Charbonneau Bernard

1910-1996
BIOGRAPHIE DE BERNARD CHARBONNEAU (1910-1996)

Né le 28 novembre 1910 à Bordeaux (Gironde) de parents Lot-et-Garonnais, le jeune Bernard Charbonneau se sent vite « enfermé » dans la ville où son père tient une pharmacie et il prend très tôt l’habitude de voyager à pied ou en vélo, jusqu’en Espagne même. La campagne, déjà, avant tout.
Il explore, il découvre les coins sans routes, il pêche dans les torrents. « Le besoin de nature, comme on a besoin d’eau pour vivre », nous dit-il. Il va le sac au dos, avec juste quelques vivres, traversant les forêts, les lacs, des Landes aux Pyrénées, là où personne n’allait. ("Hors du pavé, marcher sur la terre et le pré, traverser un espace sans gardes ni pancartes. Chercher la patrie où pour un soir on plantera librement sa tente").
Adulte, il se mobilisera sans peine pour la défense de la nature face aux destructions, face au profit.
Baccalauréat de philosophie à Bordeaux, au lycée Montaigne, bien que très mauvais élève, « insupportable », nous dit-il.
Ensuite, à l’Université de Bordeaux, il étudie l’Histoire et la Géographie (« alors inséparables, car la réalité forme un tout dans le cadre du temps et de l’espace »), jusqu’à l’agrégation qu’il obtient en 1935.
Il a vingt-quatre ans lorsqu’il devient enseignant à Bayonne. Il commence à créer des « clubs de presse » et des groupes de discussion avec quelques personnes de son choix (dont Jacques Ellul) pour réfléchir à tous les changements qu’entraîne le fameux « progrès » scientifique.
Après la fondation (1932) de la revue Esprit, la revue d’Emmanuel Mounier, son groupe devient « le groupe personnaliste du Sud-Ouest » et rejoint le mouvement.
Mais soucieux de ne pas séparer la réflexion de la vie, il entraîne ses amis et camarades dans des explorations et escapades (Galice, îles Canaries, Pyrénées espagnoles alors sans routes ni cartes).
En 1938, il obtient un poste de professeur à Bordeaux et s’y marie. Puis advient la guerre. B. Charbonneau est très anti-nazi, mais la guerre passe pour lui en second : la question clef, selon lui, reste la maîtrise du progrès scientifique et technique. Il reste donc étranger à cette guerre, en position délicate, alors que ses amis s’engagent. En fait, B. Charbonneau refuse de se laisser entraîner. Une fois de plus, son attitude est à contre-courant. Sa résistance est plus intérieure et plus englobante.
1945 : Hiroshima. Cela le confirme dans son souci majeur, le totalitarisme militaro-industriel.
À la Libération, alors que le seul problème qui compte pour tout le monde est le politique, pour lui c’est déjà la nature, les paysages, la liberté, l’ambiguité du progrès.
Il est donc très seul. Les Français, obsédés par la victoire et la reconstruction, laissent passer et oublient Hiroshima.
Puis il obtient un poste à l’École Normale de Lescar (Pyrénées-Atlantiques), qu’il rejoignait en vélo depuis Laroin, distant de 3 km, où il avait fait bâtir sa maison en pleine campagne. Pêche, balades, livres. Le paradis, pour lui, malgré l’isolement.
Il continue d’analyser la grande « mue » de l’espèce humaine.
Dès 1937, Bernard Charbonneau a la lucidité de voir le sentiment de la nature comme une « force révolutionnaire », tout comme l’Américain Paul Shepard concevra en 1969 l’écologie comme une « science subversive ». C’est le point de départ du manuscrit Le Pan se meurt, terminé en 1945 (500 pages), présenté à un éditeur qui le refuse, et première mouture du Jardin de Babylone qui ne paraîtra qu’en 1969.
En 1949, il publie, à compte d’auteur, L’État, dans lequel il met en parallèle les deux totalitarismes, le politique (stalinien) et le techno-scientifique.
Comme souvent, cette réflexion fulgurante et précoce est écartée ou tenue à distance : il ne lui trouvera un véritable éditeur qu’en 1988. Sa réflexion et sa recherche pionnières sont menées dans une quasi-solitude (si ce n’est Jacques Ellul (1912-1994), son ami, philosophe, juriste et théologien protestant bordelais - plus connu aux États-Unis qu’en France, notamment pour son célèbre La Technique ou l’enjeu du siècle ; 1954, réédité 1990).
B. Charbonneau publie alors chez Denoël ses 4 premiers livres, mais la vague du mouvement étiqueté « écologique » lui permettra d’en publier 5 autres: il participe alors activement au militantisme écologique des années soixante-dix.
Avec une verve mordante, il ne manque pas de fustiger la société de consommation qui détruit la nature mais donne dans un deuxième temps le feu vert pour faire semblant de la protéger: ce phénomène de mode lui paraît suspect.
Il partage ses années de retraite entre ses deux maisons des Pyrénées-Atlantiques : l’une dans le Béarn pour le printemps et l’été, l’autre au Pays Basque pour l’automne et l’hiver. Ne se complaisant jamais dans une « tour d’ivoire », il continue d’organiser des camps de rencontre dans les Pyrénées, les Corbières et les Landes (jusqu’en 1957 avec Jacques Ellul, et encore en 1972 et 1973).
Aquitain vivant avec mélancolie les bouleversements inexorables du monde rural, ces « tristes campagnes », amoureux et passionné de son terroir, Bernard Charbonneau est un des précurseurs de l’écologie bien avant la mode, dénonçant avec plusieurs décennies d’avance les risques pour la nature et l’espèce humaine d’une croissance aveugle.
Après avoir tenu une chronique dans l’hebdomadaire protestant Réforme de 1952 à 1967, il rejoint naturellement la revue La Gueule ouverte (dirigée par Pierre Fournier) où il tient de 1972 à 1977 la « Chronique du terrain vague ».
Enfin, Combat Nature, la revue des associations écologiques et de défense de l’environnement, publiée à Périgueux (Dordogne) mais d’audience nationale, accueille régulièrement ses articles de 1974 à 1994.
Bernard Charbonneau participe à la fondation du Comité de Défense de la Côte Aquitaine pour s’opposer à certains grands projets d’aménagement du littoral, ainsi qu’à la fondation du Groupe du Chêne, société de réflexion sur les problèmes de notre société qui poursuit encore aujourd’hui son activité.
En même temps qu’il croit au rôle des sociétés locales traditionnelles et d’un certain régionalisme face à la montée d’une technique incontrôlée, il s’intéresse à la dimension européenne du mouvement écologique et participe à la fondation en 1976 d’Écoropa, le réseau européen des têtes pensantes de l’écologie, dont le secrétaire général est son ami, également bordelais, Édouard Kressmann (1907- 1985).
Auteur de dix-huit livres édités (et de nombreux textes publiés à compte d’auteur, surtout pour son oeuvre essentielle), Bernard Charbonneau ne s’arrêta jamais de dénoncer tour à tour la dictature de l’économie, masquée par la brume du social ; le mensonge de la technoscience, voilé par les rêves infantiles de toute-puissance des consommateurs inconscients; les errances de l’écologie politique lorsqu’elle recouvre nos marchandises d’une couche verte.
Et de dessiner des ponts entre ces trois dénonciations. Et de réfléchir aux bases d’une véritable « contre-société ». Sans relâche. Toute une vie. Une vie entière n’est jamais assez longue pour dénoncer la grande imposture.
Voilà qui constitue le sens du livre collectif que l’économiste toulousain Jacques Prades a consacré à ce grand précuseur, Bernard Charbonneau, dont son ami Jacques Ellul disait : « Il m’a appris à penser et à être un homme libre ».
Mort le 28 avril 1996, ce penseur libre laisse derrière lui une oeuvre importante, malheureusement trop peu connue du public - et même des écologistes.





Nous l'appelions familièrement "Beñat"...
Dans l'ouvrage consacré à l'École Normale de Lescar paru en 1981 (et dont M. Pierre Barets fut la cheville ouvrière), Bernard Charbonneau y est décrit en ces termes par un ancien normalien:
"Un curieux bonhomme, sec, mal habillé, noir de peau, myope, qui venait faire de l'histoire et géographie sur une vieille bicyclette. Il sortait des fiches jaunies de son cartable et commençait son cours...
Passionné de pêche à la ligne, de montagne, increvable, il nous emmenait une fois par an à travers les Pyrénées et nous faisait tirer la langue sur les pentes"...

Bernard Charbonneau avait un sacré sens de l'humour, un tantinet libertaire, franchement iconoclaste.
Parmi ses anecdotes favorites, l'histoire des abattoirs de Chicago: "Lors d'une visite, un député trop curieux, se pencha un peu trop et tomba sur le tapis roulant. Le grand noir, distrait, l'égorgea machinalement... des boîtes de conserve arrivèrent en fin de parcours. Quand on s'aperçut de la disparition de l'élu, on arrêta le tapis roulant.
Arrivé à ce stade, deux versions possibles suivant l'humeur du conteur: Soit on mettait la machine en arrière et on récupérait notre député intact au départ de la chaîne; soit on analysait les boîtes de conserve et on gardait celles qui n'avaient pas les mêmes pourcentages de matières azotées que les autres pour les remettre à la veuve: "Voilà votre mari!"
Autre trait de caractère de ce prof hors du commun: Quand venait un inspecteur général, il conservait son cartable bien rivé sous le bras droit et tendait la main gauche à "l'élégant bipède", comme il disait...
Mais les normaliens, adolescents plus ou moins boutonneux, amateurs de rugby et de vin de Madiran, s'ils appréciaient l'originalité de ce professeur hors normes ne soupçonnaient guère qu'il était l'un des penseurs les plus importants de son époque. Certes, ses manuscrits occupaient un rayonnage de la bibliothèque de l'EN mais le style de ses premiers écrits rebutait quelque peu les rares élèves qui avaient la curiosité de les ouvrir. Je me souviens du "Mythe du coq", de "L'hommotau", de "L'État"... On ne comprenait pas grand chose, mais on sentait bien l'odeur de soufre qui s'en dégageait...

Plus tard, vers la fin des années 70, j'ai eu le privilège de le faire venir à Biarritz pour une conférence portant sur la destruction des paysages, les excès de la mécanisation et de la monoculture. Bernard Charbonneau avait à cette époque publié "Tristes campagnes" et "Notre table rase" aux éditions du Seuil. Malheureusement on ne peut plus trouver ces ouvrages en librairie, c'est pourquoi je regrette amèrement d'avoir prêté l'un d'eux à un copain indélicat...
Je regrette aussi de ne lui avoir rendu visite que deux ou trois fois dans sa maison de Saint-Pé-de-Léren, "Le Boucau", nichée à deux pas du gave.
Un sage s'est éteint le 28 avril 1996, mais son œuvre n'est pas tout à fait oubliée. D.J

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