Décentralisation

Quelques images de la décentralisation

par Robert Fournier, Ph.D.


De quoi parle-t-on au juste lorsqu’il est question de décentralisation ? Existe-t-il une définition partagée par les divers intervenants ou chacun a-t-il sa propre idée sur le sujet ? En fait, alors que le débat public sur la décentralisation se poursuit, il est aisé de constater que ce terme ne possède pas la même signification pour tous. S’il est de plus en plus admis que la décentralisation peut être vue comme un projet de société et qu’elle possède, en ce sens, un caractère utopique, il faut se rendre compte que plusieurs utopies sont en cause. Mais ces utopies sont une richesse car face au projet de la décentralisation, elles pourraient permettre d’inspirer différentes approches, d’en considérer ensuite la valeur relative et de développer un projet nuancé qui ne soit pas à courte vue. De plus, elles permettraient de ne pas voir ce projet, dans sa virtualité, comme la seule adaptation de structures déjà existantes. Encore faut-il mieux connaître ces utopies.

Prenons un exemple dans un tout autre domaine pour apprécier la dynamique en question et l’analyse qu’on peut en faire. Imaginons que les autorités d’un village envisagent son réaménagement urbanistique qui avait été, jusqu’ici, laissé surtout au hasard. Elles décident alors de consulter à la fois des spécialistes en urbanisme de la région et les citoyens qui sont tous invités à faire connaître leurs propres « projets » pour la réalisation de ce réaménagement. Ayant fait preuve de beaucoup d’ouverture et ayant stimulé l’intérêt de la collectivité, les autorités se retrouvent avec une profusion de projets qui justifient tous l’étiquette « réaménagement d’un village » mais qui présentent néanmoins des différences profondes. Ces différences tiennent tant aux grandes lignes des projets qu’à leurs nombreux détails vaillamment imaginés pas plusieurs intervenants. Les autorités, qui ne veulent pas décevoir les participants et les citoyens en général, font alors face à plusieurs problèmes : Comment faire une interprétation de tous ces projets qui tienne compte à la fois des grandes lignes et des détails ? Comment pouvoir reconnaître que certaines idées ou certains concepts reviennent plus souvent que d’autres ? Comment prévoir les conséquences possibles, positives ou négatives, des divers projets proposés ? Enfin, en vue de satisfaire un plus grand nombre de citoyens et d’enrichir le projet final au maximum, comment identifier les idées qui peuvent se marier et celles qui risquent de mal se concilier ? À première vue, ces problèmes paraissent ardus. On peut tenter de retenir des éléments épars pour développer un projet final mais le résultat risque d’être superficiel et de varier selon la subjectivité de l’individu ou de l’équipe qui réalise l’exercice. Toutefois, en observant attentivement les projets d’une manière inductive, les responsables finissent par se rendre compte qu’il s’y trouve quelques modèles généraux porteurs, pour chacun, de certains « principes » spécifiques. Chaque projet s’appuie sur un ou plusieurs de ces modèles de base, en autant qu’ils s’agissent de modèles compatibles. Quant aux détails, ils sont nécessairement dérivés des principes qui fondent ces modèles. Par exemple, certains projets sont surtout « écologiques » : l’aménagement y fait davantage de place aux piétons et aux vélos qu’aux voitures. D’autres prennent pour appui l’histoire du village et cherchent à la mettre en valeur par la restauration des édifices anciens. D’autres encore mettent l’accent sur les caractéristiques géographiques et en particulier sur la présence d’une rivière qu’ils proposent d’exploiter. D’autres enfin recherchent la modernité de l’aménagement et le soutien qu’il peut apporter aux activités commerciales. On comprend, pour s’en tenir à ce seul exemple, que le modèle « écologique » et le modèle « géographique » sont compatibles et peuvent se renforcer mutuellement dans un même projet. On comprend aussi que tous ces modèles s’accompagnent de valeurs et de croyances, et peuvent donner lieu à des rhétoriques particulières. Il serait alors précieux de connaître ces modèles pour quiconque désire réfléchir sur les possibilités d’aménagement des villages, développer des projets ou en évaluer. En outre, grâce à la conceptualisation qu’ils sous-tendent, ces modèles fournissent des termes pour échanger sur les projets en question. Revenons maintenant à la décentralisation et voyons comment cette même approche est susceptible de l’éclairer.


En les qualifiant d’images, ce texte se propose de recenser et de définir quelques-unes des utopies qui jouent le rôle de modèles à la base du discours des différents intervenants sur la décentralisation. De plus, en soulignant pour chacune d’elles les avantages et les inconvénients des projets qu’elles sous-tendent, ces images pourront constituer des repères qui contribueront à évaluer tout nouveau projet de décentralisation. En cela, nous nous inspirons de l’oeuvre magistrale de Gareth Morgan qui portait sur les organisations.Celui-ci a bien fait voir la pertinence de l’emploi de métaphores, ou d’images, pour appréhender des phénomènes complexes :

La métaphore est souvent considérée comme une simple technique destinée à embellir le discours, mais elle a une signification beaucoup plus importante. C'est que l'emploi de la métaphore suppose une façon de penser et une façon de voir qui agissent sur la façon dont nous comprenons le monde en général. (p. 3)

[…] reconnaître que les images ou métaphores que l'on tient pour acquises déterminent notre compréhension et notre action, c'est en même temps reconnaître le rôle joué par la théorie. Nos images et nos métaphores sont des théories et des cadres conceptuels. La pratique n'est jamais dénuée de théorie, car elle est toujours guidée par l'image de ce que l'on essaie de faire. (p. 396)

Avant d’examiner ces images, il est cependant opportun de souligner que chacune d’elles représente un type exemplaire poussé à la limite (ou un archétype). Nous ne prétendons pas que toutes ces images de la décentralisation puissent se retrouver, telles quelles, dans la réalité. Cependant, c’est en les présentant sous leur forme la plus radicale qu’on peut les distinguer clairement, en faire voir l’aspect utopique, les critiquer et les retrouver comme composantes sous-jacentes de projets réels. La critique, quant à elle, en fait voir les avantages et les inconvénients susceptibles d’émerger lors du passage de l’utopie à la réalité. Sans prétendre à l’exhaustivité, voici neuf de ces images et l’évaluation sommaire que l’on peut en faire.

1. La décentralisation comme mouvement de libération

Pour certains, la décentralisation est vue comme un projet permettant aux citoyens de s’affranchir de la dictature de l’État central. Elle emprunte alors à l’esprit des mouvements politiques de libération. L’État est perçu comme un tyran qui exerce son pouvoir d’une manière absolue et qui est insensible au sort réel des citoyens. De plus, le lieu d’exercice de ce pouvoir est jugé lointain. Les principales instances se trouvent dans une capitale nationale distante et même lorsqu’un citoyen s’y risque pour se faire entendre, ses velléités d’expression se perdent toujours dans les méandres du pouvoir, comme dans l’univers kafkaïen.

Cette vision de la décentralisation présente un avantage non négligeable. Les personnes qui la partagent sont susceptibles d’être fortement motivées à agir car elles se sentent victimes d’une injustice que seul des changements d’importance pourraient faire disparaitre. Les leaders d’un éventuel « mouvement de libération », quel qu’en soit la forme, se sentiront investis d’une mission ayant un caractère quasi religieux.

Cependant, il est clair qu’un tel état d’esprit peut mener à des excès. Les actions qui en résultent n’ont pas une dimension rationnelle et s’appuient surtout sur une croyance. Cette situation est un frein aux échanges et à la négociation. Chaque geste de « l’adversaire », en l’occurrence l’État central, peut être récupéré pour prouver sa malveillance ou ses intentions manipulatrices. Ainsi, la croyance crée une dynamique auto-justificatrice.

Par ailleurs, une telle vision ne peut conduire qu’à des déceptions chez ceux qui la partagent. Même ramené dans la communauté immédiate, l’exercice du pouvoir exige fatalement des compromis et cet exercice paraîtra toujours avoir un côté aveugle à ceux qui en subissent quelque inconvénient. À terme, les partisans du mouvement réalisent que ce sont davantage les exigences de la vie collective organisée qui les oppriment. Il s’en suit chez plusieurs partisans une désillusion et un désengagement qui les mènent à abandonner la cause. Chez d’autres, cette découverte réoriente leur militantisme vers un stade encore plus avancé de décentralisation, plus près de la base et des individus. Ces partisans sont alors engagés dans une spirale qui ne peut les conduire qu’au nihilisme.

2. La décentralisation comme moyen de l’activité économique

Pour ceux qui partagent cette perspective, la décentralisation est une occasion de permettre le développement des activités économiques. Ce développement se fonde sur les entreprises privées locales. Suivant ce qu’en disent ses défenseurs, les communautés gagnent à compter de petites entreprises sous le contrôle direct de leurs propriétaires et qui sont enracinées dans leurs régions respectives. Toutefois et sans mesures décentralisatrices, les interventions de l’État central ne tiennent pas suffisamment compte des particularités locales et des initiatives émergentes. Les fonds d’aide sont gérés suivant des programmes qui possèdent des critères nationaux trop généraux et dissociés du monde réel. Les fonds destinés au soutien et au développement des entreprises sont utiles mais devraient être administrés entièrement au niveau local. Par ailleurs, la gestion efficace d’une entreprise privée exige une liberté d’action que ne doit pas entraver une réglementation nationale trop tatillonne en ce qui touche les avantages sociaux ou l’environnement. Les instances locales devraient donc avoir leur mot à dire sur la nature et l’application de cette réglementation. Enfin, l’État a tendance à établir des ententes avec ses « pairs », c’est-à-dire les autres États, en vue de faciliter les échanges commerciaux avec eux. Pour y arriver, il doit supprimer certaines mesures qui visaient à protéger des industries locales. Il doit aussi concéder certains droits comme celui, pour des entreprises étrangères, de s’installer au pays. La décentralisation devrait donc permettre aux régions d’être impliquées dans ces négociations et de s’opposer aux projets qui leur sont défavorables.


Il arrive que cette image soit aussi partagée par des représentants de l’État. En ce cas, elle fonde un discours exempt de critique et constitué seulement d’arguments favorables à la décentralisation. Le développement des entreprises locales qu’on prétend lui être associé est alors présenté comme la solution majeure à divers problèmes sociaux tels le chômage et les différences de niveau de vie sur le plan régional.

Une telle approche de la décentralisation a l’avantage d’encourager l’entrepreneuriat. Elle simplifie la mise sur pied et la gestion d’entreprises auxquelles elle conserve un vaste panorama d’activités potentielles. De plus, elle limite la concurrence entre firmes locales et étrangères pour l’exploitation des ressources locales. Elle encourage également la création d’industries innovantes qui s’appuient sur des savoir-faire locaux.

Toutefois, en limitant le pouvoir de l’État central ou en le privant de certains outils en matière de commerce et de développement des entreprises, cette version de la décentralisation peut être préjudiciable à l’activité économique en général.

Par ailleurs et lorsque cette image est adoptée par l’État, elle peut servir à dissimuler d’autres gestes ou à les justifier comme étant un « prix à payer » tels le désengagement vis-à-vis des petites entreprises par la suppression de programmes nationaux ou même le « pelletage » de certains coûts du fait des nouvelles autorités acquises en région.

3. La décentralisation comme fondement de la Cité démocratique

Cette image s’inspire du modèle ancien de la cité athénienne au temps de Périclès. Elle possède aussi ses références actuelles, telle la ville de Porto Alegre, capitale de l’État brésilien du Rio Grande do Sul, et ses expériences de démocratie participative. Dans le cadre de la décentralisation, la « Cité » mythique correspond au village ou à la communauté rurale par opposition à la grande ville ainsi qu’au palier national. Les tenants de cette image valorisent la démocratie directe et non de représentation. Les citoyens ont le pouvoir de proposer et de voter des lois ou des règlements qui établissent leurs propres règles de vie collective. De plus, ils s’impliquent directement dans la gestion de la chose publique en accomplissant diverses tâches, suivant les besoins de la communauté.

En faveur de cette image, des recherches en psychosociologie, notamment celles de Kurt Lewin, ont démontré que la participation des individus dans l’atteinte d’objectifs collectifs s’accroît dans les petits groupes. D’une façon générale, ces recherches prouvent que les individus sont d’autant plus enclins à s’impliquer que l’effet de leur participation est réel et tangible. À une époque où les taux d’abstention lors de certains scrutins inquiètent, le modèle de la Cité, avec la place et l’importance qu’il accorde aux citoyens de la base, promet un renouvellement de la démocratie. Avec ce modèle d’organisation, les citoyens découvrent qu’ils sont les véritables constructeurs de leur monde. Au sentiment de liberté que procure une telle découverte, s’associe celui de la responsabilité de son propre devenir.

Cette image n’en est pas moins critiquable. Déjà, en son temps, Platon l’avait bien vu : la démocratie dans la Cité comporte le germe de la tyrannie. Cette tyrannie naît du peuple lui-même dont les décisions reposent sur des inflexions spontanées et qui, pour démocratiques qu’elles soient, comptent une part d’arbitraire. Face à de telles décisions, le petit groupe est moins susceptible de voir émerger des critiques éclairés qui en représentent alors la conscience. Et même lorsque ces individus sont présents, il leur est difficile de faire entendre leur point de vue, du moins sans risque. Ainsi, les relations interpersonnelles directes qui sont une des plus grandes qualités de la Cité en constituent aussi un des pires défauts. Les critiques ne peuvent profiter d’un anonymat relatif qui facilite le débat d’idées. Dans le lieu étroit et clos, les intérêts personnels et collectifs, comme le privé et le public, tendent à se confondre. Pour la même raison, il n’est pas impossible qu’une clique prenne le pouvoir et ne puisse être ramenée à l’ordre par une instance supérieure, distincte ou simplement crédible du fait que ses intérêts ne peuvent être confondus avec ceux des citoyens concernés.

Par ailleurs, les principes premiers de cette image pourraient bien receler une contradiction. Il y est question de la participation des citoyens tant à un exercice démocratique soutenu qu’à la gestion publique elle-même. Or, dans un livre au titre évocateur, La participation contre la démocratie, Jacques Godbout en vient à croire que, dans les faits, ces deux formes d’implication des citoyens s’opposent. Sa conclusion résulte de quinze ans de recherche sur des expériences de participation, notamment au Bureau d’aménagement de l’est du Québec (BAEQ) où il s’est intéressé aux structures décentralisées. La participation dont il est question est celle qu’avaient mise en place les responsables d’organisations désirant impliquer dans leur fonctionnement les personnes qu’elles touchaient « à titre de clients, d’usagers ou de résidants » du territoire où elles oeuvraient. Godbout résume ainsi son point de vue :

J’ai dû admettre que la participation, dans les faits, n’était pas, le plus souvent, un supplément de démocratie; au contraire elle se révélait en être le substitut, une manière de se passer des mécanismes démocratiques pour ceux que le jeu démocratique dérange dans leur travail. Dans les organisations, ce sont les technocrates, les professionnels, les bureaucrates, autrement dit tous ceux qui détiennent un pouvoir dont la source est étrangère au processus démocratique, tous ceux dont la légitimité n’est pas fondée sur la représentation politique 2.

Godbout explique que la démocratie, en tant que mécanisme fondant la légitimité et l’autorité des gouvernants (qu’il s’agisse d’une organisation ou de la société entière) est un processus puissant. Le pouvoir qu’elle permet d’exercer est très grand en regard de l’exigence de participation. En réaction, les militants (en opposition à la « base ») et les technocrates chercheront à accroître les exigences de participation des gouvernés comme condition à l’exercice de leur pouvoir démocratique en s’appliquant à « restreindre l’utilisation de la démocratie à ceux qui sont les plus mobilisés ou les plus compétents ». Ce que Godbout nous permet surtout d’observer c’est la fragilité potentielle d’institutions que l’on croyait pourtant solides et ancrées dans nos valeurs collectives. Le projet d’une décentralisation qui fait table rase de ce qui existe et qui propose de tout « rediscuter », ne va pas sans risque. Dans la réalité des terrains et des acteurs, des forces existent qui ne vont pas forcément dans le sens des grandes valeurs que l’on pensait immanentes. En particulier, l’esprit démocratique en faveur du plus grand nombre ne peut être pris pour acquis et exige toujours d’être ranimé et défendu.

4. La décentralisation porteuse du respect de l’environnement

Dans le monde d’aujourd’hui et parmi les questions qui touchent le vivre ensemble, la protection de l’environnement occupe une place importante. Qu’il s’agisse des pays occidentaux, des « Tigres asiatiques » ou des régions les moins développées d’Afrique, aucun lieu n’échappe plus au défi que pose la dégradation de l’environnement due à l’activité humaine. Pour plusieurs, il s’agit du problème numéro 1 puisque, selon certains scientifiques tel Hubert Reeves, ce problème menace même la vie sur notre planète.3 Pour y faire face, les tenants de cette image de la décentralisation affirment qu’il faut se rapprocher de la nature et prendre conscience de notre lien indissoluble avec elle. Bien entendu et selon cette perspective, ce sont les personnes à même d’apprécier ce lien qui font autorité et c’est à elles qu’on devrait confier les décisions en matière de protection de l’environnement. De plus, suivant une vision répandue de l’opposition entre urbain et rural, on croit que la nature appartient davantage au second. La décentralisation est alors vue comme une occasion de confier davantage de pouvoir aux administrations locales et rurales en ce qui touche la protection de leur propre environnement.

Il faut reconnaître que, vus de la ville, certains aspects de l’environnement sont des abstractions alors qu’en région, ceux-ci sont perçus concrètement et quotidiennement. On y est donc davantage à même de juger de l’état des choses. C’est en partie sur ce constat que se fonde l’action du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Au BAPE, les citoyens sont considérés comme des experts de leur milieu. Nombreux sont les dossiers où, effectivement, les commissaires ont été sensibilisés à des problématiques spécifiques par des citoyens lors d’audiences en région. Toutefois, il arrive aussi que ces derniers ne comprennent pas qu’ils aient à s’adresser à ces « personnes de la capitale » pour que leur point de vue ait quelque influence, ce qui peut réduire leur intérêt pour ce type de consultations et parfois limiter l’action du BAPE.

Lors de la commission Coulombe sur l’avenir de la forêt publique québécoise, certains intervenants ont fait valoir que les forêts seraient mieux protégées d’une exploitation abusive si cette exploitation était confiée aux populations locales. Ces populations, en lien direct avec leurs territoires, réaliseraient leur responsabilité quant à la perpétuation d’une richesse tant pour elles-mêmes que pour les générations futures. On donne pour preuve de cet argument le traitement différencié des compagnies forestières qui soignent mieux les forêts qu’elles possèdent et qui font partie de leur patrimoine, que les forêts pour lesquelles elles ne détiennent que des concessions temporaires et où, en somme, elles ne sont que de passage.

L’ennui avec cette image de la décentralisation, c’est qu’elle ne tient pas compte du caractère de « système ouvert » de l’environnement. Même si certains phénomènes sont locaux, ils ne peuvent jamais être dissociés de ce qui se passe ailleurs au niveau national et même dans le reste de la biosphère. D’abord, il est loin d’être certains que les limites physiques de l’entité politique qui exercerait les nouveaux pouvoirs décentralisés se confondraient avec celles qu’exige une vision seulement écologique. Par exemple, il est clair qu’en certains dossiers la notion de bassin versant sera importante et devra être considérée dans les décisions qui seront prises alors que l’entité politique ne couvrira peut-être qu’une partie de son bassin versant. Ensuite, la notion de système ouvert implique que les effets d’une action locale soient ressentis ailleurs. Ceci est particulièrement évident en ce qui touche le traitement des eaux rejetées dans les rivières qui traversent plusieurs régions. Dans un cas récent se déroulant dans le Bas-du-fleuve, une municipalité estimait acceptable la qualité de l’eau qu’elle rejetait, en conformité avec les normes en vigueur. Toutefois, cette qualité n’était pas à la hauteur des critères d’un producteur d’oeufs de saumons situé en aval. Dans ce dossier, comme dans plusieurs autres, il est nécessaire de réévaluer les normes en conservant une perspective au moins régionale et pas seulement locale.

Par ailleurs, la disposition d’esprit sous-jacente à cette image tient en grande partie d’une fausse association d’idées. L’image se fonde sur la correspondance entre, d’une part, les notions de rural, région, petite communauté, etc., et, d’autre part, d’environnement. Pourtant l’environnement est non moins existant et important en ville. Celle-ci est même le lieu de débats intenses relatifs à la qualité de l’air, à la présence d’espaces verts et autres. Les urbains ne sont pas moins sensibilisés à l’importance de posséder un environnement sain et aux pratiques qui peuvent ou non y mener. À la limite, on pourrait même dire que certains ruraux font preuve d’apathie, rassurés qu’ils sont par leurs paysages, alors que des activités « bucoliques » sont la cause de graves pollutions, telles certaines pratiques agricoles dont l’exercice est discret (application de pesticides, lessivage de fertilisants chimiques vers les rivières, utilisation excessive d’antibiotiques qui, par différentes voies, se retrouvent dans l’eau et dans des produits destinés à la consommation humaine, etc.). Cette image est donc fondée sur une vision réductrice de l’urbain et du rural.

5. La décentralisation comme frein à la bureaucratie

Selon cette image, l’État central est perçu comme une administration comportant de multiples paliers. Les affaires du pays y sont gérées suivant une logique propre au système administratif lui-même et complètement désincarnée. Des objets du monde concret sont bien évoqués mais ils paraissent servir de jetons dans un jeu aux règles obscures. Les chefs politiques n’y sont pour rien et leurs décisions tout comme les orientations qu’elles devraient instaurer ne sont pas forcément mauvaises. Cependant, l’effet de ces décisions se perd dans les méandres du système qui finit par les travestir au point où celles-ci en reprennent la logique propre. Il en va de même des interventions des citoyens ou des représentants des autorités locales. Ils ont beau faire valoir leur point de vue, fatalement il existe toujours une règle compliquée ou une procédure à suivre qui limite ou réoriente leur action. L’État est devenu une machine aveugle et détachée de la réalité. Pour mettre fin à cette situation, les tenants de l’image désirent que la « machine » soit fractionnée et que l’essentiel de la gestion de l’État soit déplacé vers le niveau local. Leur principe premier est la subsidiarité. Ce principe affirme que l’on doit accorder la plus grande autonomie possible aux échelons administratifs inférieurs, c’est-à-dire qu’il faut tendre vers la plus grande décentralisation possible et ne s’en remettre aux échelons supérieurs que si cela est nécessaire. L’application du principe ne doit pas se limiter à des changements dans un vaste organigramme, plus abstraits et virtuels que concrets. En particulier, les administrations et ceux qui les animent doivent se trouver en région et exercer leurs mandats en maintenant des liens directs avec le milieu. Le nombre de paliers décisionnels doit être restreint. Par ailleurs, les fonctionnaires doivent faire preuve de polyvalence en traitant les différents aspects des dossiers dont ils ont la responsabilité de sorte que ces dossiers ne changent pas de mains, de tels échanges pouvant développer davantage la « machine » et dépersonnaliser les services offerts.

Le principal avantage du mode de gestion proposé par cette image de la décentralisation est de rapprocher certains membres de l’administration gouvernementale des citoyens. Ce rapprochement devrait être à même de mieux faire comprendre aux fonctionnaires l’incidence réelle de leurs gestes par une meilleure connaissance du contexte humain qui en représente le cadre d’application. D’autant qu’il n’y a pas de règles, aussi clairement formulées soient-elles, qui n’impliquent une part d’interprétation en certaines circonstances.

Cependant, les désavantages potentiels de l’application sans nuances de cette image sont nombreux. La distance par rapport au terrain ne comporte pas que des inconvénients. Si une attitude humaine et compréhensive de la part des fonctionnaires est toujours souhaitable, inéluctablement une implication rapprochée entraînera chez eux davantage d’émotivité. Il existe alors un risque que l’employé de l’État perde la neutralité qu’on attend pourtant de lui. De plus, son insertion dans la communauté immédiate augmente les chances qu’il se retrouve en conflit d’intérêt, que ce soit vis-à-vis des personnes (parents, amis, voisins) ou des dossiers qui, en certains cas, le toucheront directement, lui aussi. Comme on encourage l’employé de l’État à s’occuper de ses dossiers de A à Z, le citoyen ne bénéficiera pas de l’opinion supplémentaire d’autres personnes, ce qui serait susceptible d’apporter un effet correcteur et davantage d’objectivité. Dans tous les cas, le traitement des dossiers par une seule personne compte plus de risques que des gestes arbitraires soient posés.

Enfin, il est loin d’être certain que cette approche de la décentralisation réduise effectivement la bureaucratie, contrairement à ce qu’elle annonce. D’abord, en transférant plusieurs responsabilités aux échelons inférieurs et locaux, on multipliera les entités administratives ayant les mêmes mandats et exécutant le même type de travaux. Les administrations locales devront embaucher des spécialistes qui, dans plusieurs cas, ne seront pas pleinement mis à profit en raison du faible nombre de cas touchant leur spécialité. De plus, ces spécialistes n’étant pas réunis en un lieu et ne travaillant pas en collégialité, le développement d’une expérience commune, sorte de « jurisprudence » qui contribue à l’élaboration d’une forme de conscience nationale, s’en trouve entravée. Cette conscience, fondée sur les réflexions qu’ont entraîné un grand nombre de cas, freine les décisions à courte vue et amène une attitude prudente dans l’exercice de l’autorité. À ce propos, il serait illusoire de croire que les échanges permis par des forums virtuels puissent se substituer à la réalité partagée en un même lieu de travail, comme le laissent entendre certains apôtres des TIC et autres porteurs du mythe du village global.

6. La décentralisation en tant que réalisation de « Small Is Beautiful »

Même si elle est non moins utopique, radicale et archétypale que les précédentes, cette image a la particularité d’avoir été formalisée en un discours cohérent auquel on peut se référer. Il s’agit de l’oeuvre de l’économiste anglais, d’origine allemande, Ernst Friedrich Schumacher et, spécialement, de son ouvrage Small Is Beautiful : une société a la mesure de l'homme. Schumacher a travaillé durant vingt ans comme conseiller principal en économie auprès du National Coal Board of Britain dédié à l’exploitation du charbon. Ce travail l’a particulièrement sensibilisé aux problématiques de l’approvisionnement en énergie et du développement durable. Il en vient alors à questionner le rapport à la nature de notre société et démontre que celui-ci est fondé sur une conception erronée, à savoir que l’humain puisse la dominer alors qu’il en fait partie et qu’il ne peut, en réalité et tout au plus, qu’altérer certaines modalités de sa transformation. En particulier, les ressources naturelles ne sont pas créées par les humains, en dépit d’un certain vocabulaire (« produire » du pétrole, du bois, etc.), mais elles sont seulement trouvées et exploitées par eux. Schumacher démontre aussi que, contrairement à l’idée reçue, l’enrichissement et la prospérité ne seront pas forcément les fondements de la paix dans le monde. En fait, ce sont les pays riches qui non seulement ont les moyens de démarrer des guerres et de les gagner, mais qui ont aussi la motivation de le faire. Comme les richesses, pour l’essentiel, ne sont pas vraiment « produites », il est inévitable que la recherche absolue de la prospérité mène à étendre son contrôle à ce que les autres possèdent. Considérant les événements survenus sur la scène internationale depuis la mort de Schumacher en 1977, on pourrait qualifier son oeuvre de prophétique. On comprend aussi pourquoi il fut un admirateur de Gandhi.

À la suite de ses réflexions, Schumacher développe un système économique inspiré du bouddhisme. Dans ce système, le travail est vu comme un accomplissement et une occasion de développer ses facultés. Il ne doit pas être aliénant et la production de biens n’est qu’une de ses fonctions. En mettant l’accent sur le processus plutôt que sur le résultat, ce système propose de donner davantage d’importance aux gens plutôt qu’aux objets. Suivant le fil de son raisonnement, Schumacher critique les grandes organisations généralement peu soucieuses des torts qu’elles font à l’environnement et dont, selon lui, les dirigeants sont les parasites. En revanche, il valorise les petites organisations qui préservent la qualité des rapports entre humains ainsi qu’entre eux et la nature. Sur le plan de la structure et des rapports socio-économiques, il accorde beaucoup d’importance à la décentralisation. Il soutient que le développement économique doit être pensé au niveau régional. Sa vision, d’une part, du travail humain et de sa fonction et, d’autre part, du rapport des humains à la nature se conjuguent en l’un de ses principes d’économie parmi les plus audacieux : la production de biens doit être réalisée localement et ceux-ci doivent aussi être consommés localement. À cet effet, il encourage le développement du micro-crédit, soutenu par les membres de la communauté, en faveur de la création de petites entreprises locales.

L’oeuvre de Schumacher a inspiré, en 1980, la fondation de la E.F. Schumacher Society ainsi que le développement de différents types d’actions concrètes qui en représentent l’application. Parmi celles-ci, on trouve les « Community Land Trusts » (CLT). Les CLT sont un moyen collectif de possession de la terre. Des membres fondent (ou rejoignent) une organisation à but non lucratif qui fait l’acquisition de terrains. On offre ensuite aux utilisateurs éventuels de ces terrains des baux emphytéotiques qui peuvent être renouvelés et transférés aux héritiers. Alors que les biens immobiliers qu’on y installe sont de propriété privée, la terre demeure un bien partagé et géré démocratiquement par un groupe de citoyens. En plus d’y voir appliqués les principes du développement durable, les CLT constituent surtout un moyen de soustraire la terre à la spéculation et d’en consacrer certains usages à un coût abordable pour des citoyens des classes ouvrière ou moyenne. Ces usages touchent principalement l’édification de logements mais aussi la préservation de terres agricoles ou autres.

La E.F. Schumacher Society promeut également l’établissement de monnaies locales. Ce type de monnaies avait d’abord été expérimenté durant la Grande dépression. Leur but était alors de s’affranchir du système national instable et déprécié. À l’époque actuelle, ces monnaies facilitent surtout la réalisation de l’un des principes chers à Schumacher : la consommation locale de biens et de services produits localement. Elles ont l’avantage d’augmenter le pouvoir d’achat, d’encourager à l’autosuffisance et de renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté. Plus d’une vingtaine de projets de monnaies locales sont en cours aux États-Unis et on en trouve trois au Canada.4

Cette image de la décentralisation présente un avantage exceptionnel. Les autres images procèdent d’une intuition simple qui entraîne une critique ou l’exaltation d’une dimension de l’organisation sociale (« moins de bureaucratie », « plus de démocratie », etc.) d’une façon manichéenne. De son côté et même si elle n’est pas exempte de croyances initiales ni de formules chocs, cette image se fonde sur un discours articulé. Ainsi, face à la complexité du monde réel, il sera possible de se référer à un système de pensée dont les fondements sont explicites. Plutôt que d’avoir pour seul recours un principe unique qui, finalement, se révèle peu productif et même hermétique, les tenants de cette image disposeront d’un nombre important de repères – en fait, d’une doctrine – leur permettant de prendre position et d’agir dans la plupart des situations.

Cette approche de la décentralisation a aussi l’avantage d’impliquer fortement des citoyens dans le cours de sa réalisation. L’implication ne se situe pas seulement sur le plan des idées ou sur celui d’une gestion des structures aux effets indirects mais elle les rejoint concrètement dans des aspects de leur vie parmi les plus importants pour eux : l’accès à la propriété (d’un lieu de résidence ou d’affaires), la capacité de vendre localement des biens ou des services et, en tant que consommateur, le coût de la vie susceptible d’être moins élevé qu’ailleurs (toutes choses étant par ailleurs égales).

D’autre part, en limitant la spéculation, le modèle des CLT pourrait contribuer à la préservation et au maintien en exploitation des terres agricoles. Il pourrait aussi constituer un rempart contre la spéculation et la concentration de la propriété.

Toutefois, l’une des forces de cette image peut aussi être vue comme l’une de ses faiblesses. L’oeuvre de Schumacher se présente comme un système d’explication universel de l’organisation socio-politique : chaque problème y trouve son interprétation et certaines actions seront toujours à même de le solutionner. En ce sens, un tel système se rapproche d’une doctrine religieuse. Il existe alors un risque que ses adeptes en soient plus ou moins prisonniers et en deviennent aussi les propagandistes intransigeants. Partant d’une telle attitude et comme les CLT et les autres modes d’intervention issus de la « doctrine » ne sont pas aptes à réunir tous les citoyens, d’importantes frictions sont à prévoir dans la communauté. Certains ne se sentiront pas concernés du fait qu’ils sont suffisamment fortunés pour ne pas avoir besoin d’un CLT. D’autres refuseront d’être « initiés », voyant dans cette doctrine un discours (gauchisant ?) étranger à leurs valeurs. En ce sens, les idées simples que proposent les autres images de la décentralisation sont avantageuses car elles laissent place à diverses interprétations. Autour d’une idée simple, on pourra dire que l’unanimité est le résultat d’un malentendu puisque chacun ignore les différences d’interprétation de cette idée faite par les autres. Il s’agit toutefois d’un malentendu productif. Le flou que laisse une idée simple agit comme un élément de facilitation en permettant à chacun de retrouver ce qu’il cherche dans un projet commun. Inversement, un projet précis, complexe et codifié est davantage susceptible de toucher des cordes sensibles, en sa faveur comme à son encontre.

Enfin, la thèse de Schumacher du Small Is Beautiful est loin de pouvoir être aussi universelle qu’elle le laisse entendre. Elle valorise les petites entreprises, notamment les petites exploitations agricoles, dont elle souligne l’échelle humaine, garante de valeurs positives. Ainsi, on en vient à prétendre que les grosses exploitations sont aussi de gros pollueurs de l’environnement. Pourtant, un lot de petites fermes de taille équivalente est non moins susceptible de polluer la nature. La différence est surtout qu’elles pourraient le faire d’une manière plus discrète. De son côté, la grande exploitation peut, en certain cas, s’offrir des moyens efficaces de contrôle de la pollution du fait même de sa taille et des économies d’échelle. Il ne s’agit pas de prétendre ici que les petites fermes posent effectivement ce problème. On constate toutefois que même pour des thèmes auxquels Schumacher accorde une grande importance (organisation de petite taille, enracinement local, rapport à la nature), le Small Is Beautiful doit être nuancé et ne saurait être le dogme d’une doctrine universelle.

7. La décentralisation comme facteur d’utilisation efficace des ressources

Cette image se fonde sur une idée précise à savoir que la décentralisation permettra d’offrir de meilleurs services aux citoyens. Cette amélioration ou ce rendement supérieur en termes de rapport avantages-coûts, tiendrait à plusieurs facteurs. Certains d’entre eux ont déjà été évoqués dans les images précédentes (motivation des responsables, connaissances du milieu et de ses besoins réels, rapports conviviaux). Mais ce qu’il faut souligner, c’est le rôle central qu’on accorde ici à la question des services offerts aux citoyens qui devient le critère de définition de la décentralisation, celle-ci ne paraissant concevable qu’en regard de cet objectif. Par ailleurs, au coeur de la discussion sur cette question se trouve le concept d’économie d’échelle. Il s’agit de savoir si le fait de fusionner des entités plus petites en une entité plus grande procure des économies et rend le rapport avantages-coûts plus élevé. Si ces économies existent et se révèlent importantes, la pertinence de l’image s’en trouverait forcément affaiblie puisque la décentralisation n’implique généralement pas l’augmentation de taille des entités considérées.Dans le calcul du rapport avantages-coûts et pour faire pencher la balance, les tenants de l’image ne compteraient plus alors que sur des critères de qualité, plus ou moins subjectifs. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à cette question tel Jacques Desbiens de l’université du Québec à Chicoutimi. Desbiens souhaitait vérifier si la fusion des petites municipalités était une stratégie avantageuse sous ce rapport.6 Il a conclu une étude très méthodique à ce sujet en affirmant que « les possibilités d’économies d’échelle sont plutôt limitées dans nos municipalités ». Il ajoutait que même si, par rapport à d’autres États, le Québec possède un grand nombre de petites municipalités, la réduction de ce nombre ne se justifie pas par ce type d’économies. En fait, lorsque des économies d’échelle sont possibles, elles se limitent à certains types de services alors que d’autres types peuvent, au contraire, devenir proportionnellement plus coûteux lorsque le nombre de citoyens augmente.


Cette image présente d’abord l’avantage de proposer une construction du projet de décentralisation fondée sur un objectif clair et qui est directement favorable aux citoyens. Il n’est pas question d’un concept flou donnant lieu à une multitude d’interprétations ni d’une sorte de « cadre » à mettre en place et susceptible d’avoir des effets positifs à plus long terme. Ici, l’objectif est précis et relativement mesurable. De plus, cet objectif est avantageux tant pour les citoyens considérés individuellement que pour le pays dans son ensemble. En effet, l’amélioration du rapport avantages-coûts peut permettre, à la fois, d’offrir de meilleurs services tout en taxant moins, suivant une proportion donnée de ces deux éléments. Sur le plan conceptuel, il s’agit là d’un avantage considérable puisque cette image ne tend pas à opposer deux paliers de la société en exigeant de l’un des concessions en faveur de l’autre. Au contraire, tous les paliers sont gagnants lorsque l’objectif se réalise. Par ailleurs, ici comme dans plusieurs autres approches de la décentralisation, il est certain que les citoyens vivant en un lieu donné sont les premiers experts tant en ce qui touche la nature exacte des services à offrir que de certaines modalités concernant la façon de le faire. On peut donc croire que les services créés et maintenus par une administration locale correspondent à des besoins réels.

Concernant l’administration publique, cette image présente toutefois l’inconvénient de favorise le développement d’une culture fondée sur un rapport client-fournisseur et sur la recherche absolue de l’efficacité. Elle tend à exacerber les jugements portés sur les administrations publiques en regard des coûts et des seules dimensions chiffrables. Elle incite donc à laisser au second plan des questions éthiques concernant les conséquences indirectes ou à long terme de certaines décisions. Par ailleurs, des services tel celui des bibliothèques ou de l’organisation d’événements culturels seront fréquemment sous examen et même menacés du fait que leurs avantages sont difficiles à évaluer, à chiffrer et à comparer. Pour ce qui est de la question des économies d’échelle, même si les études n’encouragent pas au regroupement systématique et à la centralisation, elles n’en concluent pas pour autant à leur inutilité. En fait, celle-ci varie suivant les secteurs d’activité et il serait abusif de croire que « décentralisation » est, a priori, synonyme d’« efficacité ».

8. La décentralisation comme condition de l’appartenance identitaire

La notion d’identité est un concept à la mode. On ne compte plus les recherches universitaires qui portent sur celui-ci. Parmi les causes de cet engouement, se trouvent les difficultés vécues par des individus dont le milieu de vie ne contribue plus à satisfaire leur désir de savoir qui ils sont et ce que sera (ou pourrait être) leur destinée. L’abandon des traditions et d’un mode de vie normalisé, le déclin de la famille comme institution et l’augmentation de la mixité culturelle comptent parmi les causes de cette crise identitaire, même s’il s’agit de phénomènes en marche depuis longtemps. Comme l’ont bien fait voir plusieurs penseurs7, les individus se socialisent au moyen d’interactions ayant cours dans leur milieu de vie. La poursuite de ces interactions contribue au maintien de leur identité. Robinson Crusoe, le roman de Daniel Defoe inspiré d’un fait réel, illustre bien la nécessité pour le personnage principal de simuler des interactions sociales pour préserver sa qualité d’être civilisé et de gentleman. Ces interactions ne doivent pas seulement être répétitives, elles doivent aussi être relativement stables dans leur forme et l’instabilité peut être une cause de stress intense pour certaines personnes. De son côté, la vie traditionnelle au village présentait de nombreuses balises stables concernant la famille, le mode de vie, les comportements acceptables ou non, la loyauté envers son groupe et l’attachement à son coin de pays. Ainsi, un milieu aux caractéristiques constantes et durables, tel qu’en procurait la vie traditionnelle, contribuait à satisfaire le besoin identitaire de chaque individu puisqu’il lui offrait des interactions cohérentes touchant tous les aspects de la vie, tant matériels que spirituels. Par ailleurs, la stabilité de ce mode de vie était assurée par une certaine autarcie des communautés rurales. L’autarcie limitait l’apport de nouveautés en provenance de l’extérieur et n’encourageait pas au changement en plusieurs domaines puisque la survie aurait pu s’en trouver menacée. Dans cet esprit, la décentralisation peut être vue comme l’occasion de reconstituer des communautés relativement autonomes et qui procureraient un milieu de vie homogène et stable. Ce milieu serait alors susceptible d’apaiser le malaise existentiel ressenti par plusieurs dont le milieu actuel ne procure pas les interactions nécessaires à leur quête d’identité.

Les caractéristiques de cette image parlent d’elles-mêmes et il serait aisé de démontrer qu’elles se réalisent réellement, à divers degrés, dans bien des petites communautés. Par exemple, les gens qui travaillent au centre-ville de Montréal mais qui ont choisi d’habiter dans une des petites municipalités environnantes, telles que Rosemère ou Otterburn Park, sont souvent très attachés à ces lieux dont ils défendent la dimension humaine et la « qualité de vie » (une expression que les entrepreneurs en construction ne se privent pas d’employer pour y vendre des maisons). Ces personnes sont souvent très volubiles au sujet de leur milieu qu’elles opposent à l’anonymat ainsi qu’à l’agitation perpétuelle du centre-ville. Bien entendu, ce serait une tautologie d’affirmer que l’anonymat constitue un obstacle à la satisfaction du besoin de renforcement de l’identité personnelle.

Mais, avec cette image comme avec plusieurs autres, tout est affaire d’équilibre et c’est d’ailleurs ce que recherchent ces personnes de la grande ville qui se donnent deux milieux de vie. Si cette quête d’appartenance identitaire est saine et correspond, en quelque sorte, à un mécanisme de survie psychologique, il faut toutefois se poser des questions sur sa poursuite de la manière la plus radicale. L’utilisation de la décentralisation en vue de constituer des communautés relativement fermées et tournées vers elles-mêmes, sous prétexte d’établir ou de préserver leur capacité de procurer de telles interactions, serait une entreprise susceptible de recéler bien des inconvénients. Celle-ci pourrait se réaliser non seulement en accordant de nouveaux pouvoirs aux entités régionales mais aussi en leur permettant d’établir des « filtres » qui les autoriseraient à adapter les services imposés par le niveau national (par exemple le contenu des programmes scolaires). Toutefois, la vie traditionnelle avait ses forces mais elle avait aussi ses faiblesses. Les identités s’y trouvaient si bien maintenues que même les injustices envers certains groupes, tout comme les préjugés les plus patents, pouvaient se perpétuer. C’est grâce en partie à la confrontation des idées et à la découverte de la différence chez les autres que la société évolue et tend à corriger ses lacunes ou ses excès. Enfin, pour reprendre un exemple romanesque, si le héros de Daniel Defoe manquait de renforcements de son identité, de son côté celui de Germaine Guèvremont, le Survenant, craignait sans doute d’étouffer sous l’effet de l’identité et du rôle plutôt restreints que la communauté du chenal du Moine était disposée à lui attribuer. C’est ainsi qu’il choisit plutôt de poursuivre sa découverte du monde.

Malgré tout et compte tenu de la société dans laquelle nous vivons, cet objectif de reformer des communautés plus stables et dans lesquelles chacun pourrait se reconnaître est légitime et a peu de chance de provoquer des effets excessifs. La vie d’aujourd’hui avec ses moyens de communication tant symboliques (les médias) que concret (les routes) favorise l’observation des autres. En revanche, elle encourage aussi l’individualisme plutôt que l’esprit communautaire et n’incite pas aux rapports interpersonnels directs. Dans ce contexte, sans en faire un élément central et pour autant qu’on en garde une conception modérée, cette image pourrait représenter une motivation bien fondée pour les initiateurs d’un projet de décentralisation.

9. La décentralisation comme condition d’une dynamique de l’émergence

Tout comme pour le « Small Is Beautiful » de Schumacher, cette image se fonde sur un discours structuré auquel ses adeptes peuvent de référer. Cette fois, cependant, le discours n’appartient pas à l’économique ou aux sciences politiques. Il a un plus grand degré de généralité et son application à la décentralisation se fait par inférence. Ce discours ne possède pas un auteur en particulier et naît de réflexions philosophiques sur les fondements de la science auxquelles plusieurs penseurs ont participé et qui ont eu cours sur une longue période. Elles partent du constat qu’un paradigme a longtemps dominé le monde de la science et demeure toujours présent, le paradigme de simplification. Ce paradigme favorise la perspective habituelle des sciences humaines puisqu’il disjoint l’homme et la nature tout comme, selon Edgar Morin, il disjoint aussi l’ordre et le désordre, l’esprit et la matière, le sujet et l’objet, l’observateur et la chose observée, l’un et le multiple. Il propose une vision du monde formé « d’unités simples soumises au déterminisme à perpétuité »8. On pourrait faire de cette phrase du marquis de Laplace la devise des tenants de ce paradigme :

Un esprit qui connaîtrait à un moment donné toutes les forces agissant dans la nature aussi bien que les positions momentanées de toutes choses contenues dans l'univers serait capable de comprendre les mouvements des plus grands corps de l'univers ainsi que des plus petits atomes dans une seule formule pourvu qu'il soit assez puissant pour maîtriser toutes les données du problème. Pour cet esprit, rien ne serait incertain, le futur et le passé seraient le présent à ses yeux9.

Enjeux

 Cette position privilégie évidemment les relations de cause à effet, suivant un esprit déterministe. Lorsque l'édification de la science occidentale a débuté, les premiers chercheurs se seraient permis de choisir des objets d'études n'exigeant pas une instrumentation élaborée, où il n'y avait pas une grande interaction entre l'observateur et le phénomène et où il était facile d'établir un rapport de cause à effet (chute des corps, problèmes mécaniques élémentaires, etc.). Ils ont alors mis de côté les phénomènes complexes ayant des causes multiples, comme si ceux-ci n’existaient pas ou comme s’il était acquis qu’ils pouvaient être réduits à des séries de phénomènes linéaires simples et prévisibles. Mais les découvertes en physique du début du XXe siècle ont bouleversé cette vision des choses. En particulier, le principe de Heisenberg concernant la position et la vitesse des particules est venu attester de l’incertitude du monde. Dans cette discipline où avait dominé l’esprit mécaniste, il fallait maintenant décrire le monde à l’aide de probabilités. On découvrait que, dans la nature, il y a beaucoup plus de désordre que d'ordre et l'ordre n'est en fait qu'une exception. On réalisait alors que la science traditionnelle ne s'est intéressée, pour une part importante de ses travaux, qu'à des phénomènes exceptionnels, c'est-à-dire ceux où régnaient des états d'ordre, de stabilité et d'équilibre. Ainsi se fonde le nouveau paradigme de complexité. Avec la complexité apparaît le besoin de comprendre la signification des phénomènes plutôt que de les expliquer en termes de causalité. Cette démarche doit prendre en compte les intentions, les motivations, les attentes, les raisons et les croyances des acteurs. Par exemple et d'après les théories propres à ce nouveau paradigme, la signification associée à la complexité d'une organisation, c'est-à-dire ce qui donne un sens à cette disposition des choses en une telle organisation, émerge chez les êtres vivants en même temps qu'ils se développent et n'est pas donnée d'avance, contrairement aux machines que nous construisons dans un but précis. C'est l'habitude de fabriquer des machines qui amène à croire à un sens donné d'avance, unique et extérieur aux êtres vivants. Conséquemment, face aux questions touchant le développement de nouvelles formes d’organisation sociale, le paradigme de complexité inspire une formule : il faut développer une tolérance au désordre. Le désordre n’a pas ici un sens péjoratif mais plutôt neutre, il s’agit de l’absence d’une structure ou d’un arrangement préexistant. C’est en accordant une liberté réelle aux acteurs, c’est-à-dire une liberté de s’associer, de se confier des rôles, de se donner des objectifs, cela suivant leurs logiques propres, que de nouvelles formes d’organisation vraiment efficaces et pertinentes vont émerger. En somme, si les règles de fonctionnement et la finalité sont données de l’extérieur aux nouvelles structures sociales et même si les acteurs locaux sont « libres » d’agir dans ce cadre, on empêche ainsi l’émergence de structures qui répondent aux besoins intrinsèques de ceux qui les animent. Pour les tenants de cette image, la décentralisation pourrait être une formidable occasion de renouveler le contrat social et de le diversifier, pour peu que l’État central accorde un espace de liberté réelle aux acteurs en région et que tous développent une tolérance à un certain désordre initial qui est essentiel pour que de nouveaux modes d’organisation se mettent progressivement en place.

Les avantages de cette image sont à la hauteur de son ambition. C’est la seule qui comporte une position de départ dépourvue d’un cadre, qu’il soit formel ou idéologique, susceptible d’orienter les nouveaux modes d’organisation locaux. Elle pourrait donc permettre la création d’entités totalement nouvelles (tout comme elle pourrait aussi confirmer que certaines structures déjà identifiées ont une grande probabilité d’émerger). En fait, ce phénomène de création spontanée est déjà connu de plusieurs gestionnaires de grandes entreprises. Ils l’ont observé lorsqu’après avoir accordé un peu d’autonomie à un service donné pour régler certains problèmes, les employés de ce service ont mis en place des solutions singulières mais efficaces que la direction n’avait pas pu imaginer. On peut dire aussi que cette image traduit un grand respect envers les acteurs locaux puisque ceux-ci bénéficient d’une confiance étendue quant à la valeur des modes d’organisation qu’ils peuvent imaginer et mettre en place.

Les inconvénients de cette image sont toutefois nombreux. L’approche qu’elle propose va à l’encontre du mode de pensée habituel d’un citoyen vivant dans une société organisée. Depuis nos premiers jours, les structures sont omniprésentes et, comme le disent eux-mêmes les tenants du nouveau paradigme de complexité, elles nous déterminent autant que nous les déterminons. Lors de la mise en route de la décentralisation, l’absence de structures due au « désordre » ou chaos initial provoquera pour plusieurs une désorientation, sinon même une angoisse, qui ne sera pas forcément favorable à l’action et à la créativité. Par ailleurs, une fois cette stupeur vaincue et que des projets seront élaborés, il est illusoire de croire que les acteurs sociaux iront dans le même sens puisqu’ils sont loin d’avoir les mêmes valeurs et le même engagement vis-à-vis de leur milieu. Chacun aura toujours son propre passé qui suffira, même s’il n’y avait que ce facteur, à faire de lui un individu unique dont les perceptions et jugements différeront de ceux des autres membres de la communauté. Ensuite, on aurait tort de voir la MRC ou la région comme un ensemble tourné vers lui-même qui abordera objectivement et sans influence son développement. Il s’agit plutôt d’un système ouvert, c’est-à-dire qui échange avec l’extérieur. En ce sens, il ne sera pas imperméable aux idées et aux tendances en matière de structuration qui ont cours ailleurs, qu’elles soient appropriées ou non à sa situation. En raison de leurs expériences vécues à l’extérieur de la communauté, certains individus seront sans doute les vecteurs de ces idées. Tous ces clivages chez les membres de la communauté risquent d’être à la base de nombreux conflits, des conflits d’autant plus intenses qu’ils ne seront pas contenus par des règles et un cadre préexistants. Finalement, s’il est probable que des modes d’organisation émergent, rien ne permet de présumer qu’ils soient bons et profitables pour tous les membres de la communauté. À ce sujet, il suffit de penser aux systèmes parallèles et clandestins qui finissent par se constituer dans une organisation dont les règles ne couvrent pas toutes les situations imaginables, qu’il s’agisse d’une école, d’un parti politique ou du marché des valeurs mobilières. Les humains sont d’extraordinaires créateurs de structures mais on ne peut présumer de la valeur morale, de l’équité ou du rendement pour la communauté de toutes leurs créations. L’émergence peut se réaliser tant pour le meilleur que pour le pire.

Il faut voir, toutefois, que cette image est bien un idéal type ou un archétype, conforme en cela au projet du présent texte. Les désavantages évoqués naissent surtout de cette formulation radicale, poussée à l’extrême. On peut croire qu’une approche plus tempérée de la dynamique de l’émergence, en tolérant la présence d’un cadre d’application initial, permettrait de corriger les excès. On sait, par exemple, que des manufacturiers d’automobiles japonais augmentent substantiellement leur productivité en se servant de boîtes à suggestions grâce auxquelles les employés peuvent faire part de leurs idées pour améliorer l’usine, des idées auxquelles on donne réellement suite. Il s’agit bien là d’une dynamique de l’émergence, même si elle a cours dans un contexte structuré où la discipline est présente. En réalité, le monde n’est pas fait d’archétypes, mais plutôt de nuances et même de contradictions (ce qui est d’ailleurs conforme à la posture du paradigme de complexité). Cette observation, qui nous ramène dans le monde réel, suggère la fin de notre excursion au royaume des métaphores.

D’autres images ?

Il est certain que d’autres images de la décentralisation pourraient être formulées et nous ne prétendons pas que la liste précédente soit exhaustive. De nouvelles images seraient sans doute mises au jour en examinant avec attention des actions de décentralisation déjà réalisées à travers le monde. Mais elles pourraient surtout être dégagées en réalisant une vaste enquête auprès des citoyens qui seraient alors libres d’exprimer leurs visions, leurs attentes, leurs rêves au sujet de ce projet. Comme dit le BAPE, les citoyens sont les véritables experts de leur milieu. Ils sont aussi les plus à même de faire part de leurs besoins et de leurs préoccupations, suivant l’importance relative qu’ils leur accordent. Cette enquête devrait se faire avec le moins de contraintes possibles et ne devraient pas être du type « fermée » (avec des réponses déjà formulées dans lesquelles on fait certains choix). Autrement dit, les balises et la définition de la situation ne devraient pas être telles que l’on puisse prévoir avec un certain degré de certitude les résultats de l’enquête comme c’est trop souvent le cas, ce type d’enquête ne servant qu’à valider des orientations déjà établies. Les citoyens devraient avoir l’occasion de faire appel à leur imagination, de se projeter dans l’avenir et de participer véritablement à la construction de leur monde. À ce propos, il est surprenant qu’on accepte si aisément ce paradoxe d’un gouvernement, représentant l’État, qui nous parle de faire la décentralisation. L’État, tout comme les organismes vivants, cherchent à continuer d’exister et à se développer. On ne peut porter un jugement critique d’ensemble sur ce phénomène : il est clair qu’il s’agit parfois d’une chose souhaitable permettant la pérennité de l’État et son adaptation à l’environnement et qui, d’autre fois, ne l’est pas car favorisant le développement à outrance du contrôle et de la bureaucratie. On comprend, cependant, que la remise en question des structures et des façons de faire, la perte de pouvoir et l’élaboration d’autorités concurrentes que pourrait impliquer la décentralisation contredisent cette loi fondamentale de préservation et de survie. En fait, il y a fort à parier que la principale motivation des représentants de l’État lorsqu’il leur arrive, à leur façon, d’être en faveur de la décentralisation soit précisément liée à la survie. La décentralisation leur apparaît surtout comme une façon de lâcher du lest au moment où l’institution de l’État rencontre des difficultés majeures, en particulier sur le plan des ressources, et subit une remise en question. L’État qui décentralise est un paradoxe puisque l’État est le centre et toute manifestation planifiée de sa part émane donc du centre. Sa définition de la décentralisation, qui souvent tient davantage de la déconcentration, s’inscrit forcément dans son propre univers de pensée, dans son habitus, comme disait Bourdieu10. Dès lors, il est inévitable que les changements proposés par l’État soient dans le prolongement des structures et des façons de faire existantes. Il n’est pas dit que certains de ces changements n’auront pas du bon. Cependant, on ne peut plus parler ici de nouveau « projet de société » ni d’un rôle clef pour les citoyens, sinon en matière d’exécution, tout au plus. S’ils veulent faire preuve d’honnêteté dans leurs discours, les politiques devraient accepter de choisir entre une définition restreinte de la décentralisation menée par l’État (appelons cela de la délégation de pouvoir) ou une définition à la hauteur de leurs promesses concernant la participation des citoyens qui implique, pour eux, un rôle actif en matière de conception d’un contrat social renouvelé. Trop souvent, dans le passé, ont-ils éludé ce choix en prétendant implicitement qu’il ne se pose pas puisqu’il n’y avait qu’une décentralisation (la leur). La première utilité des images décrites plus haut et de celles qui restent à recueillir est précisément de montrer que la décentralisation est davantage que cela. Il s’agit d’un projet qui peut être envisagé de bien des façons, même si elles ne s’accordent pas toutes avec les définitions actuelles de participation démocratique et de gestion publique. La seconde utilité est de rappeler que même si des chercheurs et des experts non gouvernementaux parlent de la décentralisation depuis des dizaines d’années et que leurs travaux sont précieux, il y a toujours lieu de prévoir la participation des citoyens et des instances locales à la création même du projet. Les images des uns ne sont pas forcément celles des autres et il est absurde de prétendre réaliser un vaste projet exigeant l’implication et la responsabilisation sans, justement, impliquer et responsabiliser. Enfin, la troisième utilité des images est de contribuer à la prise en compte des rêves exprimés. Ainsi, on fera peut-être en sorte que la décentralisation ne soit pas seulement un projet de société – objet préconçu et désincarné – mais qu’elle devienne le projet d’une société.

 

__________________________________

     1 Morgan, Gareth. (1989). Images de l'organisation. Québec: Les Presses de l'Université Laval.

     2 Godbout, Jacques. (1983). La particiapation contre la démocratie. Montréal: Saint-Martin, p. 7.

     3 Selon Reeves, " Tous les clignotants sont au rouge vif " (SOS-Terre. Le Monde, 11 mai 2002)

     4 Même si nous faisons ici référence à l'oeuvre de Schumacher, il est opportun de signaler qu'il existe aux États-Unis un mouvement appelé Decentralism auquel plusieurs penseurs et praticiens ont collaboré et qui s'appuie essentiellement sur les mêmes valeurs. On trouvera des informations sur ce mouvement dans l'ouvrage de Mildred J. Loomis intitulé Decentralism: Where It Came From - Where Is It Going ? (Black Roses Book, 2005).

     5 Il est fait référence à un esprit général associé à la décentralisation et cet argument exigerait d'être nuancé. Par exemple, après avoir reçu de nouvelles prérogatives, certaines petites entités spécifiques peuvent se regrouper et réaliser des économies d'échelle, ce regroupement particulier ayant été rendu possible par la décentralisation.

     6 Desbiens, Jacques. (1995). " Les économies d'échelle dans les services municipaux au Québec " Dans Proulx, Marc-Urbain (dir.), Regards sur la décentralisation gouvernementale au Québec (p. 65-86). Chicoutimi: UQAC.

     7 Tels Herbert Mead de l'École de Chicago ou le sociologue Émile Durkheim.

     8 Morin, Edgar. (1991). " De la complexité: complexus " Dans Fogelman Soulié, Françoise (dir.), Les théories de la complexité. Paris: Seuil, p. 291.

     9 de Laplace, Simon. (1812). Théorie analytique des probabilités. 

     10 " structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques ". Bourdieu, Pierre. (1979). La Distinction. Critique sociale du jugement.  Paris: Minuit, p. 191.

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