Suétone
Peu de choses nous sont connues de la vie de Caius Suetonius Tranquillus. Deux ou trois passages de ses ouvrages, quelques lettres de Pline le Jeune, une mention de Spartien dans la Vita Hadriani, sont les seuls éléments qui nous permettent de reconstituer sa biographie. Suétone naquit probablement à Rome vers 69 ap. J.-C. Son père, Suetonius Laetus, fut tribun légionnaire et assista à la bataille de Bedriacum, où Vitellius triompha d'Othon. Attiré par le barreau, dont les portes lui restèrent cependant fermées, Suétone aurait semble-t-il, enseigné la grammaire, puis brigué un poste de tribun militaire. Il jouit de la protection de son ami Pline le Jeune, qui lui obtient un poste d'archiviste sous l'administration de Trajan. Sous Hadrien, il fut nommé secrétaire ab epistolis, responsable de la correspondance intime de l'empereur. Un passage de Spartien sur les motifs qui lui firent encourir la disgrâce en 422, laisse croire qu'il s'était attiré les faveurs — ou les défaveurs — de l'impératrice Sabina, mais il est plus probable que Suétone se trouva mêlé à quelque intrigue de cour. Il vécut dès lors dans la retraite et se consacra tout entier à ses travaux de grammaire, de littérature et d'histoire.
Il fut un auteur très fécond si l'on en croit la longue liste d'ouvrages qu'un commentateur de l'époque lui attribue. Parmi ceux-ci, des études de moeurs, sur les jeux d'enfants chez les Grecs, sur les spectacles chez les Romains, un traité des Institutions et des moeurs romaines.
Seuls quelques-uns de ces titres nous sont parvenus, et l'histoire, n'a retenu de son oeuvre que le De viris illustribus, une série de courtes biographies des figures littéraires romaines les plus connues, dont seule la première partie nous est connue, et ses Vies des douze Césars, biographies beaucoup plus élaborées des empereurs romains, de Jules César à Domitien. Sa réputation est essentiellement fondée sur ce dernier ouvrage qui marque un point tournant dans l'historiographie latine. Le texte de chaque biographie est articulé selon le schéma suivant: description des origines familiales, la carrière avant l'ascension au pouvoir, ses actions publiques, sa vie privée, son apparence physique et les derniers jours de l'empereur. Suétone porte peu d'intérêt à l'histoire et à l'administration de l'empire. En tant que secrétaire intime d'Hadrien, il a pu puiser aux sources contemporaines, il avait accès aux procès-verbaux des séances du Sénat, de même qu'aux sénatus-consultes. Il cite à plusieurs reprises des lettres et des testaments d'empereurs. Mais Suétone, et c'est le principal reproche qu'on lui adresse — son plus grand mérite selon d'autres —, alimente surtout ses textes de la chronique politique et scandaleuse à Rome. Il aurait recueilli en fréquentant la société de Pline le Jeune, nombre d'anecdotes et d'histoires colportées par la rumeur, dont l'authenticité est souvent douteuse, mais qu'il n'a certainement pas inventées et qui donnent une idée assez fidèle de ce qui se disaient au sujet des empereurs à son époque. On a dit que, pour écrire son livre, Suétone avait écouté aux portes et qu'il avait souvent mal entendu ce que l'on disait. Cela est fort possible; néanmoins, après Tacite et Dion Cassius, ses Vies des Césars nous donnent sur le premier siècle de l'empire des renseignements précieux, qui ne se rencontrent point ailleurs.
L'étoile littéraire de Suétone pâlit lorsqu'on la compare à celle de son contemporain Tacite, auteur des Annales, considéré comme le plus grand écrivain latin après Cicéron. La prose de Suétone est celle d'un compilateur, qui ne manifeste de l'émotion qu'avec circonspection. Il ne possède ni l'intelligence politique ni la pénétration de Tacite, dont l'œuvre est teintée du pessimisme qu'il conçoit devant la décadence des moeurs politiques romaines, qu'il attribue à l'avènement du pouvoir impérial absolu à partir d'Auguste. Mais la critique reconnaît généralement la vivacité des portraits de Suétone, rédigés dans une prose simple et précise, visant avant tout à l'efficacité, et dépourvue de la phraséologie archaïque et précieuse qui encombre la littérature contemporaine. La fortune historique de Suétone fut considérable: au Moyen-Âge, Eginhard, s'en inspire pour écrire l'historien de Charlemagne et de ses héritiers. Ses ouvrages furent rééditées pendant la Renaissance dès la naissance de l'imprimerie.
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Suétone selon Alexis Pierron (Histoire de la littérature romaine)
«L'ouvrage qui a fait la réputation de Suétone, ce sont les Vie des douze Césars. La Harpe, qui avait traduit Suétone, le juge néanmoins avec quelque sévérité: et cette sévérité est loin de n'être pas méritée: "Suétone, dit-il, est exact jusqu'au scrupule, et rigoureusement méthodique: il n'omet rien de ce qui concerne l'homme dont il écrit la vie; il rapporte tout, mais il ne peint rien. C'est proprement un anecdotier, si l'on peut se servir de ce terme, mais fort curieur à lire et à consulter. On rit de cette attention dont il se pique dans les plus petites choses; mais souvent on n'est pas fâché de les trouver. D'ailleurs, il cite des ouï-dire, et ne les garantit pas. S'il abonde en détails, il est fort sobre de réflexions. Il raconte sans s'arrêter, sans s'émouvoir: sa fonction unique est celle de narrateur. Il résulte de cette indifférence un préjugé bien fondé en faveur de son impartialité. Il n'aime ni ne hait personnellement aucun des hommes dont il parle: il laisse au lecteur à les juger." Nous ajouterons peu de chose à ce qui précède. Les biographies de Suétone ne sont pas proprement de l'histoire; ou, si l'on veut, c'est de l'histoire d'antichambre. Ce sont des récits débraillés, si j'ose ainsi dire, des récits faits sans art, sans ordre, sans méthode aucune, et où le sans-gêne n'est jamais cet heureux négligé qui fait le charme de la narration de Plutarque. Il faut y regarder, avant de puiser dans cet amas d'objets de toute sorte et de toute valeur. Suétone est une autorité souvent suspecte; non pas qu'il n'aime la vérité et qu'il ne la cherche curieusement, mais quelquefois il entend mal, comme on entend en écoutant ans portes. Avec de la critique, on sépare aisément le vrai du faux, et l'or pur du fatras où il se trouve mêlé. Suétone, entre des mains habiles, est une mine historique plus précieuse et plus féconde peut-être que Tacite avec toutes ses richesses et toutes ses magnificences. À coup sûr, il serait presque impossible, sans ce bavard trop souvent obscène, d'écrire une histoire de l'Empire qui, dans nos idées, méritât véritablement le nom d'histoire.»
ALEXIS PIERRON, Histoire de la littérature romaine, Paris, Hachette, 1866
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Jugements sur Suétone
MONTESQUIEU
«Deux chef-d'oeuvre, la mort de César dans Plutarque, et celle de Néron dans Suétone.»
J. -B. CHARPENTIER
«Pour apprécier Suétone, il ne faut point le comparer à Tacite, mais le juger en lui-même. On verra que s'il n'a pas l'éclat et la vigueur de l'auteur des Annales, il a toute la précision et l'élégance que demandent de simples biographies. Son récit est trop uniforme, mais il est soigné. Pour n'être qu'un écrivain de second ordre, Suétone n'est donc pas sans mérite. Il ne manque ni d'élégance, ni de concision; moins vif et moins pénétrant que celui de Tacite, son trait n'est pas cependant sans force et sans éclat. Quelquefois même Suétone arrive à l'intérêt dramatique par la seule exactitude des détails et la vérité de la situation. Toutefois ce n'est pas par le style qu'il nous attache surtout; il n'a ni l'expression qui peint l'esprit, ni l'émotion qui saisit l'âme, ni l'imagination qui colore la pensée. Il est sobre, mais il est froid. Narrateur exact, juge impartial, anecdotier, si l'on veut, mais anecdotier intéressant et curieux, et qui a justement flétri les Césars par ses intègres révélations, comme l'avait fait Tacite par ses peintures vengeresses.» (Préface à la traduction des Vies par de la Harpe).