Essentiel
Ludwig Klages est l'un des penseurs allemands qui, à l'instar de Scheler, ont approfondi les idées de Nietzsche sur le ressentiment. Klages utilise l'expression Lebensneid (littéralement l'envie de la vie) pour désigner la forme la plus virulente et la plus radicale du ressentiment: l'envie qui porte sur la richesse vitale d'autrui.
Il existe des êtres, nous en connaissons tous, pour qui la réussite d'un bon coup dans un sport ou un jeu quelconque est l'occasion d'un vif plaisir totalement indépendant du fait qu'ils gagnent ou qu'ils perdent la partie. Un tel plaisir est généralement un signe de richesse vitale. Le sentiment éprouvé est celui qui accompagne naturellement une heureuse coordination des mouvements et des idées chez toute personne normale.
Nous connaissons tous aussi des personnes qui attachent une telle importance à la victoire, sont à ce point tendues vers elle que le plaisir spontané semble se dissocier de leurs actes pourtant de mieux en mieux coordonnés. Ces personnes, nous dit Klages, ont quitté le monde de la qualité pour celui de la quantité, la sphère de la vie pour celle de l'esprit (au sens péjoratif de siège d'une volonté au service de l'affirmation de soi et de la domination du monde).
«Dès lors que, dans la mobilisation personnelle en vue d’une quelconque performance, à l’intérieur d’un groupe d’êtres humains, d’une classe, d’une profession, d’un peuple, d’un siècle, c’est le pur esprit de compétition qui l’emporte sur l’intérêt pour la chose, l’accent dans les valeurs passe du qualitatif au quantitatif, jusqu’au complet refoulement du sentiment d’accomplissement (de quelque nature qu’il soit) au profit de cette chose contraire à la vie, le record, qui, de par sa nature même, n’est sensible qu’au plus grand chiffre, quelle que soit l’activité en cause : écrire des vers, danser ou... manger.»1
Une richesse vitale semblable à celle du joueur naturel est souvent manifeste dans le sourire de ceux qui dansent ou chantent par pur plaisir de la chose ou qui éprouvent une grande joie intérieure dont l'amour est la cause.
Chez l'homme du ressentiment, précise Klages, cette réserve vitale est au bord de l'épuisement. «Quand Nietzsche emploie les mots sentiment de fatigue ou sentiment d’épuisement, ce n’est pas au corps qu’il faut penser, mais à une inaptitude au plaisir qui colore tout, une chose bien différente de la dépression organique à la quelle on peut la comparer à une apathie croissante, à une incapacité intérieure de jouir, à une impuissance à vivre tout engagement affectif, en un mot à cette exclusion de la vie que nous avons décrite.»2
C'est la haine de la joie inconnue. S'il existe un remède à cette haine, ce remède suppose un absolu détachement en même temps qu'une parfaite lucidité à l'égard de soi-même. Seule la joie d'être dans la vérité peut consoler de la peine d'être hors de la vie.
Notes
1. Ludwig Klages, Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches, H. Bouvier U. Co, Verlag,, Bonn, 1958, p. 118. Trad: J.D.
2. Ibid., p. 134.
Essentiel
Ludwig Klages est l'un des penseurs allemands qui, à l'instar de Scheler, ont approfondi les idées de Nietzsche sur le ressentiment. Klages utilise l'expression Lebensneid (littéralement l'envie de la vie) pour désigner la forme la plus virulente et la plus radicale du ressentiment: l'envie qui porte sur la richesse vitale d'autrui.
Il existe des êtres, nous en connaissons tous, pour qui la réussite d'un bon coup dans un sport ou un jeu quelconque est l'occasion d'un vif plaisir totalement indépendant du fait qu'ils gagnent ou qu'ils perdent la partie. Un tel plaisir est généralement un signe de richesse vitale. Le sentiment éprouvé est celui qui accompagne naturellement une heureuse coordination des mouvements et des idées chez toute personne normale.
Nous connaissons tous aussi des personnes qui attachent une telle importance à la victoire, sont à ce point tendues vers elle que le plaisir spontané semble se dissocier de leurs actes pourtant de mieux en mieux coordonnés. Ces personnes, nous dit Klages, ont quitté le monde de la qualité pour celui de la quantité, la sphère de la vie pour celle de l'esprit (au sens péjoratif de siège d'une volonté au service de l'affirmation de soi et de la domination du monde).
«Dès lors que, dans la mobilisation personnelle en vue d’une quelconque performance, à l’intérieur d’un groupe d’êtres humains, d’une classe, d’une profession, d’un peuple, d’un siècle, c’est le pur esprit de compétition qui l’emporte sur l’intérêt pour la chose, l’accent dans les valeurs passe du qualitatif au quantitatif, jusqu’au complet refoulement du sentiment d’accomplissement (de quelque nature qu’il soit) au profit de cette chose contraire à la vie, le record, qui, de par sa nature même, n’est sensible qu’au plus grand chiffre, quelle que soit l’activité en cause : écrire des vers, danser ou... manger.»1
Une richesse vitale semblable à celle du joueur naturel est souvent manifeste dans le sourire de ceux qui dansent ou chantent par pur plaisir de la chose ou qui éprouvent une grande joie intérieure dont l'amour est la cause.
Chez l'homme du ressentiment, précise Klages, cette réserve vitale est au bord de l'épuisement. «Quand Nietzsche emploie les mots sentiment de fatigue ou sentiment d’épuisement, ce n’est pas au corps qu’il faut penser, mais à une inaptitude au plaisir qui colore tout, une chose bien différente de la dépression organique à la quelle on peut la comparer à une apathie croissante, à une incapacité intérieure de jouir, à une impuissance à vivre tout engagement affectif, en un mot à cette exclusion de la vie que nous avons décrite.»2
C'est la haine de la joie inconnue. S'il existe un remède à cette haine, ce remède suppose un absolu détachement en même temps qu'une parfaite lucidité à l'égard de soi-même. Seule la joie d'être dans la vérité peut consoler de la peine d'être hors de la vie.
Notes
1. Ludwig Klages, Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches, H. Bouvier U. Co, Verlag,, Bonn, 1958, p. 118. Trad: J.D.
2. Ibid., p. 134.