Portraits et commentaires

L'Agora

Portraits par Victor-Henri Debidour, Raymond Aron et Georges Bataille. Commentaires de Cioran, Camus, François Mauriac, Lévinas.

Portraits

Victor-Henri Debidour

«Personnalité brûlante, parfaitement détachée de toutes les postulations du moi, et qui porte vers la seule Justice et la seule Vérité toutes les forces d'une âme entièrement ordonnée au bien et, si j'ose dire, fougueusement pacifiée. De là vient qu'à l'instant même où la pensée est presque intolérablement abrupte, cruelle et injuste par rapport à ce que nous nommons douceur et justice, nous la sentons aussi animée par une tendresse supérieure; de là vient que le refus de toute sensiblerie, de tout accommodement soit ici le chemin, naturel et surnaturel, d'une souplesse d'autant plus authentique qu'elle est sans mollesse superficielle.

Veut-on un exemple précis ? Il n'est que de lire les extraits qui ont été publiés des lettres qu'elle écrivit de Londres, peu avant sa mort, à ses parents restés en Amérique. Elle s'y montre attentive à les rassurer, à leur taire ses angoisses, ses déceptions, le délabrement tragique de sa santé (étant déjà à l'hôpital, elle leur donne encore son adresse habituelle pour ne pas les alarmer); les mouvements de tendresse, filtrés bien sûr par son besoin farouche d’effacement, n'en sont que plus émouvants:

«Je voudrais tant que vous soyez capables de jouir pleinement, vraiment, du ciel bleu, des levers et couchers de soleil, des étoiles, des prairies, de la poussée des fleurs, des feuilles et du bébé. Partout où il y a une belle chose dites-vous que je suis là. Je me demande s'il y a des rossignols américains?»

Victor-Henri Debidour, Simone Weil ou la transparence, Librairie Plon, Paris, 1963.

 


Raymond Aron

«Suzanne (sa femme) était aussi très liée à Simone Weil, dans la même classe qu’elle pendant les trois dernières années du lycée. «J’hésite à rien écrire sur Simone Weil, tant cette femme d’exception est devenue un objet de culte; toute remarque que n’inspire pas l’admiration qu’elle mérite à coup sûr, risque de passe pour indécente, iconoclaste. [...]

Elle accueillit avec joie la naissance de notre fille Dominique, comme si elle avait été sienne. Nous nous revîmes plusieurs fois, Simone et Suzanne restèrent fidèles à leur amitié de jeunesse. J’ai beaucoup admiré, à l’époque, le grand article qu’elle publia sur la condition ouvrière; et aussi celui sur l’impérialisme romain, même si ce dernier prête à la critique des historiens. Malgré tout, le commerce intellectuel avec Simone me parut presque impossible. Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques. [...]

Elle gardait secrète à l’époque sa vie religieuse, sa foi. Personnellement, je pressentis sa vocation un jour, au jardin du Luxembourg. Nous nous promenions, ou nous promenions Dominique, sous un soleil glorieux. Le jardin était si beau que l’on respirait pour ainsi dire le bonheur. Simone vint vers nous, le visage bouleversé, proche des larmes. À notre question, elle répondit: «Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers.» Je dis à Suzanne que Simone devait aspirer à la sainteté; prendre sur soi toutes les souffrances du monde n’a de sens que pour un croyant ou même, plus précisément, pour un chrétien.

Je la revis à Londres, en 1943, à son arrivée. Pour la première fois, notre conversation vraie, se prolongea deux heures. Elle me parut semblable à elle-même; il fut question de la guerre, de l’Occupation, de Londres, de la condition privilégiée des Français du dehors. Certaines des idées de L’Enracinement affleuraient dans ses propos.»

Raymond Aron, Mémoires
Cinquante ans de réflexion politique
Julliard, 1983


Georges Bataille

«J’ajouterai ici que j’ai rencontré autrefois Simone Weil: bien peu d’êtres humains m’ont intéressé au même point. Son incontestable laideur effrayait, mais personnellement je prétendais qu’elle avait aussi, en un sens, une véritable beauté. (Je crois encore que j’avais raison.) Elle séduisait par une autorité très douce et très simple; c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste. Toujours noire, les vêtements noirs les cheveux en aile de corbeau, le teint bistre. Elle était sans doute très bonne, mais à coup sûr un don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante, qu’elle ne croyait elle-même. […] Simone Pétrement avait communié avec elle dans l’admiration d’Alain — qui fut leur commun professeur — et de sa doctrine. Mais moralement et intellectuellement, j’imagine qu’elle admira davantage Simone Weil — et sans doute avec raison. De son amie, elle n’a pas vu le côté «néfaste» ni l’extraordinaire inanité. Je dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité: c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants [..].»

Georges Bataille, «La Victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit» Critique,
No 40, septembre 1949; repris dans Articles 1, 1944-1949, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1988.


Commentaires

Albert Camus

«Elle n’était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd’hui sous le titre L’Enracinernent, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l’essentiel.

L’Enracinement contient plusieurs des clefs qui permettent de comprendre Simone Weil. Mais ce livre, un des plus importants, à mon sens, qui ait paru depuis la guerre, jette aussi une lumière puissante sur l’abandon où se débat l’Europe. Et il fallait peut-être la défaite, l’hébétude qui l’a suivie et la méditation taciturne que tout un peuple a poursuivie dans les années obscures, pour que des idées aussi inopportunes, des jugements qui renversent tant d’idées reçues, qui ignorent tant de préjugés, puissent trouver enfin chez nous leur exact retentissement.
«L’histoire officielle, dit Simone Weil, consiste croire les meurtriers sur parole et plus loin: «Qui peut admirer Alexandre de toute son âme, s’il n’a l’âme basse?» Dans le temps de la puissance et au siècle de l’efficacité, ces vérités sont provocantes. Mais il s’agit d’une provocation tranquille: ce sont les certitudes de l’amour. Imaginons seulement la solitude d’un pareil esprit dans la France d’entre les deux guerres. Qui s’étonnerait que Simone Weil se soit réfugiée dans les usines, ait voulu partager le sort des plus humbles? Quand une société court irrésistiblement vers le mensonge, la seule consolation d’un cœur fier est d’en refuser les privilèges. On verra dans L’Enracinement quelle profondeur avait atteint ce refus chez Simone Weil. Mais elle portait fièrement son goût, ou plutôt sa folie, de vérité. Car si c’est là un privilège, il est de ceux qu’on paie à longueur de vie, sans jamais trouver de repos. Et cette folie a permis à Simone Weil, au-delà des préjugés les plus naturels, de comprendre la maladie de son époque et d’en discerner les remèdes.

Il me paraît impossible en tout cas d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement. C’est toute l’importance de ce livre. En vérité, cette œuvre tout entière consacrée à la justice, une justice l’attend qui la portera peu à peu à ce premier rang que son auteur refusa obstinément durant sa vie. «La conquête, disait-elle, est l’ersatz de la grandeur.» Et elle n’a rien cherché à conquérir. Mais dès l’instant de ce renoncement, la voilà qui persuade. C’est ainsi, je suppose, que la vraie grandeur, sur laquelle Simone Weil a dit tant de choses profondes, s’obtient. Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C’est ainsi qu’elle est encore solitaire. Mais il s’agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d’espoir.»

Albert Camus, «Simone Weil», Bulletin de la NRF, juin 1949.


Cioran

Il y a chez Simone Weil un côté Antigone, qui l’a préservée du scepticisme et l’a rapprochée de la sainteté. Simone Weil — cette femme extraordinaire, d’un orgueil sans précédent, et qui se croyait sincèrement modeste. Une telle méconnaissance de soi chez un être aussi exceptionnel est confondant. En fait de volonté, d’ambition, et d’illusion (je dis bien, illusion) elle aurait pu rivaliser avec n’importe quel grand délirant de l’histoire contemporaine.

Je lis, entre l’admiration et l’exaspération, une vie de Simone Weil. Son immense orgueil me frappe encore plus que son intelligence.

Longue discussion, hier soir, avec un poète hongrois (Pildusky) sur Simone Weil, qu’il considère comme une sainte. Je lui dis que je l’admire également mais qu’elle n’était pas une sainte, qu’elle avait en elle trop de cette passion et intolérance qu’elle détestait dans l’Ancien Testament dont elle est sortie et auquel elle ressemble malgré le mépris où elle le tenait. C’est un Ézéchiel ou un Isaïe féminin. Sans la foi, et les réserves que celle-ci implique et impose, elle aurait été d’une ambition effrénée. Ce qui ressort chez elle, c’est la volonté de faire accepter à tout prix son point de vue, en brusquant, en violentant même l’interlocuteur. J’ai dit encore au poète magyar qu’elle avait en elle autant d’énergie, de volonté et d’acharnement qu’un Hitler…

Là-dessus, mon poète ouvrit de grands yeux et me regarda intensément comme s’il venait d’avoir une illumination. À mon étonnement il me dit: «Vous avez raison…»

Ces deux Juives extraordinaires: Édith Stein et Simone Weil. J’aime leur soif et leur dureté envers elles-mêmes

Cioran, Cahiers (1957-1972), Gallimard, pp. 226, 372, 375, 376, 474, 620, 657, 816.


Emmanuel Lévinas

L’intelligence de Simone Weil dont ne témoignent pas seulement ses écrits, tous posthumes, n’avait d’égale que sa grandeur d’âme. Elle a vécu comme une sainte et de toutes les souffrances du monde. Elle est morte. Devant les trois abîmes qui nous séparent d’elle — et dont un seul est franchissable — comment parler d’elle, et surtout, comment parler contre elle? [...]

On a reproché à Simone Weil d’avoir ignoré le judaïsme. Et, ma foi, elle l’a ignoré royalement. Mais on se trompe beaucoup en pensant que la culture courante dans ce domaine l’aurait instruite. Elle avait l’exigence d’une pensée et on lui aurait offert ces méditations privées et familiales dont, d’une manière incompréhensible, nous nous contentons pour notre vie religieuse, alors que pour notre vie intellectuelle, il nous faut un Kant ou un Newton. Rencontrer un vrai maître du judaïsme est devenu question de chance. Chance qui dépend beaucoup de celui qui la cherche. Elle est faite de discernement La plupart du temps, on la laisse passer. C’est une différence de potentiel intellectuel entre Simone Weil et une science du judaïsme devenu «oubli de science», tout entière transformée en homilétique ou en philologie, qui constitue la tragédie de ceux que Simone Weil troubla.

Si l’on veut sans présomption ouvrir un débat il faut donc renoncer à une bataille de théologie et de textes. Il faut se placer sur le terrain de la logique que nous avons en partage avec nos contemporains non juifs, partir des études que nous avons faites comme eux.»

Emmanuel Lévinas, «Simone Weil contre la Bible», Évidences, n° 2d, 1952, repris dans Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, Albin Michel, 1983.


François Mauriac

«Ces deux filles de l’Ancien Testament [Édith Stein et Simone Weil], ces deux cariatides qui se dressent dans la fumée des crématoires, au seuil de l’ère atomique, le Christ les a choisies parmi l’élite pensante d’une France et d’une Allemagne en proie à tous les démons et il en fit dès le départ des possédées, mais du Dieu vivant. Il ne s’agissait pas pour elles d’une attente, mais d’une présence. Simone non baptisée, fut une contemplative autant qu’Édith, la carmélite. «Il faut être tout à fait immobile…», ce mot de Simone, Édith l’a vécu au point d’étonner les autres sœurs.»

François Mauriac, in Le Figaro littéraire, 23 mars 1963.

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