Job

«Job commence le drame, et il y a quarante siècles de cela, par la mise en présence de Jéhovah et de Satan; le mal défie le bien, et voilà l'action engagée. La terre est le lieu de la scène, et l'homme est le champ de bataille; les fléaux sont les personnages. Une des plus sauvages grandeurs de ce poème, c'est que le soleil y est sinistre. Le soleil est dans Job comme dans Homère, mais ce n'est plus l'aube, c'est le midi. Le lugubre accablement du rayon d'airain tombant à pic sur le désert emplit ce poème chauffé à blanc. Job est en sueur sur son fumier. L'ombre de Job est petite et noire et cachée sous lui comme la vipère sous le rocher. Les mouches tropi­cales bourdonnent sur ses plaies. Job a au-dessus de sa tête cet affreux soleil arabe, éleveur de monstres, exagérateur de fléaux, qui change le chat en tigre, le lézard en crocodile, le pourceau en rhinocéros, l'anguille en boa, l'ortie en cactus, le vent en simoun, le miasme en peste. Job, est antérieur à Moïse. Loin dans les siècles, à côté d'Abraham, le patriarche hébreu, il y a Job, le patriarche arabe. Avant d'être éprouvé, il avait été heureux; l'homme le plus haut de l'orient, dit son poême. C'était le laboureur roi. Il exerçait l'immense prêtrise de la solitude; Il sacrifiait et sanctifiait. Le soir, il donnait à la terre la bénédiction, le "barac". Il était lettré. Il connaissait le rhythme. Son poème, dont le texte arabe est perdu, était écrit en vers; cela du moins est certain à partir du verset 3 du chapitre ni jusqu'à la fin. Il était bon. Il ne rencontrait pas un enfant pauvre sans lui jeter la petite monnaie kesitha; il était "le pied du boiteux et l'œil de l'aveugle". C'est de cela qu'il a été précipité. Tombé, il devient gigantesque. Tout le poême de Job est le développement de cette idée: la grandeur qu'on trouve au fond de l'abîme. Job est plus majestueux misérable que prospère. Sa lèpre est une pourpre. Son accablement terrifie ceux qui sont là. On ne lui parle qu'après un silence de sept jours et de sept nuits. Sa lamentation est empreinte d'on ne sait quel magisme tranquille et lugubre. Tout en écrasant les vermines sur ses ulcères, il interpelle les astres. Il s'adresse à Orion, aux Hyades qu'il nomme la Poussinière, et «aux signes qui sont au midi». Il dit: "Dieu a mis un bout aux ténèbres." Il nomme le diamant qui se cache "la pierre de l'obscurité". Il mêle à sa détresse l'infortune des autres, et il a des mots tragiques qui glacent: la veuve est vide. Il sourit aussi, plus effrayant alors. Il a autour de lui Eliphas, Bildad, Tsophar, trois implacables types de l'ami curieux, il leur dit «Vous jouez de moi comme d'un tambourin.» Son langage, soumis du côté de Dieu, est amer du côté des rois, «les rois de la terre qui se bâtissent des solitudes», laissant notre esprit chercher s'il parle là de leur sépulcre ou de leur royaume. Tacite dit: solitudinem faciunt. Quant à Jéhovah, il l'adore, et, sous la flagellation furieuse des fléaux, toute sa résistance est de demander à Dieu: «Ne me permettras-tu pas d'avaler ma salive?» Ceci date de quatre mille ans. À l'heure même peut-être où l'énigmatique astronome de Denderah sculpte dans le granit son zodiaque mystérieux, Job grave le sien dans la pensée humaine, et son zodiaque à lui n'est pas fait d'étoiles, mais de misères. Ce zodiaque tourne encore au-dessus de nos têtes. Nous n'avons de Job que la version hébraïque attribuée à Moïse. Un tel poête fait rêver, suivi d'un tel traducteur! L'homme du fumier est traduit par l'homme du Sinaï. C'est qu'en effet Job est un officiant et un voyant. Job extrait de son drame un dogme; Job souffre et conclut. Or souffrir ou. conclure, c'est enseigner. La douleur, logique, mène à Dieu. Job enseigne. Job, après avoir touché le sommet du drame, remue le fond de la philosophie; il montre, le premier, cette sublime démence de la sagesse qui, deux mille ans plus tard, de résignation se faisant sacrifice, sera ta folie de la croix. Stultitiam crucis. Le fumier de Job, transfiguré, deviendra le calvaire de Jésus.»

VICTOR HUGO, "William Shakespeare", in Œuvres complètes: Philosophie, Paris, éd. J. Hetzel & A. Quantin, 1882, p. 49 et suiv.

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