Aubert de Gaspé Philippe

30 octobre 1786-29 janvier 1871
«De Gaspé, (Philippe-Aubert) naquit à Québec, le 30 octobre 1786. Il est le père de cet autre, de De Gaspé, l'auteur de L'influence d'un livre, qui est mort jeune après avoir laissé des preuves qu'il aurait pu, devenir l'un de nos plus beaux talents littéraires. La famille de De Gaspé, originaire de France comme l'indique son nom, appartenait à la noblesse, et vint s'établir au Canada dès les premiers temps de la fondation de la colonie. Elle joua un rôle aussi important qu'honorable avant et après la conquête.

L'auteur des Anciens Canadiens a demeuré longtemps à Saint-Jean-Port-Joli, magnifique paroisse dont il était le seigneur bienfaisant et aimé. Le souvenir qu'il y a laissé est celui d'un gentilhomme et d'un bon citoyen: L'illustre écrivain a aussi occupé pendant longtemps, autrefois, l'importante charge de Sherif de Québec, et, coïncidence bizarre, le même emploi est encore aujourd'hui rempli par l'un des gendres du regretté défunt: l'honorable Charles Alleyn.

Pendant de longues années après qu'il eût cessé d'être Sherif, l'auteur des Anciens Canadiens et des Mémoires mena une existence paisible et retirée. Il ne songeait guère à immortaliser son nom dans les lettres canadiennes. Ce ne fut que quelques années avant sa mort qu'il se décida tout à coup et fort heureusement on peut le dire, à doter notre littérature nationale de ces deux ouvrages qui en sont et seront toujours les ornements les plus beaux et les plus utiles.


[À propos des Anciens Canadiens et des Mémoires]
Parlons d'abord des Anciens Canadiens. C'est un roman sans aucune des prétentions du romantisme, mais simplement calqué sur notre histoire nationale et, les mœurs canadiennes du dernier siècle. Ce livre renferme plusieurs anecdotes légendaires et entremêlées de beaucoup de traditions de familles. C'est une peinture correcte, vive et animée, bien que très naturelle, de ce bon vieux temps où les mœurs et les usages avaient encore quelque chose de patriarcal.

Ce qui ajoute encore à la valeur de ce livre déjà si intéressant sous tant de rapports, ce sont les quelques soixante pages de Notes et éclaircissements qui, publiées à la fin du volume, deviennent pour le lecteur avide de renseignements historiques, une source de matériaux aussi curieux qu'instructifs. Plusieurs points d'histoire jusqu'alors obscurs, y sont éclaircis on expliqués d'une manière aussi lucide que savante.

Cet excellent ouvrage a été traduit en anglais, et méritait certainement à bon droit de l'être.

Les Mémoires de De Gaspé sont certes bien différents de ceux de Saint-Simon. Notre illustre compatriote était d'abord et, avant tout, Canadien, par le style et par les sentiments. On rechercherait donc, inutilement dans son livre-la moindre allusion à scandale comme on en rencontre si souvent dans les Mémoires de la plupart des écrivains d'outre-mer. De Gaspé se montre dans son livre, un conteur aimable, sans prétention aucune. Il fait du lecteur son ami, son compagnon de causerie, le confident de ses souvenirs joyeux ou tristes, de ses regrets et de ses espérances. Le but de ses Mémoires n'est pas de mordre ou de déprécier la vie privée de ceux qui sont en cause, comme tant d'écrivains ont la manie ou plutôt la méchanceté de le faire. Sa plume n'a pas de fiel; elle court librement et sans arrière-pensée. Il écrit, non pas pour faire parler de lui comme écrivain, mais pour sauver de l'oubli; ce que lui, le seul survivant peut-être d'une triste et glorieuse époque, a pu voir et juger. Il raconte, avec esprit et bonhomie. Ce n'est pas un critique acerbe, mais un causeur bienveillant, qui laisse tomber avec finesse, avec bonté; un à un, ses nombreux et interessants souvenirs:

Alphonse Karr a dit, un jour, que s’il avait la main pleine de vérités, il ne voudrait pas l'ouvrir. De Gaspé s'est montré moins difficile et plus prodigue. Il possédait des trésors de souvenirs : il les a répandus à profusion, et ses compatriotes se sont empressés de les recueillir et les conserveront avec respect et admiration.

Les Anciens Canadiens et les Mémoires sont deux ouvrages que l'on lit avec plaisir et profit. Il y a du La Fontaine dans la manière de raconter de De Gaspé.»

L. M. DARVEAU, Nos hommes de lettres, Montréal, A. Stevenson, 1873, vol. 1


*******



Camille Roy (historien de la littérature québécoise):
les
Anciens Canadiens, une épopée populaire
«Aussi bien, d'ailleurs, y a-t-il dans l'œuvre de Gaspé tous les éléments, sauf les vers, tous les matériaux qui entrent dans la construction d'une épopée. C'est une chanson de geste en prose qu'a écrite l'auteur des Anciens Canadiens ; et il y a enfermé et mêlé l'histoire et la légende; il y a raconté des actions héroïques et les drames non moins poignants de la conscience; il y a introduit le merveilleux sans lequel il paraît que ne peuvent exister les oeuvres épiques; il y a fait apparaître un amour, trop discret peut-être pour que le roman s'en puisse contenter, mais qui ne laisse pas de rappeler ces sourires mêlés de larmes qui traversent l'Iliade, ou cette passion vive et contenue, qui n'éclate que pour mourir à la fin de la Chanson de Roland. Et si vous ajoutez à tout cela la couleur solide et fraîche des paysages, le style tout émaillé et garni des expressions de nos bonnes gens, très simple, familier, sans apprêt, que l'auteur a jeté comme une draperie canadienne sur les pages de son livre, ne trouverez-vous pas qu'il y a là vraiment tout ce qu'il faut pour faire de M. de Gaspé, non pas, sans doute, l'Homère des Canadiens, ni leur Turoldus, mais peut-être bien le conteur naïf et le plus charmant des choses de leur passé, l'évocateur le plus puissant des mœurs et d'une civilisation à peu près déjà disparus, et pour cela même le chantre vraiment épique d'une phase merveilleuse de leur histoire?

[...]

Dans ce lointain fantastique, M. de Gaspé aperçoit la petite et la grande histoire; et s'il s'inquiète de nous révéler l'une et l'autre, il est bien visible qu'il incline plus volontiers vers la petite, ou, si l'on aime mieux, vers celle qui se fait chaque jour et se compose des habitudes et des moeurs, et des vertus et des actions obscures d'un chacun. Au lieu que dans l'épopée classique, ce sont les rois et les princes, les chefs d'armées ou les preux chevaliers qui remplissent tout le poème de la majesté de leurs noms, du bruit de leurs querelles et du cliquetis de leurs armes, ici c'est l'homme du peuple, c'est l'habitant canadien, c'est le seigneur de village ou le jeune lieutenant qui agitent à chaque page leur modeste mais vive et originale silhouette. C'est l'épopée des humbles que veut écrire l'auteur des Anciens Canadiens, et je ne sais quel souffle démocratique et populaire passe et circule à travers les pages de cette œuvre. M. de Gaspé nous invite lui-même à bien voir dans son livre une image réelle et authentique de la société de nos gens d'autrefois. Il affirme que tout ce qu'il rapporte des moeurs anciennes est véridique, et il commente par des notes abondantes et toutes personnelles qu'il ajoute à son roman, tels détails ou telles assertions qui pourraient paraître fantaisistes. Et ce n'est pas l'un des moindres plaisirs du lecteur que celui de se sentir tout d'abord en pleine vie réelle, et de pouvoir se reposer toujours avec sérénité sur la bonne foi et la véracité de l'auteur.

[...]

C'est, au premier plan, le tableau de la vie du seigneur et de l'habitant canadien que dessine et peint M. de Gaspé. Or, la vie seigneuriale qu'il reconstitue n'est pas autre que celle que l'on faisait au manoir de son père à Saint-Jean-Port-Joli. Le manoir des d'Haberville, c'est, en effet, celui des de Gaspé, et c'est donc dans la maison même où fut élevé et où a grandi l'auteur, c'est au foyer où on l'initia aux vertus patriarcales de sa famille qu'il nous introduit. Autour du manoir, M. de Gaspé groupe les braves censitaires; et c'est la cordialité des relations mutuelles, l'affabilité du seigneur, le respect et le dévouement des bonnes gens, c'est par-dessus tout l'esprit chrétien qui anime, vivifie, élève toutes ces humbles existences, que M. de Gaspé se plait à célébrer.

Il faudrait ici pouvoir assister aux réunions de famille dans le salon du manoir, aux excursions dans les champs ou sur les grèves de Saint-Jean-Port-Joli ; il faudrait relire le chapitre qui est consacré à la fête du mai que l'on a planté dans le parc de M. d'Haberville, et signaler les joyeuses agapes où seigneurs et censitaires, groupés autour des mêmes tables, fraternisent dans la plus franche gaieté, et font chanter sur leurs lèvres les populaires refrains de la Nouvelle-France. Il serait aussi plaisant d'entendre raconter les bonnes histoires qui sont les délicieux et variés entremets de ces repas familiers, et par exemple celles que raconte le capitaine Marcheterre, pendant le souper que l'on prend à Saint-Thomas, chez le seigneur, M. de Beaumont, et toutes ces escapades dont fut coutumière et bien chargée l'enfance aimable et très active de monsieur Jules.

L'abondance copieuse et grasse, la gaieté vive et enjouée, la politesse toute cordiale et simple, voilà ce qui faisait le charme des festins du bon vieux temps, et de ces pantagruéliques repas, que Jules décrit à Arché, et que se donnaient les uns aux autres, pendant les longs mois d'hiver, les habitants de nos campagnes.

M. de Gaspé regrette que tout cela soit déjà en train de disparaître dans le faux éclat du luxe qui nous envahit, et c'est après avoir raconté les fêtes de famille auxquelles donna lieu le retour de Jules au foyer paternel, et avoir fait assister le lecteur aux divertissements bruyants mais honnêtes qui suivaient le repas, qu'il écrit avec un accent de patriotique tristesse :
    Heureux temps où l'accueil gracieux des ma4tres suppléait au luxe des meubles de ménage, aux ornements dispendieux des tables, chez les Canadiens ruinés par la conquête! Les maisons semblaient s'élargir pour les devoirs de l'hospitalité, comme le cœur de ceux qui les habitaient!»

CAMILLE ROY, Nouveaux essais sur la littérature canadienne, Québec, Imprimerie de l'Action sociale, 1914

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