Alimentation

Essentiel

Ces propos de l'écrivain Remy de Gourmont, bien qu'écrits à la fin du XIXe siècle - à une époque qui n'avait évidemment pas les mêmes connaissances scientifiques que la nôtre -, gardent, mutatis mutandis, tout leur pertinence:

«On a fait ces temps derniers beaucoup de recherches sur l'alimentation rationnelle. Connaissant la composition du corps humain, d'une part, et, de l'autre, la composition des aliments usuels, sachant ce qu'un homme ordinaire perd de substance en un jour, par le seul fait de vivre, il a paru très facile à des physiologistes distingués de déterminer quelle doit être, scientifiquement, la nourriture humaine. […]

Il faut les prendre pour ce qu'[elles] sont, pour le résultat du labeur patient d'excellents savants parfaitement dignes de foi. [Elles] m'inspirent, théoriquement, la plus grande confiance. Pratiquement, ce ne sera pas tout à fait la même chose. La machine humaine est une machine, cela est incontestable, mais c'est une machine animale qui ne ressemble pas à toutes les autres machines. Elle est mue par les hydrates de carbone, c'est entendu, mais elle est mue également par l'imagination, par le plaisir, par divers éléments que l'on peut appeler les éléments psychologiques. A s'en référer aux tableaux de. M. Armand Gautier, des légumes secs, du fromage et un verre d'eau peuvent former un excellent menu scientifique; forment-ils également un excellent menu psychologique, un menu qui donne à l'homme toute satisfaction, qui comble les vides, non seulement de son corps, mais de sa sensibilité générale? C'est une question à laquelle les savants sans doute dédaigneraient de répondre. Aussi, je ne la leur pose pas. Essayons de la résoudre par un examen extra-scientifique. […]


J'ai fait sur moi quelques expériences et j'ai réuni plusieurs observations. Plus d'une fois, selon les avis de la science, j'ai remplacé l'aloyau qui ne contient que 19 pour cent d'albuminoïdes par le fromage de gruyère, qui en contient près de 32. L'économie était magnifique et double; économie d'argent pour la bourse, économie de travail pour l'estomac. J'ai essayé de diverses autres substitutions ; j'ai tâté du végétarisme et même du fruitarisme, c'est-à-dire du régime des fruits crus, frais ou secs. Aucun de ces régimes scientifiques ne m'a réussi. Quelque chose me manquait, et à force de réfléchir, j'ai découvert que ce qui me manquait, c'était la satisfaction que laisse un plaisir. Après chacun de ces repas dosés selon les formules rationnelles, je n'avais plus faim et pourtant il me semblait que je n'avais pas mangé. Question d'habitude, m'a répondu un physiologiste, auquel j'avais fait part de mes déboires. Ce qui reste en vous d'insatisfait, c'est la sensibilité et non le besoin. Sans doute, mais voici précisément le point qui m'intéresse. Un repas n'est pas uniquement destiné à calmer notre faim, à réparer nos pertes en substances et en calories. Il a un but plus complexe : il doit satisfaire notre appétit et en même temps combler un désir mal défini, mais qui se localise en grande partie dans le sens du goût. Si le goût n'a pas été satisfait, quelle que soit l'abondance du repas, le repas n'a pas rempli son but. Allons plus loin et osons affirmer ce paradoxe scientifique, que l'on n'a vraiment mangé que si l'on éprouve le plaisir d'avoir mangé. Il ne s'agit plus d'albuminoïnes, ni d'hydrocarbures, il s'agit d'une satisfaction psychologique. »

Remy de Gourmont, « Psychologie du goût », Promenades philosophiques. [Deuxième série], Paris, Mercure de France, 1905.

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