Sollicitude

Jacques Dufresne

«Soin plein de souci», dit le Littré. «Soins attentifs et affectueux, constants, prodigués envers une personne... une collectivité... ou un objet», ajoute le Trésor de la langue française.

Dans une note au sujet des soins au malade, Valéry nous donne à penser que la sollicitude est la politesse élevée jusqu'à la poésie. «Une précision confiante. Une sorte d'élégance dans les actes, une présence et une légèreté, une prévision et une sorte de perception très éveillée qui observe les moindres signes. C'est une sorte d’œuvre, de poème (et qui n'a jamais été écrit), que la sollicitude intelligente compose.»

Paul Valéry, Œuvres – Mélange, Bibliothèque de la pléiade, Éditions Gallimard, 1957, p. 322.

Essentiel

Pour le philosophe allemand Ludwig Klages, la sollicitude pour la vie (Fürsorge für das Leben) est l'essence de l'éducation.

«S'il existe une valeur opposée au sacrilège (Frevel, litt. crime contre la vie) il doit exister aussi une valeur d'où procède la sollicitude pour la vie. Celle-ci je ne l'appellerai pas volontiers éducation parce que, comme nous l'avons vu, le mot a été déjà mis par l'homme moral au service de sa psychagogie (Seelenführung). Toutefois peu doit m'importer le mot pourvu que la chose soit claire. Aucun éducateur vitaliste ne peut s'imaginer être à même de changer ou d'améliorer quelque chose. D'un cône de sapin sort un sapin, d'une faîne un hêtre, d'un gland un chêne, et celui qui veille sur le germe n'est pas le générateur de la croissance ni le modeleur de la forme. Mais une plante a besoin de lumière et d'humidité et deviendra plus ou moins belle selon que je prendrai plus ou moins soin de lui fournir l'une et l'autre. La psychagogie vitaliste ne consiste pas à dresser des défenses ni à inculquer la stérilisante foi en un menaçant "tu dois"; elle consiste à nourrir l'âme. Si le terme "soin des âmes" (Seelsorge) n'avait pas un arrière-goût ecclésiastique, il n'en existerait pas de meilleur pour caractériser l'action du psychagogue ésotérique.»

En ancien français, le mot nourriture désignait aussi bien les aliments destinés au corps et les aliments destinés à l'âme. Il était synonyme de culture et d'éducation. Klages revient à ce sens:

«Quels sont maintenant les principaux aliments de l'âme? Le prodige, l'amour et l'exemple (Wunder, Liebe und Vorbild). Le prodige, l'âme le trouve par exemple à la vue d'un paysage, dans la poésie, dans la beauté. Qu'on lui présente donc le paysage, la poésie, la beauté et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'amour au sens le plus large - auquel se rattachent la vénération, l'adoration, l'admiration et toutes les formes d'approbation affective - ne réchauffe avec une vraie efficacité que sous l'action de l'être aimant. L'image éternelle de ce mode d'éducation est l'image de la mère aimante et de l'enfant bien-aimé. Qu'on entoure donc l'âme de tous les rayons de l'amour maternel et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'exemple ce sont les dieux, les poètes et les héros. Qu'on donne à l'âme le spectacle des héros et qu'on regarde comment elle s'épanouit là. Et si elle ne s'épanouit au contact d'aucune de ces trois choses, c'est qu'elle ne porte en elle aucune puissance d'épanouissement, et il n'existe pas d'éducateur qui puisse la susciter par magie. Car c'est le secret de l'âme de ne s'enrichir qu'en donnant. Ce n'est pas l'amour qu'un homme reçoit, mais l'amour qui s'allume en lui au contact de l'amour reçu, qui nourrit son âme. Tous les prodiges et tous les exemples du monde demeurent une simple — représentation théâtrale, s'ils ne peuvent éveiller dans l'âme le prodige occulte et le héros secret. Si l'âme ne répond pas, alors, abandonnée par l'éducateur, elle écoutera sans dommage un collègue discourir sur l'éthique.»

LUDWIG KLAGES, Mensch und Erde, Eugen Diederichs, Jena, 1929 p. 129-30.
Traduction de Gustave Thibon, La Science du caractère, Éd. Desclés De Brouwer, Paris, 1933. p. 207-208.

Enjeux

Il entre parfois trop d'inquiétude dans la sollicitude. D'où ce propos d'Alain qui porte le titre de sollicitude même si les comportements décrits ressemblent plus à la fausse sollicitude qu'à la vraie.

«Tout le monde connaît la fameuse scène où tous, à force de dire à Basile: "Vous êtes pâle à faire peur ", finissent par lui faire croire qu'il est malade. Cette scène me revient à l'esprit toutes les fois que je me trouve au milieu d'une famille étroitement unie, où chacun surveille la santé des autres. Malheur à celui qui est un peu pâle ou un peu rouge; toute la famille l'interroge avec un commencement d'anxiété: "Tu as bien dormi?" "Qu'as-tu mangé hier?" "Tu travailles trop" et autres propos réconfortants. Viennent ensuite des récits de maladies "qui n’ont pas été prises assez tôt".

Je plains l'homme sensible et un peu poltron qui est aimé, choyé, couvé, soigné de cette manière-là. Les petites misères de chaque jour, coliques, toux, éternuements, bâillements, névralgies, seront bientôt pour lui d'effroyables symptômes, dont il suivra le progrès, avec l'aide de sa famille, et sous l’œil indifférent du médecin, qui ne va pas, vous pensez bien, s'obstiner à rassurer tous ces gens-là au risque de passer pour un âne. [...]

Morale: ne dites jamais à quelqu'un qu'il a mauvaise mine.»

ALAIN, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 1928.

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