Grand'Maison Jacques

Une oeuvre pour réconcilier la tradition canadienne-française et la modernité québécoise

par Stéphane Baillargeon

Nous reproduisons ici avec l'autorisation de l'auteur un article  paru dans Le Devoir du 8 novembre 2006

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir

Jacques Grand’Maison s’est éteint à l’âge de 84 ans le 6 novembre 2016.

Un homme-pont vient de s’effondrer. Chanoine et théologien, sociologue et universitaire, Jacques Grand’Maison se présentait lui-même comme un « réformiste radical » ou encore comme un « progressiste conservateur ».

Janus à la québécoise, il avait une face tournée vers le passé, l’héritage, les traditions, les moeurs, les valeurs à protéger ; et une autre face regardant vers l’avenir, le progrès, les réformes à entreprendre pour assouvir un appétit de bonheur, une soif de consolation.

Jacques Grand’Maison souffrait d’un très douloureux cancer des os depuis plusieurs années. Il est mort dimanche matin à l’âge de 84 ans.

Auteur prolifique, il laisse 54 livres sur divers sujets unis par une question fondamentale : comment réconcilier la société contemporaine québécoise en profonde mutation depuis la Révolution tranquille avec son héritage religieux ? Les titres de certains de ses essais les plus marquants concentrent ce dilemme : Crise de prophétisme (1965), Le monde et le sacré (1967-1968), Nationalisme et religion (1970), Symboliques d’hier et d’aujourd’hui (1973) La seconde évangélisation (1974)…

« C’est une des personnes qui ont tenté, dès le début, dès sa thèse de doctorat dans les années 1960, de lier le meilleur de la tradition au meilleur de la modernité », dit au Devoir E.-Martin Meunier, professeur titulaire de l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa. Le professeur connaît d’autant mieux l’oeuvre de Jacques Grand’Maison qu’il prépare sa biographie intellectuelle.

« Il espérait que la modernisation du Québec étatique ne se ferait pas sans oublier les racines, les solidarités propres au christianisme qui ont façonné le Canada français pendant des siècles. Je pourrais dire qu’il tenait désespérément les deux bouts de la chaîne. Ce projet de liaison, il l’a dit et redit jusqu’à sa mort. »

Le grand Grand’Maison

L’oeuvre de cet intellectuel engagé à l’intersection des mondes se veut aussi à la jonction des disciplines. Sociologue et théologien de formation, Jacques Grand’Maison croise les perspectives en puisant dans le droit, la pédagogie ou la psychologie. Il oscillait aussi sans cesse entre la réflexion théorique et la recherche-action. On lui doit notamment une grande enquête de terrain qui portait sur les profils socio-religieux dans la région des Basses-Laurentides.

« Pour moi, Jacques Grand’Maison est un des plus grands intellectuels, disons, du XXe siècle au Québec, avec Fernand Dumont et Pierre Vadeboncoeur, poursuit le professeur Meunier. Il a la particularité d’être à la fois un prêtre, un théologien, un sociologue, et il tente d’arrimer toutes ces facettes dans son rôle de pasteur et de pédagogue. Avant d’être un intellectuel, c’est un homme qui aime les gens, un homme solidaire, dans l’action et la réflexion. En fait, ses ouvrages sont souvent des retours sur ce qu’il a fait pour comprendre ce qui a marché ou pas. »

Son dernier essai « sur l’état des moeurs au Québec » intitulé Ces valeurs dont on parle si peu (2015) reprenait l’inépuisable problème. Déjà malade, « parvenu à la dernière étape, face à son ultime départ », il livrait là son testament intellectuel et spirituel en revenant une dernière fois sur les tensions de notre modernité avancée.

« Ce qui me scandalise le plus du monde d’ici au Québec, y écrit-il, c’est sa superficialité et son vide spirituel. » Il propose aussi cette métaphore sur un monde perdu, le nôtre, hyperbranché et pourtant si déconnecté : « À quoi bon la ville intelligente et le précieux GPS, s’il y manque une petite boussole intérieure pour bien orienter le sens de sa vie ? »

Une vie fidèle

Lui-même est au contraire demeuré fidèle toute sa vie durant à son propre héritage de sens et de valeurs : le legs de l’Église, enfin d’une part de l’institution au service des plus démunis, mais aussi le patrimoine de sa famille ouvrière.

Jacques Grand’Maison naît en 1931 à Saint-Jérôme. Son père ouvrier est confronté au chômage, aux salaires de misère, aux exploitations et vexations en tous genres. Il transmet sa colère contre les injustices sociales à son fils, qui s’implique de plus en plus dans la Jeunesse ouvrière catholique.

Pour lui, comme pour plusieurs jeunes militants réformateurs de cette époque, la critique féroce du régime duplessiste, de la « Grande Noirceur » et de l’institution religieuse n’implique pas le rejet de la religion.

Il va donc travailler à transformer le catholicisme de l’intérieur pour l’engager dans un nouveau dialogue avec le monde moderne, dans un esprit finalement assez près de l’aggiornamento de Vatican II. Il devient une sorte de pasteur social dont l’implication va culminer avec l’expérience d’autogestion de l’usine textile de Tricofil dans les années 1970 où il sera appelé à faire de la sociologie du groupe des ouvriers-patrons.

En même temps, l’intellectuel d’Église réfléchit à une théologie pour son temps tout en formant de nouveaux clercs et laïcs à une pensée chrétienne renouvelée. Brillant élève, il est diplômé du Grand Séminaire de Montréal, de l’Université grégorienne au Vatican et finalement de l’Université de Montréal, où il devient professeur dès 1967. Il y restera 30 ans. Son nom figure en ligne dans la liste des professeurs émérites de la faculté de théologie et de sciences des religions.

Sa réputation semble moins bien assurée auprès des autres départements et dans la société. Le professeur Meunier attribue cette mise à l’écart à la nature de l’oeuvre, moins théorique que celle de Fernand Dumont, par exemple, mais aussi à son côté plus grinçant et provocateur.

« Il aimait dire des choses que d’autres n’auraient pas osé dire, dit son fin connaisseur. À plusieurs moments de sa vie, il n’a pas hésité à décrier les évêques, les politiciens, les fonctionnaires et même ses collègues. Ça ne l’a pas aidé à se faire des amis. À mon avis, les groupes chrétiens auraient avantage à reconnaître encore plus la contribution de Jacques Grand’Maison. Et je crois que ça devrait être fait sous peu… »

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