la zone même des relations mentales dont objet et sujet, corps et moi ne sont que des abstraits est la région psychodialectique, où le moi commence à changer son destin en destinée.
L’étude totale de la manière dont Vigny a réagi sur son caractère exigerait une analyse minutieuse. Nous nous contenterons ici d’indiquer d’après les documents, à titre d’échantillons, trois des modes de sa réaction psychodialectique sur sa nature ; nous les choisissons parmi ceux qui se réfèrent à l’impuissance à agir, qui a été la cause principale des problèmes de sa vie personnelle :
a) la première à considérer est sa complaisance envers son inactivité. Elle a résulté pour une part d’une certaine inconscience de Vigny, dont on ne peut pas dire qu’il ait jamais eu une connaissance très nette de lui-même, une connaissance aussi lucide que celle qu’ont eue de leur nature beaucoup d’autres sentimentaux. Cela résulte vraisemblablement de l’action convergente du groupement ES et de la propriété nL, dont le concours aboutit à lui cacher ce qu’il était en fait derrière ce qu’il devait moralement être. Chez certains hommes la reprise volontaire par laquelle pour ainsi dire ils se reprennent en main pour se corriger et se conduire se fait en deux temps : le premier est une constatation. objective de ce qu’ils sont, qui peut aller jusqu’aux confins du cynisme, le second commence leur correction morale, greffe une réaction élaborée sur ce qu’aurait été la réaction de premier jet. Chez Vigny le premier temps disparaît dans et derrière le second. Cela empêche tout cynisme, tout réalisme de l’humain, mais aussi toute netteté dans la connaissance de soi.
Aussi ne trouve‑t‑on chez Vigny aucune des manifestations qui pourraient résulter du premier temps, ni des phases de dépression comme celles qui ont souvent creusé la conscience large de Biran, ni comme chez Amiel des jugements sévères sur soi, ni comme chez Leconte de Lisle des termes forts, tels que apathie ou impuissance, pour confesser l’inactivité. Quand Vigny se reconnaît inactif, c’est en se donnant l’explication honorable que chez lui la contemplation a tué l’action, ou qu’il est fait pour la pensée et la méditation.
Cette méconnaissance de soi a favorisé gravement la complaisance de Vigny envers son inactivité. Il n’avait pas l’objectivité du théoricien qui pèse le pour et le contre de chacune de ses dispositions ; il se contenta trop souvent de se laisser tomber sous l’action du poids le plus lourd, qui est ici l’inactivité ; et, en allant dans le même sens qu’elle, non seulement il ne fait rien pour la compenser, mais il favorise la multiplication de ses effets sur lui. Il fuit devant tous les obstacles. Quand il est blessé par la vulgarité de certains des membres du Cénacle et de Hugo lui-même, il se sépare d’eux ; quand il se sent mal à l’aise dans le monde, il s’en éloigne : ce que n’a pas fait Biran qui pourtant s’y sentait inférieur à lui-même ; au premier échec il abandonne ses ambitions politiques ou diplomatiques. En définitive, à Paris ou au Maine‑Giraud, il se livra à la solitude qui finit par le dévorer vivant, tandis qu’il eût dû au contraire rechercher toutes les occasions d’être tiré de lui-même et forcé à l’action. Il a fini par le reconnaître et l’on trouve dans les écrits de Vigny bien des aveux de cette complaisance fatale :
« Vivre en soi est mauvais » et « La vie extérieure. avec ses fatigues et ses chagrins. avec tous les coups qu’elle donne à l’âme et au corps. vaut mieux que la solitude. » Il ajoute qu’ « Il le sait, il le sait et s’y abandonne souvent » (L., p. 289).
Il en est arrivé à écrire dans son Journal : « Je suis fatigué de moi à en mourir » (L., p. 322). — On saisit ici sur le vif comment la caractérologie peut être précieuse pour la conduite de soi et le conseil des autres. L’introversion qui doit être cultivée chez d’autres caractères doit être compensée chez les sentimentaux et l’analyse caractérologique de l’exemple de Vigny peut servir à éclairer ceux d’entre eux qui abuseraient du repli sur eux‑mêmes, avant qu’ils soient parvenus à l’âge où ils en seraient devenus les victimes.
b) Si grave qu’ait été cette complaisance de Vigny envers son inactivité, qu’elle ait fâcheusement diminué la fécondité de sa vie et l’ampleur de son œuvre, il ne faudrait pourtant pas méconnaître pourquoi Vigny, non seulement a tenu, mais a eu raison de tenir à son inactivité à cause de ce qui en a fait le prix pour lui. — Quand il écrit de ses nuits qu’elles sont « ses forteresses et ses refuges », non p.628 seulement il manifeste la prédilection des émotifs‑inactifs en général pour le travail nocturne, mais il exprime le mouvement de consentement par lequel l’impuissance à l’action devient un abandon aux puissances lyriques de la spontanéité quand la valeur l’inspire. L’homme n’a pas qu’une seule manière d’agir, il en a deux, l’une, tournée vers le dehors, qui est la plus motrice et emporte facilement les actifs, elle consiste à vouloir et à commander, l’autre, plus intime, qui est une orientation de l’âme, préférée par les inactifs, qui consiste à céder. Mais si on peut céder à une contrainte extérieure, on peut aussi consentir à un élan intérieur. Ce consentement est encore une action, mais qui est à la volonté ce que l’amour est à l’autorité. C’est aussi une réaction psychodialectique.
Quelques‑unes des confessions les plus émouvantes et les plus précieuses de la sensibilité de Vigny sont celles où il célèbre « la puissance secrète, invisible, indéfinissable » des « extases involontaires ». Une force indépendante de sa volonté s’empare de son âme : « Mouvement de poésie qui s’élance malgré moi » (L., p. 321). Encore suppose‑t‑elle l’agrément de Vigny, puisqu’il ne l’éprouve qu’à la condition de la rechercher, de lui offrir un milieu favorable, d’écarter tout ce qui pourrait en troubler le cours, enfin de lui fournir le plus souvent possible, laborieusement, des moyens d’expression conceptuelle et verbale. Ce ravissement est la manifestation pure de la poésie comme valeur ; elle n’est mêlée d’aucun égoïsme. Dans cette épreuve, dit Vigny, « il y a en moi quelque chose de plus puissant (que la gloire) pour me faire écrire ». C’est une inspiration secrète et qui se suffit à elle‑même ; mais elle tombe vite et il faudrait sans doute l’alimenter par les fruits de plus de vie sociale et de culture intellectuelle. Telle qu’elle est, elle comporte de l’absolu en elle‑même et l’expression poétique n’en est jamais que l’émanation, le véhicule, l’œuvre, médiatisée par le travail du poète, quelquefois trahie par sa maladresse. En se dévouant à elle, non seulement Vigny en a reçu la part de bonheur dont son caractère le rendait capable, mais il y a trouvé sa destination de poète ; et si, p.629 après avoir été à la fin de sa vie moins célèbre que ses rivaux, Musset, Lamartine et Hugo, il n’a cessé depuis de croître dans la gloire, il le doit certainement à la sincérité avec laquelle il s’est donné, sans réserve et sans calcul, à sa vocation.
c) Pourquoi n’a‑t‑il pas extrait de l’expérience de ces heures nocturnes, dont le bonheur se laisse encore respirer au travers des pages où il en parle, autre chose, une conception au moins plus complexe que son pessimisme? C’est encore à la manière dont il a réagi à son inactivité qu’il faut sans doute l’imputer. Il n’a pas réussi à capter cet enthousiasme, qui l’animait à ses meilleures heures, pour en faire une confiance durable dans laquelle il pût reconnaître le signe d’une révélation métaphysique ; et ce qu’il exprime d’ordinaire en vers et en prose, c’est l’expérience de ses sécheresses, la détresse d’une conscience abandonnée, l’amertume d’un désespoir qui le rapproche des sentimentaux tragiques. Pourquoi?
Pour essayer de répondre à cette question il est utile de comparer l’angoisse des sentimentaux à la protestation des nerveux. Les uns et les autres emploient les mêmes mots ; ils échangent les uns avec les autres les mêmes thèmes. Mais la signification intentionnelle de ces démarches extérieurement comparables diffère du tout au tout. Le nerveux transpose le malheur du sentimental sur le plan esthétique : il en fait un motif de développements émouvants, il y trouve la joie de faire scandale, la vanité de se montrer supérieur au monde, de railler le croyant en le traitant de crédule. Il aime l’amertume du désespoir comme on aime celle du café. Au contraire le sentimental est grave. Sa vulnérabilité lui rend trop profondément sensibles les coups qui le blessent ; son intimité est trop profondément attachée à chacune des déterminations de son existence pour qu’il puisse s’en détacher comme un esthète. Bref chez l’un la primarité volatilise la tristesse au lieu de l’invétérer ; chez l’autre la secondarité l’accumule et en fait un objet de méditation quotidienne. Sentimental et nerveux sont donc, au cœur des mêmes expressions, bien différents l’un de l’autre. — Cette différence ne peut pourtant pas rendre compte de l’identité d’un sentiment qui au travers de ses manifestations doit comporter un fond commun. Cette identité tient dans une même cause, la prédominance du sentiment du moi sur le ravissement par la valeur, qui est un effet direct de l’inactivité chez l’un et chez l’autre. L’homme heureux est celui qu’une valeur, quelle qu’en soit la qualité, qu’elle soit intellectuelle ou morale, artistique ou religieuse, ravit, en dissipant toutes les sujétions de son moi empirique. En se perdant et se trouvant il dépose sa limitation et sa faiblesse, il se découvre comme moi glorieux, identique à la valeur qu’il éprouve. Pour accéder à ce bonheur dans toute sa pureté il faut que le moi s’allège, qu’il ne charge pas d’un poids trop fort l’élan qui le soulève, bref qu’il s’oublie en tant que moi susceptible d’exister sans la valeur. C’est précisément ce détachement qui est, non impossible, mais difficile à l’inactif : chez le nerveux la vanité se glisse entre le sujet et la valeur, chez le sentimental le défaut d’élan ou le retient dans la conscience malheureuse de lui-même ou l’y fait tout de suite retomber. Ainsi Vigny n’a touché au bonheur que rarement, comme furtivement, parce qu’il retombait dans son inactivité, faute d’avoir su la localiser et la convertir et il revenait à un sentiment douloureux du mal dès que finissait l’expérience trop courte de l’ivresse poétique. C’est à ce moment‑là qu’il recommençait à penser sur la condition humaine et, mettant une mauvaise philosophie à la place de l’épreuve de l’inspiration et de l’enthousiasme poétique, il traduisait par son pessimisme la défaillance qui avait succédé à son bonheur. Troisième réaction à l’inactivité, celle qui, sa nouvelle complaisance intervenant, le faisait tomber de l’intuition dans le discours.
227. III. Personnalité de Vigny. — Au fond de l’individualité d’un homme est son caractère, tel que nous l’avons défini ; à son sommet est la personnalité, unité de tout le contenu du moi et visée de valeur. Les options profondes qui constituent ses réactions p.631 psychodialectiques sur son caractère le transforment, mais elles le prolongent : avec elles s’achève l’individualité vivante. Il reste pour constituer sa personnalité à considérer d’abord tout ce que le milieu ajoute à sa nature et à sa spontanéité plus ou moins volontaire ; puis, en dernier lieu, l’orientation, essence suprême du moi singulier et complet, par laquelle il adhère à une visée de valeur.
Des éléments extrinsèques de la personnalité de Vigny on peut faire l’énumération rapide :
a) le premier, le plus important sans doute pour lui comme pour la plupart des hommes, est la formation d’enfance, telle qu’il l’a reçue de ses parents. Son père semble avoir été un actif‑primaire ; sa mère, EAS, exerça sur lui l’autorité la plus forte, qu’il accepta sans peine. Il est fait par eux catholique, légitimiste, fier de sa noblesse, un peu plus qu’elle ne permettait ; même ses parents semblent lui avoir appris à se sentir exilé dans l’Empire et son époque. Par là non seulement ils actualisèrent sa disposition de sentimental à s’attacher au passé plus qu’à chercher l’avenir, et nourrissant en lui un sentiment de grandeur déchue, ils éveillèrent son ambition aspiratrice en lui faisant ressentir son effort comme vaincu d’avance. De légères blessures de sensibilité au collège durent agir dans le même sens. Dans tout cela son caractère est déjà présent, mais il est enfermé dans un cadre de vieille France ;
b) il convient, dans cet amas d’impressions enfantines, d’isoler celles qui manifestent sa condition sociale, la petite noblesse. Ici encore l’élément objectif de situation concourt avec sa réaction psychodialectique, car si Vigny est noble, il l’est moins qu’il ne cherche à l’être. Il aime sa noblesse pour l’image qu’elle lui donne de lui-même; mais il n’en tire aucun avantage pratique, ni aucune fonction sociale. Même il la tourne en une suite de renonciations, car de cette noblesse qui lui permettait d’entrer dans l’armée comme officier, d’être reçu dans les salons parisiens, d’accéder à la cour, d’être doté d’une place dans le gouvernement ou l’administration, il fait l’erreur de se croire né pour les armes, la répugnance à la vie mondaine, le mépris des courtisans, la tristesse de se sentir écarté de tout pouvoir ;
c) sa formation chrétienne a certainement contribué à cultiver son besoin de valeur, ses préoccupations morales; mais de l’éducation catholique que sa mère lui a donnée, il n’a retenu à peu près rien de proprement religieux, ni la métaphysique théologique, ni l’habitude de l’examen de conscience, ni le goût de la pratique religieuse, ni le besoin de s’intégrer dans une organisation universelle, ni aucune connaissance de la vie mystique. Ce qu’il en a gardé, ce ne sont guère que des habitudes de langage pour y couler ses propres sentiments : elles expliquent des pièces comme Le Mont des Oliviers et, dans les périodes de douleur, l’emploi de formes chrétiennes de pensée et d’expression. Chez Vigny il est très net que ce qu’il comporte de profond lui vient de son caractère et que le milieu ne fournit guère à sa personnalité que les déterminations qui vont lui servir à le penser et à en parler ;
d) sa profession a été militaire, tant du moins qu’il en a eu quelqu’une. De toutes les manières de s’intéresser à sa profession, il n’en a connu véritablement qu’une seule, celle qui consiste à ressentir ce qu’elle fait de l’homme. Mais il est évident qu’en un sens c’est prendre à l’armée même l’attitude la moins militaire, puisque la fin de l’armée est de tourner l’homme vers l’action en l’amenant à s’y oublier lui-même. Il en résulte que les années qu’il a passées dans la vie d’officier n’ont jamais été autre chose pour Vigny qu’une manière de prendre conscience de lui-même et que ce qu’il y a reçu du dehors, ce n’est que la documentation de Servitude et grandeur militaires;
e) malgré l’apparence Vigny n’a guère subi l’influence des milieux littéraires, sinon dans la mesure, assez restreinte, où il a emprunté à des auteurs du présent comme du passé, des éléments de technique poétique. Certes il a participé à l’élargissement du domaine et des modes d’expression de la poésie française et par là il subit l’exemple de son temps en y contribuant ; notamment par ses p.633 traductions, il a renforcé l’influence de Shakespeare sur lui-même et sur les autres ; mais cette docilité envers l’opinion nouvelle fut de sa part une proclamation de principes plutôt qu’une soumission de fait à des influences extrinsèques, car ce qui alimente ses poèmes les plus beaux et les plus émouvants, Moise ou la Maison du Berger, c’est toujours et seulement l’âme de Vigny, et c’est cette âme, parente de la leur, qu’y cherchent, d’une époque à l’autre, ceux qui aiment Vigny. Ici, si le milieu est intervenu, c’est de la façon négative dont il peut servir l’originalité en la délivrant des contraintes susceptibles de l’étouffer. Dès qu’il eut quitté le Cénacle, Vigny a manifesté qu’il avait toujours été et devait rester un poète solitaire ;
f) enfin ni des amis, ni aucune femme, pas même Marie Dorval, ne semble avoir fourni à son art le choc d’une rencontre capable d’éveiller une vocation ou de provoquer une conversion. Il eût pu peindre et maudire Dalila sans avoir connu Marie Dorval. Il a aidé généreusement des amis, mais il n’a guère reçu d’eux, même pas cette confiance en lui-même, dont il avait le besoin profond. C’est encore un trait de sentimental qui se vérifie dans sa vie : l’incapacité de tisser des liens solides entre les autres et soi. Les sentimentaux sont plus estimés et parfois aimés qu’ils n’aiment ; leur inactivité crée en eux une sorte d’impuissance à renouveler les actes nécessaires pour entretenir et rajeunir une relation, une amitié, ils laissent aller quand il faudrait se donner de la peine. Chez Vigny cette impuissance s’est accrue de l’effet que produisait sur les autres sa réserve, apparente à tous, rapportée par tous.
De cette révision rapide, il faut conclure que ce que le milieu a ajouté à l’individualité de Vigny n’a été en définitive qu’un mobilier de détermination, des détails de son expression, une ponctuation de son moi de relation avec autrui, qui ont servi à la manifestation de ses exigences spirituelles, mais ne les ont pas engendrées, ni affectées. La connexion entre le moi intime et le moi public, entre le secret de l’âme et la zone des rapports entre elle et le dehors matériel ou social fait, suivant les hommes, prévaloir, tantôt l’un, p.634 tantôt 1’autre de ses termes. — Chez certains l’extrinsèque est plus important que l’endogène : la personnalité doit plus au milieu qu’à l’originalité profonde du moi ; chez les autres, ce qu’ils ont reçu est d’importance mineure en comparaison de ce qui sort de leur propre fonds. Comme chez la plupart des sentimentaux, ce qui est reçu du dehors a, chez Vigny, cédé à ce qui naît du dedans et par suite sa personnalité a comporté la prévalence de son caractère sur l’influence de son milieu.
228. IV. Visée de valeur. — Il ne nous reste, pour achever ce portrait conformément au plan qui a été indiqué, qu’à définir l’orientation suprême de la personnalité de Vigny, sa visée de valeur : pour quoi, en vue de quoi, par le concours de son caractère, de ses actions sur lui-même, des influences reçues, Vigny a‑t‑il vécu? Quelle valeur singulière, localisée ou syncrétique, violente ou harmonieuse, a été le but de sa recherche, l’ambition de sa vie, la résultante de toutes les dialectiques, émotionnelles ou intellectuelles, pour une part nécessitées, pour une part volontaires, qui ont brassé son existence? Que cette visée que tout homme se propose soit une fin définissable comme la victoire d’un parti, l’appropriation d’un bien ou une vengeance, que ce qu’elle recherche soit un rythme de vie ou une qualité de l’existence, qu’elle revendique un triomphe du moi ou dirige l’impatience d’obtenir la communion avec une puissance indépendante de lui, c’est toujours une valeur dont le moi désire l’assimilation spirituelle et dont il escompte l’accomplissement de sa destination. Elle constitue le pôle directeur de sa vocation. Quelle a été la vocation de Vigny?
La meilleure manière de reconnaître cette visée de valeur, suivant une opposition précédemment introduite, consiste à déterminer en quoi elle est un sauvetage et en quoi elle est un salut : sous le premier aspect elle sauve le moi de ce qui constitue son infériorité, elle est donc l’objet d’une revendication ; sous le second elle lui concilie l’existence qu’il a rêvée et par conséquent elle s’offre à lui comme un contentement, un paradis terrestre, une gloire. Ces deux p.635 aspects se retrouvent dans ce que Vigny lui-même a reconnu comme sa visée de valeur et manifesté par son activité principale : faire admirer par les hommes une expression pure de lui-même. Chaque fois que cette fin était atteinte il trouvait dans le sentiment de la valeur de son succès une victoire sur sa faiblesse intérieure, que lui imposait son inactivité ; mais en même temps il obtenait dans cette union avec autrui, qui se faisait sur ce qu’il estimait le plus en lui-même, cette identité de bonheur et de vertu qu’il appelait sa fierté. Ce que tout homme cherche, c’est une expérience où il accède à l’importance de lui-même et le mode de cette importance exprime sa valeur ce peut être la force physique, le pouvoir social, la popularité, la louange d’autrui, la découverte d’une loi de la nature, l’amour d’autrui ou de Dieu. Vigny l’a espérée d’une communion artistique et morale des autres avec lui-même dans la poésie entendue comme la manifestation pure et noble de son âme.
Dans cette visée confluaient les tendances foncières de sa personnalité. C’était d’abord son introversivité : « Les événements ne sont rien, a‑t‑il écrit, l’homme intérieur est tout » (L., p. 303, note). Mais cet homme intérieur en Vigny est faible et il n’est pas soutenu par un tempérament vigoureux. Pourtant l’inactivité qui lui impose son pessimisme, si elle ne peut être surmontée, peut être parfois emportée par un mouvement de l’émotivité intime : c’est ce qui arrive quand l’enthousiasme poétique la ravit. Cela ne se produit malheureusement qu’assez peu de temps, car son ivresse retombe vite, et ne se renouvelle que trop rarement. — Il doit donc chercher à la consolider par une expression qui lui concilie la gloire, la seule manière dont il puisse obtenir l’union avec les autres hommes et leur secours. A cet effort vient concourir son attachement à lui-même, changé par l’intensité même de son émotivité, due à l’étroitesse du champ de sa conscience, en amour du moi idéal, du soi, dans lequel il trouve la plus haute image de lui-même. Il en résulte sa poésie, toute remplie de Vigny, mais de Vigny p.636 considéré dans ce qu’il a de plus noble. L’Esprit pur, qui a été comme son testament spirituel, exprime le terme suprême de ce procès mental. La confiance dans l’admiration et la sympathie des jeunes gens lui assure la seule victoire sur la mort que lui permette son infirmité métaphysique et religieuse.
Source René Le Senne, Traités de caractérologie, disponible en version numérique libre de droits.