Essentiel
Tout indique que l'univers social est en expansion, c'est-à-dire que les individus (l’équivalent des galaxies) s'éloignent progressivement les uns des autres. Au Moyen Âge, les gens dormaient littéralement empilés les uns sur les autres. Au début du XVII
e siècle, le roi
Henri IV était incapable de dormir seul. Par-delà son penchant bien connu pour l’autre sexe, il témoignait ainsi d’un besoin de présence humaine caractéristique de toute une époque. C’est la principale leçon que l’on tire des travaux de Philippe Ariès sur l’histoire des mentalités et sur celle de la famille.
Sous l’Ancien régime, les enfants couchaient tous ensemble sans différenciation de sexe et couchaient aussi parfois avec les adultes, serviteurs, parents, etc. On a d’abord cessé de se toucher, puis on a cessé de se sentir, les odeurs étant jugées inconvenantes. Le puritanisme et une certaine hygiène ont accéléré ce double processus. Il était fatal qu'on en vienne à ne plus pouvoir se parler, en attendant de ne plus se voir... en personne. Sur cassettes, c'est autre chose.
Cet éloignement des galaxies humaines aboutit en cette fin de millénaire au plus étrange désir qui ait jamais travaillé une époque: faire des enfants, sans faire l’amour, sans se toucher, sans se parler et sans se voir; par l’intermédiaire des éprouvettes et des mères porteuses.
Dans quelle mesure le téléphone a-t-il contribué à ce refroidissement des rapports humains? L'enthousiasme qu'il suscite, sous la forme du téléphone cellulaire notamment, ne s'explique-t-il pas au contraire par le refroidissement antérieur des rapports humains? On ignore la personne qui est à côté de soi, dans la rue, dans les transports en commun et même à la maison et l'on télé-parle avec la personne éloignée.
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Inventé à la fin du 19e siècle, le téléphone n'a pas été accepté unanimement. Voici ce qu'en écrit, au début du 20e siècle, l'écrivain français Remy de Gourmont :
« Parler à distance est merveilleux, mais c'est une de ces merveilles dont on se passe fort bien et de celles qui n'ont pas beaucoup amélioré le bonheur des hommes. Il a même de sérieux inconvénients. S'il habitue les gens à prendre des décisions rapides, il les habitue aussi aux décisions inconsidérées ainsi qu'au bavardage oiseux. Le téléphone, qui fait gagner du temps, en fait peut-être perdre plus encore, sans qu'on s'en aperçoive, en même temps qu'il incite à une activité un peu fébrile. Que de choses se disent par le fil auxquelles on ne pense plus dix minutes plus tard et qu'on n'aurait jamais écrites! Certes, il est des gens, pas beaucoup, peut-être pas deux, avec lesquels j'aimerais bien parler quelques minutes tous les matins, mais de quel prix faudrait-il payer ce plaisir ! Que d'autres voix indifférentes ne faudrait-il pas écouter! Je n'ai nullement l'âme téléphonique. »
REMY DE GOURMONT, «Le téléphone»,
Petits crayons, Paris, Éditions G. Crès & Cie, 1921
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Paul Valéry raconte pourtant que le peintre Degas répondit à l'un de ses amis qui voulait lui obtenir le service téléphonique: «Le téléphone! Jamais de la vie. Comment? On vous sonne et vous répondez?»