L'euthanasie et la PMA en contexte

 

L’euthanasie et la PMA en contexte

 

Relier pour comprendre

 On peut certes isoler une plante et l’étudier en laboratoire, mais on ne la connaîtra complètement, adéquatement qu'en la situant dans son milieu, dans le réseau, appelé écosystème, auquel elle appartient. On peut en dire autant de l’étude des animaux. On ne les étudiait qu'en laboratoire. Konrad Lorenz a éprouvé le besoin de fonder une nouvelle science, l’éthologie, consistant à les observer dans leur milieu. Ainsi en est-il des actes humains. On peut les isoler et juger de leur valeur hors du contexte dans lequel ils s’inscrivent. C’est la solution la plus simple, mais elle demeure incomplète, inadéquate tant qu'on a n’a pas situé l’acte dans l’écosystème auquel il appartient. Cet écosystème est une vision du monde. Je voudrais aborder ici quelques grandes questions de l’heure dans cette perspective.

 En ce moment, deux visions du monde se partagent l’adhésion des humains, l’une est centrée sur la machine, la technique, l’autre sur la vie, sur l’écologie. Deux courants de pensée encore marginaux en expriment la quintessence: le transhumanisme et la permaculture. Le transhumanisme c’est la nature maîtrisée par l’homme, de l’extérieur et jusqu’à l’extrême; le sujet du film Transcendence, le transfert du réseau neuronal d’un humain à un robot, en est une bonne illustration. La permaculture c’est la nature apprivoisée de l’intérieur. On l’identifie souvent aux trois plantes sœurs de l’agriculture amérindienne : le maïs soutient le haricot grimpant, le haricot apporte au sol l’azote dont le maïs a besoin et la courge avec ses larges feuilles conserve l’humidité du sol et fait la vie dure aux mauvaises herbes. La permaculture ne se réduit toutefois pas à une pratique agricole. Elle est une philosophie dont s’inspire notamment l’ensemble du mouvement transition (vers l’après-pétrole) fondé en Angleterre il y a une dizaine d’années. Si l’on veut bien faire du jeune fondateur de ce mouvement, Rob Hopkins, la figure de proue de la permaculture, on pourra lui opposer le jeune milliardaire russe Dmitry Itskov, en tant que figure de proue du transhumanisme. En 2012, il a réuni à Moscou des milliers de savants en leur donnant pour mission de préciser les étapes à franchir pour aboutir en 2045 à la Singularité : moment charnière où l’intelligence artificielle dépassera l’intelligence incarnée de l’homme. Révolte contre la mort, refus des limites et du passé de ce côté. Acceptation de la mort et des limites, réconciliation avec le passé de l’autre.

 Vers une science avec conscience

Réconciliation avec le passé ne veut pas dire retour au passé, comme apprivoisement de la nature ne veut pas dire refus de la science. Loin de renoncer à la science en passant de la domination de la nature à son apprivoisement, on lui redonne un nouvel élan en revalorisant sa première étape, l’observation de la nature. La transformation de la nature au cours des quatre derniers siècles, dont les retombées heureuses pour l’humanité sont incontestables a trop souvent reposé sur une observation incomplète des phénomènes. Ce fut le cas notamment en agriculture où l’on a considéré le sol comme un simple support au lieu de reconnaître qu'il est une réalité vivante. D’où, entre autres effets secondaires indésirables, l’érosion des sols, la monoculture et ces facteurs d’obésité humaine que sont les parcs d’engraissement des animaux. La redécouverte de la rotation des cultures dans ce contexte est un bel exemple d’une réconciliation avec le passé, avec la nature en même temps que d’un raffinement de la science.

 La prise en considération du réseau, du contexte, aussi appelée «approche systémique» nous permet d’apercevoir la parenté entre des activités aussi différentes que la pêche sportive, la médecine, la procréation humaine, la guerre, l’amour, l’agriculture, l’éducation, l’art, etc. Chez un être cohérent, toutes les activités convergent vers un même pôle, si bien qu'on peut découvrir l’ensemble de la vision du monde d’une personne en étudiant une seule de ses activités, fût-elle la plus éloignée à première vue des grandes questions éthiques. C’est dans cette perspective qu'Ortega y Gasset s’est intéressé à la chasse et Bernard Charbonneau à la pêche. Nous nous intéresserons ici à la pêche techno.

 La pêche techno, un paradigme

Le sonar, d’usage courant, même dans la pêche sportive a, comme l’ordinateur et le GPS, des origines militaires. On l’a d’abord utilisé pour repérer des sous-marins pendant la seconde guerre mondiale. Merci. On l’utilise aujourd’hui pour repérer des poissons qui se font de plus en rares et de moins en moins menaçants. Combiné avec des ordinateurs et des GPS, il peut non seulement localiser une proie, mais distinguer un poisson noble d’un poisson fourrage, calculer la distance qui le sépare du bateau, reporter ses coordonnées sur une carte et orienter le bateau vers ce point précis. Et ce n’est là que la première phase de la pêche techno. Grâce aux progrès récents dans les sciences cognitives, on connaît les odeurs et les couleurs auxquelles tel ou tel poisson est sensible, à telle ou telle distance du leurre. Aussi savamment traqué, le poisson n’a plus aucune chance, m’a dit mon vendeur d’hameçons devenu vendeurs de sonars. «Je connais, a-t-il ajouté, un pourvoyeur qui fait fortune depuis quelques années parce que ses clients ne reviennent jamais bredouilles.

 On peut présumer que la pêche à la maison, devant un écran, au moyen d’un bateau sans pilote existe déjà. Elle est en effet l’aboutissement logique de ce déploiement insensé (qui a perdu le sens …et les sens). C’est ainsi que la technique en vient à supprimer l’activité dont elle devait accroître l’efficacité. En Nouvelle-Zélande ,on utilise des drones minuscules pour déposer l’appât du pêcheur deux kilomètres plus loin dans l’océan.

 La pêche au flair

La pêche traditionnelle, je l’appellerai pêche au flair, n’avait pas cette efficacité mais en plus de donner sa chance …et un avenir au poisson, elle permettait au pêcheur de s’accomplir en tant qu'être vivant doué de sensibilité et de raison. Voici à propos de cet art, quelques notes prises à un moment où je le pratiquais avec passion… et avec admiration pour l’ami qui me guidait.

 Un huard fréquentait-il assidûment un endroit précis, mon ami en déduisait que ce qui est bon pour lui pourrait être bon pour nous. Voyait-il, entendait-il des poissons-fourrage s'agiter à la surface, il présumait que d'intéressants prédateurs les pourchassaient. Gros doré, brochet géant? Au début de la saison, quand l’eau est encore froide en surface, ce pouvait être une truite grise. La végétation sur les rives, les insectes à la surface de l'eau, l'heure, la saison, le vent, la lune et mille autres petites perceptions indistinctes complètent les données abstraites dans l’esprit du pêcheur. Ces connaissances vont se féconder entre elles jusqu'à constituer un jugement, souvent heureux. Comme celui qui m’a conduit un jour dans une crique, elle-même située au fond d’une baie, près d’une chute amenant l’eau d’un lac voisin. Cette chute amenait-elle aussi des poissons délicieux, de rares et précieux minéraux ou seulement de l’oxygène? Il me suffisait de savoir que les gros brochets la fréquentaient…les moustiques également. Chaque prise digne de ce nom avait pour prix cinquante piqûres de maringouins ou de mouches noires Dans cette crique, je n’étais pas seulement à armes égales avec les brochets, ils avaient un avantage sur moi : les moustiques ne les dévoreraient pas.

 La science elle-même, à la condition d’être étendue jusqu’à l’homme, fournit des arguments en faveur de la pêche au flair. Cette activité primitive mobilise la partie du cerveau en voie d'atrophie en raison de l'usage abusif qui est fait de l'autre partie: celle qui traite des données ou répète des séquences linéaires de gestes, à la manière des ordinateurs.

Toujours dans mes notes, je retrouve ces réflexions devenues une préoccupation majeure.
La pêche au sonar est dans le prolongement immédiat de cette mentalité «high tech», qui domine désormais la vie quotidienne de la plupart des gens. Voici qu'une autre prothèse se substitue à nos sens, que l'enregistrement passif de données analysées hors de nous se substitue à un acte de notre jugement.

Le progrès, le progrès technique s'entend, n'est rien d'autre que cette délégation de pouvoir à des appareils extérieurs. Je conçois qu'on se laisse emporter par ce courant dans le cadre du travail, dans la pêche commerciale par exemple, mais que va-t-il advenir de nous si nous transposons cette mentalité jusque dans nos loisirs les plus instinctifs? Et même dans le cas de la pêche commerciale, de graves problèmes se posent. Les nouvelles technologies y sont si efficaces que les océans se vident. On sait comment l’agriculture hautement technicisée a abouti à ce que bœufs, vaches, moutons, porcs quittent les prés ancestraux pour être enfermés dans des parcs d’engraissement, ou enchaînés dans des espaces minuscules. Les poissons subissent le même sort dans les piscicultures et deviennent de nouveaux facteurs d’obésité pour les humains qui les contrôlent depuis un écran.

 «Le pêcheur disait oui, la truite disait non

Et le destin peut-être.»

 Ce pasticheur de Victor Hugo et de ses antithèses a bien évoqué l’essentiel de la pêche au flair : l’incertitude, le risque, le peut-être, mais aussi le miracle. Il n’y a pas de pêche techno miraculeuse.

À la guerre comme à la pêche, et comme chez le cardiologue

À la guerre comme à la pêche, le nouveau soldat est lui aussi une machine téléguidée depuis un écran. Et la médecine est emportée par le même mouvement : «J’étais chez mon cardiologue, me raconte un ami, lui-même médecin. J’ai tenté de lui parler de moi, il m’a écouté quelques minutes distraitement pour en venir à l’essentiel, mon dossier informatisé, contenant les résultats de tous les tests que j’avais subis. Je n’étais pas intéressant pour lui.» La technologie dont il dispose lui a fait perdre jusqu’à son intérêt pour ses malades en tant que personnes. Cette technologie a provoqué la désuétude de son sens clinique, comme la pêche techno a disqualifié le flair du pêcheur. L’analogie entre le flair du pêcheur et celui du chirurgien au temps de Balzac est frappante :

 «Desplein possédait le divin coup d’œil: il pénétrait le malade et sa maladie par une intuition particulière à l'individu, intuition acquise ou naturelle qui lui permettait d'embrasser les diagnostics, de déterminer le moment précis, l'heure, la minute à laquelle il fallait opérer, en faisant la part aux circonstances atmosphériques et aux particularités du tempérament. Pour marcher ainsi de conserve avec la nature, avait-il donc étudié l'incessante jonction des êtres et des substances élémentaires contenues dans l'atmosphère ou que fournit la terre à l'homme qui les absorbe et les prépare pour en tirer une expression particulière? Procédait-il par cette puissance de déduction et d'analogie à laquelle est dû le génie de Cuvier? Quoi qu'il en soit, cet homme s'était fait le confident de la chair, il la saisissait dans le passé comme dans l'avenir, en s'appuyant sur le présent». (La Messe de l’athée)

Certes, la chirurgie high tech est plus sûre, mais était-il nécessaire de payer ce gain par la perte du sens clinique? Le médecin ne sera pas superflu dans l’avenir. On prévoyait son obsolescence dans un article récent de The Altlantic. Il risque fort d’apparaître désormais comme une étape trop coûteuse dans un processus où il n’est plus vraiment nécessaire. Il existe des logiciels qui interprètent les résultats des tests, établissent le diagnostic, le pronostic et vont même jusqu’à indiquer les médicaments appropriés. Pourra-t-on, en si bonne voie, éviter de faire entrer l’acte euthanasique dans cette automatisation? 

 Nos sens deviennent inutiles, s’atrophient. Et le réel autour de nous se réduit à un ensemble de rouages contrôlés depuis un écran. Quand le poisson n’a plus de chance, l’homme en tant qu'être vivant exerçant son jugement est bien près de sa dernière chance.

 Je saute délibérément d’une activité, la pêche, à une autre, lointaine, la médecine pour montrer que, dans une vision du monde, le tout se retrouve dans chaque partie, même s’il est plus que leur somme. Notre rapport avec notre propre corps ressemble à celui du chirurgien de Balzac avec le corps de son patient… et à celui du pêcheur avec son lac. À la condition d’accepter le risque, le peut-être, de faire confiance à notre corps nous pouvons aller de petites maladies en petites guérisons, guidés par notre seul flair et quelques connaissances théoriques.

 PMA (procréation médicalement assistée)

Ce qui m’amène à l’euthanasie et à la PMA ou procréation médicalement assistée, deux grandes questions dont il faut se réjouir qu'elles soient en même temps à l’ordre du jour au Québec en ce moment. Cette coïncidence renforce notre insistance sur l’importance de l’approche systémique dans ces grandes questions.

 Dans le cas de la PMA comme dans celui de l’euthanasie, on est face à deux situations analogues à la pêche techno. Pour ce qui est de la procréation, un homme et une femme s’apprivoisaient, avec plus ou moins de raffinement et de sensibilité, faisaient l’amour, un enfant naissait, parfois dans des conditions malsaines et précaires. Dans cette nature complétée par une culture traditionnelle calquée sur elle, il y a avait une part de hasard et d’ignorance propre à donner le vertige aux moins interventionnistes d’aujourd’hui. Qu'on ait voulu mettre la science à profit pour améliorer le sort de la mère et de l’enfant, le plus élémentaire respect de la vie pouvait commander qu'on le fasse, mais fallait-il pour autant pousser la séparation de l’affectivité et de la procréation au point de réduire cette dernière à une mécanique juridique et médicale? Des mères vivant seules, des parents homosexuels pourront facilement convaincre le public de la qualité de leurs sentiments et de leur sens des responsabilités, mais là n’est pas, hélas! pour eux le fond de la question. Le fond de la question c’est une technicisation qui peut toucher au même degré un couple traditionnel et qui provoque déjà entre hommes et femmes des unions utilitaires où le lien entre l’affectivité et la sexualité est aussi brisé. Et on optant pour la technicisation absolue dans ce domaine crucial, on renforce encore la vision transhumaniste du monde

 Euthanasie

Nous déplorons la séparation de l’affectivité et de la sexualité. Telle qu'on nous la présente, l’euthanasie, loin de creuser le fossé, est destinée à entourer le grand malade de compassion. Les soins palliatifs dont il est si souvent question consistent à rapprocher l’affectivité de la technique dans l’assistance au malade en phase terminale, à réhumaniser une situation qui est devenue un problème parce qu'elle a été envahie par la technique, à la fois médicale et juridique.

 Comme nous le rappelle Margaret Somerville, le danger vient surtout, dans ce cas, du vocabulaire dépréciatif utilisé pour décrire une vie qui n’est plus une vie, qui n’en vaut pas la peine. On devrait savoir d’emblée que le cercle de ce qui ne vaut pas la peine ne peut que s’élargir, comme cela s’est produit en Belgique, au détriment des plus fragiles : personnes vivant avec un handicap, y compris des enfants! vieillards solitaires, etc. Pire encore : à force d’entendre dire que la vie n’a plus de sens dans telle ou telle condition, bien des personnes, parmi les plus nobles, en viendront, en viennent déjà à se sentir de trop. Le sort réservé au cadavre nous donne à réfléchir à ce propos. Un directeur de coopérative funéraire nous apprenait récemment qu'il reçoit régulièrement des vieillards venus lui dire : «Débarrassez-vous de mon corps le plus efficacement possible. Je m’en fiche!» Humilité, désir de ne pas peser sur ses proches? Ce sont peut-être les sentiments dominants dans cette attitude, mais comment ne pas y voir aussi, l’infinie tristesse de se sentir de trop, inutile, et surtout objet d’indifférence plutôt que d’amour.

 Et dans ce cas de l’euthanasie, le renforcement de la vision transhumaniste du monde est encore plus fort que dans le cas de la PMA. Ce qu'a très bien vu Mathieu Bock-Côté dans un remarquable article pour Le Figaro : «La philosophie des droits s'adosse à celle de l'autonomie. (au sens moderne du terme). Le suicide assisté se présente, dans le discours public, comme l'expression parachevée de l'idéal d'autonomie. L'homme contemporain se veut absolument maître de son existence. Il espère à l'occasion effacer sa naissance en se créant lui-même, en se détachant des déterminants liés à ses origines: c'est le fantasme de l'autoengendrement. Logiquement, il espère aussi maîtriser sa propre mort, comme si l'existence devait être soumise exclusivement à sa volonté. La seule manière de déjouer la mort, d'ici l'hypothétique triomphe de l'utopie de l'immortalité, portée par les technosciences

 Le transhumanisme et Le meilleur des mondes

Ce danger, Aldous Huxley l’avait bien vu et il nous le présente de façon très concrète dans Le meilleur des mondes. Ce qui m’incite à rappeler l’étroite parenté entre le Meilleur des mondes et l’avenir que nous prépare le transhumanisme : ces deux univers symboliques et conceptuels ont en commun une foule de caractéristique : l’eugénisme, la pilule du bonheur, la sexualité sans affectivité, la disparition du père, celle de la mère, de la nation, la rupture du lien avec la nature, et avec le passé, le rejet de la mort, l’euthanasie, le conditionnement, la robotisation du travailleur, une perfection calquée sur celle de la machine, la surveillance permanente, le totalitarisme.

Dans la fiction de Huxley, comme dans la réalité transhumaniste actuelle, ces diverses tendances forment un réseau où elles interagissent constamment entre elles: plus on se révolte contre la mort, plus les imperfections deviennent intolérables, plus on réussit à les surmonter techniquement, plus la mort devient à son tour intolérable. Fereidoun M.Esfandiary est l’un des fondateurs du mouvement transhumaniste. Il a d’abord changé de nom. Il est passé à l’histoire en tant que FM 2030, comme nous le rappelle Dan Brown dans son propre roman transhumaniste, Inferno, dont l’héroïne a pris le nom de FS 2080. FM 2030 publia en 1989 un livre intitulé Êtes-vous un transhumain? Surveillance et stimulation de votre rythme d'évolution personnel dans un monde en rapide changement. Né en 1930, FM 2030, mort en 2000, espérait bien vivre jusqu’en 2030! « Je suis, disait-il, un homme du XXI° siècle accidentellement lâché dans le XX°. J'ai une profonde nostalgie du futur.» De ce futur où Dan Brown confie un rôle de premier plan à un chimiste qui entend purifier l’humanité en euthanasiant les deux tiers de ses représentants. À une époque où la réalité dépasse la fiction, de telles spéculations ne devraient laisser personne indifférents.

 Le précédent nazi

Le précédent nazi pour ce qui est de l’euthanasie et de l’eugénisme n’inquiète guère les jeunes générations. Il n’empêche que les arguments en faveur de l’euthanasie ne font pas le poids par rapport aux craintes que devrait inspirer à tous le passé récent du pays alors le plus cultivé d’Europe : l’Allemagne de 1930. D’où pourrions-nous tirer la force intérieure pour empêcher que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets? L’Allemagne nazie avait ses hommes forts, de race pure. Nous avons le culte de la perfection, de la performance. Elle avait le surhomme. Nous avons l’homme augmenté. Elle tolérait mal les êtres fragiles et faibles; nous les incitons à se rendre à l’évidence que leur vie n’est pas une vie. L’État allemand pratiquait l’eugénisme pour réduire le nombre de ces inutiles dangereux. Nous l’imitons sur ce point à titre individuel par le diagnostic prénatal.

 
Mourir oui, mais pas avant d’avoir aimé

 Dans La chanson de Sophocle à Salamine, Victor Hugo évoque un adolescent qui part à la guerre avec courage, mais aussi brisé par un regret. Il s’adresse en ces termes à la déesse de l’érèbe :

 Prends-moi pour la lutte et la gloire
Et pour la tombe; mais d'abord

[…]

Choisis-moi de ta main sinistre
Une belle fille aux doux yeux,
[…]
Donne-la-moi, que je la presse
Vite sur mon cœur enflammé;
Je veux bien mourir, ô déesse,
Mais pas avant d'avoir aimé.

 Pas avant d’avoir aimé. C’est le vœu de tous les mourants, secret chez certains, manifeste chez les autres, car qui donc a aimé et été aimé suffisamment pour ne pas désirer un dernier signe d’amour à son dernier moment?

 Il ne suffit donc pas de veiller, dans le dosage de la morphine, à supprimer la souffrance et non le souffrant, encore faut-il que le signe d’amour puisse être senti. Il ne suffit pas de créer un bon climat autour du mourant, encore faut-il que ce climat soit propice à des rencontres authentiques : avec un être cher, un proche, un ministre du culte ou un étranger humain qui peut très bien être un balayeur ou une femme de ménage.

 C’est précisément pour nous rappeler l’importance de ces rencontres qu'Huxley a écrit dans son livre le chapitre consacré à l’hôpital pour Mourants. Le personnage le plus attachant du roman est un certain John qu'on appelle tout simplement le Sauvage. Cet homme qui a lu tout Shakespeare et s’est identifié à ses principaux personnages est un étranger dans Le meilleur des mondes; où on l’a amené pour l’exhiber, en compagnie de Linda, sa mère, car dans sa réserve il n’était pas né d’un flacon, mais, ô scandale, des entrailles d’une femme! Laide, obèse, difforme même, cette femme est une indésirable. On l’interne donc dans l’hôpital pour Mourants, même si elle n’a pas encore atteint l’âge fatidique de l’inutilité : la soixantaine.

 J’ai hésité à reproduire le passage qui suit, car on peut y voir une critique cynique des centres de soins palliatifs. Je l’interprète plutôt comme le pressentiment d’un génie qui, considérant l’euthanasie comme inéluctable dans le sillage de l’eugénisme, voulait, en les caricaturant, protéger l’humanité des excès auxquels elle pourrait donner lieu. Nous sommes en 1930 dans l’Angleterre du père de l’eugénisme anglais, Galton. Le biologiste Julian Huxley, frère d’Aldous, était alors l’un des théoriciens de l’eugénisme.

 «Linda occupait un des vingt lits d’une vaste pièce, claire sous le soleil et la peinture jaune, et contenant vingt lits, tous occupés. Linda (sa mère) mourait en compagnie — en compagnie, et avec tout le confort moderne. L'air était constamment vivifié par des mélodies synthétiques gaies. Au pied de chaque lit, en face de son occupant moribond, il y avait une boîte à télévision. On laissait fonctionner la télévision, tel un robinet ouvert, du matin jusqu'au soir. Tous les quarts d'heure, le parfum dominant de la salle était changé automatiquement.

 Nous essayons, expliqua l'infirmière, qui avait pris en main le Sauvage dès la porte, nous essayons de créer ici une atmosphère complètement agréable — quelque chose d'intermédiaire entre un hôtel de premier ordre et un palace de Cinéma Sentant, si vous saisissez ce que je veux dire.

 — Où est-elle ? demanda le Sauvage, sans prêter la moindre attention à ces explications courtoises.»[1]

 

Il la trouve enfin . Voici, dans mes mots, l’essentiel ce qu'il éprouve à son chevet. Agenouillé près de son lit, il voudrait lui dire je t’aime et avoir l’assurance qu'elle a senti cet amour. Il se heurte au mur mou des effets du soma, la pilule du bonheur. Il est réduit à deviner en elle une douleur, douleur à la fois de manquer d’air et de ne pas pouvoir dire son amour, douleur d’autant plus atroce qu'elle ne peut pas franchir le mur. Ce mur, certes, ce n’est pas uniquement le soma qui le crée, c’est aussi bien souvent la maladie. Raison de plus pour éviter de le dresser alors que la maladie n’a pas encore envahi la conscience et la sensibilité.

 Du problème au mystère

Pas avant d’avoir aimé, pas avant non plus de m’être accompli, d’avoir accordé à la vie l’ultime occasion de me libérer de ce poids en moi qui fait ma tristesse ou pire encore mon indifférence. Ce qui est sacré ce n’est pas la vie en tant que durée, c’est la vie en tant que lieu d’un accomplissement que parfois seul le dernier regard, la dernière pression sur la main peut susciter. Priver un être humain de ce dernier instant c’est lui voler sa propre mort!

 Athée ou croyant, qui ne souhaiterait pas à sa mort être entouré comme le fut le prince André, dans Guerre et Paix de Tolstoï?

 «Ses derniers jours et ses dernières heures se passaient normalement et simplement. La princesse Maria et Natacha qui ne le quittaient pas le sentaient toutes deux. Elles ne pleuraient pas, ne tremblaient pas et les derniers temps, le sentant elles-mêmes ce n’est plus lui qu'elles soignaient (il n’était plus, il les avait quittées) mais son souvenir le plus proche — son corps. Leurs sentiments à toutes deux étaient si forts que le côté extérieur, le côté terrible de la mort, était sans effet sur elles et qu'elles n’éprouvaient pas le besoin de raviver leur douleur. Elles ne pleuraient ni en sa présence, ni loin de lui, mais jamais non plus ne parlaient de lui entre elles. Elles sentaient qu'elles ne prouvaient exprimer ce qu'elles comprenaient.»[2]

 Maria et Natacha étaient entrées dans le mystère de la mort du prince André. Il n’était pas un cas, un problème à leurs yeux. La pire des choses n’est-elle pas la réduction du mystère au problème, que rend inévitable, d’une part un certain climat hospitalier et d’autre part une imperceptible déshumanisation qui réduit les êtres à leur avoir et à leur utilité? Le corps alors n’est plus un souvenir mais une chose. C’est peut-être la persistance d’un climat comme celui de la mort du prince André qui explique pourquoi l’injection d’un supplément de morphine a pu être pratiquée impunément, y compris dans le Québec catholique.

 Le plus grand défaut de la loi 52 c’est qu'elle est une loi et que, en tant que telle, elle ajoute au contexte médical un contexte juridique qui objective davantage la situation et rend la participation au mystère du mourant plus difficile. Pourquoi légiférer? Cette question initiale a-t-elle été posée avec suffisamment d'insistance? Fallait-il légiférer parce que la réduction du mystère au problème était devenue la règle? Dans ce cas, n’est-ce pas cette réduction elle-même qui aurait dû être le premier sujet de débat?

 Les soins palliatifs sont l’ultime recours contre cette objectivation de sinistre mémoire. Mais la responsabilité que notre société reporte sur le personnel des soins palliatifs n’est-elle pas trop lourde? Il doit éviter d’un côté la dérive vers la mort enbaumée dénoncée par Huxley et de l’autre une professionnalisation difficilement compatible avec le mystère. Il doit en outre résister à toute précipitation vers la dose létale dictée par des considérations économiques déguisées en compassion par l’Administration.



[1] Huxley, Aldous, Le meilleur des mondes, Livre de poche, Paris 1970, Ch.XIV, p.335

[2] Tolstoï, La guerre et la paix, Livre de poche, Tome II,  Paris 1963, p.446

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