Berry Wendell

Voici un poète américain à la fois chantre de la vie... et de la vie intérieure. Pour Berry, nous dit un de ses critiques, Jeffery Triggs, c'est seulement l'acceptation de la mort qui rend possible l'amour humain, la fidélité et la permanence de la communauté humaine sur la terre. Il se trouve par là dans un courant universel qui traverse les époques, frère des François d'Assise, des Thomas More et des Sénèque. Après avoir vécu à New York, Wendell Berry s'est retiré sur la ferme familiale, dans le Kentucky, où il pratique et défend une agriculture douce et une conception organique du développement local. Il est également professeur à l'Université du Kentucky. Il a publié de nombreux livres, dont Entries, d'où est tiré le poème Duality: «Unis au creux du temps qui meurt
Nous attendons la résurrection des mots
Ils s’envolent de nos bouches,
délestés du mal, de la male heure et du mensonge.
Leur fraîche clarté fait scintiller les feuilles
L’air devient cristallin
Et dans le clair-obscur, les syllabes
jaillissent, brillantes comme des étoiles d’eau.
»
(suite)




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Wendell Berry, critique de l'agriculture industrielle (D. Cérézuelle)
Pour Wendell Berry, le mouvement d’industrialisation fait obstacle à un besoin profond de l’homme : celui d’établir un rapport de familiarité avec le monde, et de s’enraciner dans un pays (home land). Ce désir d’établir un rapport domestique avec la terre a été l’un des moteurs de la colonisation américaine et de la création de communautés rurales. Mais le mouvement de conquête du continent et d’exploitation industrielle de ses ressources a entraîné la fragmentation et le démantèlement de ces communautés locales ainsi que des embryons de culture domestique qu’elles avaient élaborés. Très tôt, dans le Nouveau Monde, la productivité originelle de la terre et des peuples va être mise au pillage au profit des valeurs abstraites de l’économie industrielle. Deux modèles économiques vont s’opposer : l’un basé sur l’exploitation de la terre, l’autre sur l’entretien (nurture); à ces deux modèles économiques correspondent deux types d’hommes : l’exploitant et le cultivateur (nurturer), chacun étant animé par un rapport au temps spécifique.

«Alors que l’exploitant ne se préoccupe que de savoir ce que peut produire une terre et comment la faire produire le plus vite possible, le cultivateur se pose une question bien plus complexe et difficile : quelle est sa capacité de production, c’est-à-dire combien peut-on en recueillir sans la diminuer, que peut-elle produire indéfiniment sans faillir ?» (Unsettling of America, p. 7). Derrière ces deux types de rapports au temps, Wendell Berry diagnostique deux modes de rapport à l’être : la compétence de l’exploitant concerne la construction d’une organisation, celle du cultivateur concerne la réalisation d’un ordre; et Berry précise : un ordre humain, c’est-à-dire un ordre qui sait composer avec un autre ordre (en l’occurrence celui de la nature) et avec le mystère, autrement dit avec la part d’inconnu qui est inhérente à notre rapport au monde et que le progrès scientifique déplace sans pouvoir jamais l’éliminer. Or le triomphe du mode industriel d’exploitation de la nature, s’il a permis une énorme croissance de la productivité, a aussi des coûts. Féru d’agronomie, mais aussi homme de la terre s’appuyant sur une connaissance intime de son terroir, Berry décrit avec éloquence certains des coûts matériels et des déséquilibres écologiques qui résultent de l’industrialisation de l’agriculture. Il ne se borne pas à incriminer la seule recherche bornée du profit immédiat et il rappelle que les ravages du productivisme agricole résultent d’un état d’esprit qui est répandu dans toute la société; en particulier, ces intérêts risquent d’être portés à leur comble par des politiques publiques qui ne voient plus dans l’agriculture que l’outil d’une stratégie de puissance et qui n’hésitent pas à parler de l’arme alimentaire. De fait, animé par un sens aigu de la totalité, il ne se borne pas à une approche professionnelle et spécialisée et cherche à mettre en évidence les dimensions sociales, culturelles voire spirituelles de cette évolution de l’agriculture dont on ne retient trop souvent que les dimensions matérielles et techniques. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à affirmer que les premières victimes de la révolution agro-industrielle furent « le caractère et les communautés »; c’est-à-dire les sociétés locales avec leur culture et leur capacité à transmettre leurs valeurs aux nouvelles générations.

Insistant sur la dimension spirituelle de la crise de l’agriculture, Berry rappelle que cette dernière est à la fois une cause et un effet de la civilisation industrielle et qu’elle a son origine dans une rupture désastreuse (desastrous breach) entre nos corps et nos âmes. Une conception désincarnée de la liberté nous a fait perdre de vue la communion – voire l’union – de la vie intérieure et de la vie active (of the inner with the outer life). Nous avons voulu délivrer l’homme du travail en cherchant la productivité à tout prix. Or, « pour délivrer l’homme du travail nous avons dégradé le travail au point qu’il ne nous reste plus qu’à nous en évader. Nous avons dégradé les produits du travail et nous sommes à notre tour dégradés par eux » (UoA, p. 12).

C’est pourquoi, écrivant au moment de la crise de l’énergie des années soixante-dix, Berry affirme vigoureusement que la réponse à cette crise de la société industrielle ne consiste pas à produire plus d’énergie mais à renoncer au productivisme et au consumérisme, « car la raison de la crise de l’énergie ce n’est pas la rareté, c’est l’ignorance morale et la faiblesse de caractère. Nous ne savons pas comment utiliser l’énergie, ni à quoi l’utiliser et nous ne sommes pas capables de nous limiter » (UoA, p. 13). Les réponses sont plutôt à chercher dans notre histoire, qui nous donne l’exemple de la capacité des hommes à s’établir en ménageant la nature, en nouant avec elle un lien domestique. Ce qu’il faut donc chercher, c’est d’abord un style de vie dont chaque personne porte la responsabilité.»

DANIEL CÉRÉZUELLE, «Wendell Berry et Bernard Charbonneau, critiques de l'agriculture industrielle», L'Agora, Vol. 8, no. 3, Juin-Juillet 2001.

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