Art de vivre

Catherine Reinaud

Notre amie Catherine Reinaud nous a quittés le 5 septembre 2022 à Maincourt sur Yvette. Cette femme cultivée, rien ne la situe mieux que ce témoignage sur l'art de vivre et de mourir qu'elle nous a laissé il y a longtemps.

Par Catherine Reinaud

Artcicle tiré de la revue Critère, Numéro 12, mars 1975: L'art de vivre.

 «Le moindre événement se déroule comme une destinée, et la destinée elle-même s'y déploie comme un tissu ample et magnifique dont chaque fil, conduit par une main. infiniment douce, se trouve pris et maintenu par cent autres.»(Rilke)

 Qu'est-ce que l'art de vivre, sinon la manière dont l'homme se relie à la vie, dans ce qu'elle a de plus humble comme dans ce qu'elle a de plus haut. L'art de vivre est la fleur fragile et sans prix de toutes les activités humaines, ce par quoi ces activités se font oeuvre; il est la forme de la civilisation.

Notre époque vante et surestime les techniques scientifico-­psychologiques susceptibles de mettre à la portée des civilisés déracinés que nous sommes, en quelques leçons, sans effort, et peut-être même en dormant, tous les moyens pour acquérir un art de vivre; elle demeure pourtant incapable de le susciter et de le posséder.

 Nous avons beau apprendre à décorer nos appartements, à regarder la nature, à organiser nos loisirs, à cultiver notre spontanéité, nous plonger dans les arcanes de la communica­tion millimétrée, lustrer notre culture grâce aux moyens audio­visuels, tâter des séminaires de créativité et de sensibilité, nous devons amèrement constater que nous ne possédons plus ni l'art de perdre notre temps, ni celui de le sauver qui, ensemble, constituent précisément les deux faces de l'art de vivre. Et ce, malgré l'existence de quelques valeureux pionniers du retour en arrière qui, tout rêve bu, tentent nostalgiquement de retrouver la saveur perdue. Non pas que l'art de vivre nous soit désormais interdit; mais les conditions matérielles de notre existence - urbanisation, promiscuité, agitation, etc. - nous rendent plus difficile qu'autrefois sa conquête, d'autant plus que nous nous retrouvons isolés dans cette lutte personnelle, sans l'appui et l'entraînement que procurait autrefois l'exis­tence de milieux naturels.

Et surtout, nous avons perdu les racines qui favorisaient dans l'ombre l'éclosion de l'art de vivre, les “auxiliaires secrets” qui fertilisent la sensibilité et l'intelligence que sont la conscience du temps et de la mort, le sentiment cosmique et, conséquence des deux premiers, l'amour de la vie. Trois composantes de l'esprit religieux - au sens étymologique: relier à - qui, àtravers les lieux, les climats et les âges, apparaissent au fond comme le noyau duquel germait et croissait l'art de vivre.

 Sans la perception intérieure, Plus ou moins consciente, de l'omniprésence de la Parque, l'activité humaine perd son sens profond. C'est pourquoi l'art de vivre est intimement lié à la conscience du temps, donc de la mort; c'est pourquoi aussi, aux grandes époques, il s'achevait si bien dans l'art de mourir.

L'art de vivre consiste à éterniser le présent par la perfection et la beauté de l'instant, désiré, voulu et savouré, plus ou moins clairement, comme tel. Il est le reflet d'une sourde nostalgie de l'immobilité et de l'éternité qui faisait jadis la trame de la pensée. Il s'agit d'arracher au jour qui fuit inexorablement sa substance de beauté, d'ordre et de paix, comme pour tenter d'exorciser la mort qui nous attend et défier le néant.

 La première image qui monte aux yeux devant l'expression “art de vivre”, ce n'est pas d'abord le merveilleux raffinement de l'esprit, des fêtes, de la politesse, des costumes, des nourritu­res - qui en sont comme le rameau précieux et profondément futile - mais la vision des gestes simples et beaux qui donnent forme au quotidien dans ce qu'il a de plus humble, et, somme toute, l'évocation d'un ordre calme issu de rites qui prolongent à chaque heure du jour dans la chair, dans l'esprit et dans les choses, l'ordre, la beauté, l'harmonie et les rites cosmiques.

 

Toujours nous voulons chercher l'éternel ailleurs qu'ici; toujours nous tournons le regard de l'esprit vers autre chose que la présente situation et la présente apparence; ou bien nous attendons de mourir comme si tout instant n'était pas mourir et revivre.
À chaque instant une vie neuve nous est offerte, au­jourd'hui, maintenant, tout de suite, c'est notre seule prise. (Alain)

 

 

Peut-être est-ce précisément cela qui nous émeut lorsque nous nous perdons dans certaines peintures flamandes. Ces intérieurs où le temps s'arrête, la simplicité parfaite de quel­ques natures mortes, ce geste suspendu de la laitière de Vermeer, ce que Claudel appelait “la contemplation de l'évi­dence”...

 L'art de vivre s'alimente en profondeur dans le sentiment cosmique; savoir vivre, c'est faire sienne la nécessité qui pèse indifféremment sur les astres et les hommes, et, par une véritable transmutation, faire de nécessité beauté, à l'image de l'ordre cosmique. Il n'est pas d'art de vivre sans le sentiment du chaos toujours menaçant et, corrélativement, de la forme à conquérir inlassablement pour ordonner le chaos: l'art de vivre est le chaos suspendu, l'espace d'un geste.

Lorsqu'il habitait les hommes, le sentiment cosmique fai­sait de l'art l'achèvement de l'art de vivre, en créant cette mystérieuse connivence entre l'artiste et le peuple, qui éveille en nous une émotion pleine d'amour et dont nous nous prenons à rêver chaque fois que nous réfléchissons à l'art de notre époque. Alors, aucun besoin du critique d'art, parasite obligatoire de notre époque pour faire descendre jusqu'aux narines de la foule les effluves perçues par les seuls “con­naisseurs”!

L’enthousiasme du peuple de Delphes devant l'Apollon de Phidias, ces enfants qui jetaient en chantant sous les pas du sculpteur des branches parfumées de laurier, ces hommes qui joyeusement le portaient à son domicile, tout cela témoignait d'un sentiment commun du triomphe momentané de la forme sur le chaos, sentiment éprouvé obscurément, mais révélé, mis à jour par la volonté de l'artiste érigée en oeuvre. Et aussi, au Moyen âge, lorsque le peuple de Paris acclamait et portait triomphalement Juger pour la beauté de la cathédrale Saint-­Denis...

Car le potier devant son tour, le paysan devant sa récolte engrangée, la femme devant la blancheur odorante et pliée de ses draps, se sentaient, à leur insu, dans ces petits gestes, quotidiennement créateur, c'est-à-dire donneurs de forme, face au chaos de la glaise, au champ menacé par l'orage, au désordre envahissant.

Révolte, précipitation, individualisme, détestation du quotidien sont le contraire du sentiment cosmique. Ils tuent l'art de vivre aussi sûrement que l'escamotage de la mort. Car l'art de vivre est lié au patient et impérieux désir de faire émerger la saveur unique, sans cesse menacée, uni au sentiment du temps qui fuit, du sable qui coule, du fleuve où on ne se baigne jamais deux fois.

Pour que l'activité devienne oeuvre aux yeux de celui de qui elle procède, elle doit être contemplée, c'est-à-dire aimée; l'art de vivre empêche le quotidien de s'enliser dans le désamour.

Ni le rêveur, ni le chimérique ne le possèdent, car l'un ne songe qu'à fuir et l'autre qu'à détruire, mais seulement le contempla­tif, c'est-à-dire celui qui sait s'arrêter pour savourer avec bonheur l'oeuvre accomplie; comme il est dit, dans la Genèse, du Créateur qui au 7e jour contempla sa création et l'aima.

 

Cueille cette frêle fleur, prends-la vite de crainte qu'elle ne se fane et ne s'effeuille dans la poussière. S'il n'y a pas de place pour elle dans ta gerbe, fais-lui pourtant l'honneur du contact douloureux de ta main; cueille-la.
Je crains que le jour ne s'achève avant que je ne m'en doute et que le temps de l'offrande ne soit passé. (Tagore)

 

 
La conscience de la mort et le sentiment cosmique s'unissent dans l'amour de la vie, sans lequel il n'est pas non plus d'art de vivre. Non pas cet amour jouisseur, usurier du futur, mais cet amour infiniment secret qui est fait d'éblouissement, de com­passion pour l'éphémère et de désir irrésistible et aveugle de le sauver malgré tout. L'amour de la vie tend à racheter sans trêve le temps qui altère et tue par la perfection et la spontanéité du geste qui éternise et sauve; qui sauve la matière en lui donnant forme utile et belle, l'amour en l'incarnant dans le don ou l'hospitalité, le silence en lui offrant le temps de l'écouter, et l'arbre en s'arrêtant pour le regarder croître, et l'enfance en souriant avec elle.

 Alors, tout ce qui est nécessaire devient gratuit.

 

 

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