Buber Martin
Certains soutiennent que l'enseignement de Buber «se cantonne dans des hauteurs éthérées», que son mysticisme est réservé à un cercle limité de disciples et d'érudits, que sa pensée n'a pas de rapport avec notre monde pragmatique. Buber se serait assurément opposé à ce que l'on considère son oeuvre comme une admirable pièce de musée. En fait, toute sa vie durant, non content de poursuivre sa propre aventure intellectuelle - philosophie, sociologie, recherches bibliques -, il se passionna aussi pour les grands débats de son temps: la signification de l'existence humaine dans le monde moderne, le nationalisme, l'essence du judaïsme, le socialisme des kibboutz, le sionisme, la confrontation judéo-arabe.
Dans un premier temps, Buber se consacra, avec Franz Rosenweig (1885-1929), à la traduction de la bible hébraïque en allemand. Il sut également appliquer ses théories abstraites – le principe du dialogue, par exemple - à la psychothérapie, à la politique, aux relations humaines et à l'éducation. Pendant une grande partie de sa vie, Buber fut aussi un pédagogue et une figure marquante du mouvement sioniste. Enfin, il milita en faveur de la coexistence judéo-arabe - essentiellement dans le cadre du mouvement Ihud [Union], qui visait à la création d'un état binational judéo-arabe en Palestine.
«Toute vie réelle est rencontre»
Pour Buber, «au commencement est la relation». Il part du principe que l'être humain est par essence un homo dialogus, que la personne est incapable de se réaliser sans communier avec l'humanité, avec la création et avec le Créateur. L'être bubérien peut également se définir comme un homo religiosus, car l'amour de l'humanité conduit à l'amour de Dieu et réciproquement. La divine Présence participe à toute rencontre authentique entre les êtres humains et elle habite ceux qui instaurent un véritable dialogue: «Le céleste et le terrestre sont liés l'un à l'autre. La parole de qui souhaite parler avec l'être humain sans parler avec Dieu ne s'accomplit pas; mais la parole de qui souhaite parler avec Dieu sans parler avec l'homme se perd».
Le dialogue repose sur la réciprocité et la responsabilité. La responsabilité existe uniquement là où il y a réponse réelle à la voix humaine. Les enseignements de Buber sur la réponse à la parole d'autrui se réfèrent toujours explicitement à une réalité qu'il s'agit d'affronter et d'assumer dans la «vie vécue». Cela est vrai aussi de la «parole de Dieu», qui ne doit pas être conçue uniquement comme une manifestation théologique mais comme une présence réelle à laquelle il faut répondre. Buber affirme que la Bible témoigne d'un dialogue permanent entre le Créateur et ses créatures - une rencontre dans laquelle l'homme est un partenaire authentique, capable de se faire entendre.
Dans son ouvrage célèbre, Je et Tu, Buber souligne l'attitude duelle à l'égard du monde: la relation Je-Tu et la relation Je-cela. Ni le Je ni le Tu ne vivent séparément, ils n'existent que dans le contexte Je-Tu, qui précède la sphère du Je et la sphère du Tu. De même, ni le Je ni le cela n'existent séparément, ils existent uniquement dans la sphère du Je-cela. La relation Je-Tu n'est absolue qu'à l'égard de Dieu - le Tu éternel - et ne peut être pleinement réalisée dans les autres domaines de l'existence, y compris dans les relations humaines qui, bien souvent, sombrent dans la sphère du Je-cela.
Que l'attitude envers le monde relève du Je-Tu ou du Je-cela dépend non pas de la nature de l'objet, mais du rapport que le sujet établit avec cet objet. L'être humain ne peut être transfiguré et accéder à la vie authentique que s'il entre dans la relation Je-Tu, confirmant ainsi «l'altérité de l'autre». À la différence de ce qui se passe dans la sphère du Je-cela, la relation Je-Tu exige un engagement total: «La parole première Je-Tu ne peut être dite qu'avec l'être tout entier, alors que la parole première Je-cela ne peut jamais être dite avec l'être tout entier». Au coeur du dialogue figure la rencontre entre deux êtres souverains dont aucun ne cherche à impressionner l'autre ni à l'utiliser. Selon Buber, l'homme peut vivre sans dialogue mais qui n'a jamais rencontré un Tu n'est pas véritablement un être humain. Cependant, celui qui pénètre dans l'univers du dialogue prend un risque considérable puisque la relation Je-Tu exige une ouverture totale du Je, qui s'expose ainsi à un refus et à un rejet total.
La réalité subjective Je-Tu s'enracine dans le dialogue, tandis que le rapport instrumental Je-cela s'ancre dans le monologue, qui transforme le monde et l'être humain en objet. Dans l'ordre du monologue, l'autre est réifié - il est perçu et utilisé - alors que dans l'ordre du dialogue, il est rencontré, reconnu et nommé comme être singulier. Pour qualifier le monologue, Buber parle d'Erfahrung (une expérience «superficielle» des attributs extérieurs de l'autre) ou d'Erlebnis (une expérience intérieure insignifiante), qu'il oppose à Beziehung – la relation authentique qui intervient entre deux êtres humains.
Buber récuse à la fois l'approche totalement individualiste, où le sujet perçoit l'autre uniquement par rapport à lui-même, et la perspective collective, qui occulte l'individu et ne voit que la société. Pour lui, une personne ne peut vivre au sens plein du terme que dans la sphère interhumaine: «Sur la crête étroite où le Je et le Tu se rencontrent, dans la zone intermédiaire». L'accès à cette «zone intermédiaire» de Buber ne doit pas être conçu comme une communication banale ni comme une occurrence subjective, mais comme une réalité existentielle - un événement ontique qui se produit réellement entre deux êtres humains.
La relation pédagogique
Le dialogue authentique est un phénomène inhabituel, puisque seule la grâce permet au Je de rencontrer le Tu. Buber part du principe qu'on peut rencontrer l'autre en «le rendant effectivement présent» - c'est-à-dire en pénétrant dans son «centre dynamique». La «rencontre» d'un être humain ne relève aucunement de l'empathie. Pour Buber, l'empathie consiste à se projeter dans l'autre, et à perdre ainsi sa spécificité; le dialogue, en revanche, est le contraire de l'autolimitation - c'est l'élargissement du Je. Cette attitude est à l'opposé de celle de Johann Pestalozzi (1746-1827) ou de Janucz Korczak (1878-1942), éminents pédagogues qui poussaient l'empathie avec leurs élèves jusqu'à une totale abnégation. Pestalozzi a consacré sa vie entière au bien-être des enfants, et Korczak - «le père des orphelins» - a suivi les enfants dont il avait la charge jusqu'au camp de la mort de Treblinka.
Buber établit une distinction très nette entre acceptation et confirmation dans une relation dissymétrique - pédagogique ou psychothérapique, par exemple. D'évidence, l'éducation ne peut être fondée sur l'acceptation inconditionnelle de l'élève tel qu'il est effectivement; elle ne peut procéder qu'en affirmant l'être «qu'il est appelé à devenir depuis qu'il a été créé». La confirmation n'est pas nécessairement synonyme de l'acquiescement, pas plus qu'elle n'exempte le maître du soin de guider son élève dans «la bonne direction». Buber fait observer que les gens qui sont incapables de faire la distinction entre acceptation et confirmation ne peuvent pas être utiles à ceux qui ont besoin de leur concours. Dans son article «La rencontre, source de guérison», il raconte comment il a dû aider certains à trouver la voie qui était la leur, même contre leur propre gré. (...)
Le dialogue suppose des partenaires souverains, ayant librement choisi d'instaurer des relations. Cette double condition contraste fortement avec la réalité pédagogique, qui repose sur la dépendance des élèves à l'égard du maître. La salle de classe est caractérisée par l'absence de réciprocité - le maître y exerce son autorité. La situation d'infériorité où se trouve l'élève le conduit à renoncer à exercer sa propre volonté et à accepter les choix du maître. En outre, dans la plupart des cas, le programme est imposé par les autorités scolaires et ne prend pas en compte l'opinion des élèves, ce qui est contraire au climat de liberté qu'exige le dialogue. De surcroît, en règle générale, le maître ne choisit pas ses élèves, pas plus que ceux-ci ne le choisissent.
Bien que le processus pédagogique se déroule apparemment sous le signe de la relation hiérarchique, Buber soutient que l'univers pédagogique est entièrement celui du dialogue. L'absence de réciprocité dans l'éducation peut être compensée, selon lui, par l'inclusion unilatérale que pratiquera l'éducateur. L'enseignant doit se situer simultanément aux deux pôles de la réalité pédagogique: celui qu'il occupe et celui des élèves. Il est en effet capable d'appréhender l'être de l'élève, tandis que ce dernier n'est pas en mesure de saisir la complexité de la personnalité de celui qui l'instruit. Le grand pédagogue Ernst Simon (1899-1988), nourri de la pensée de Buber, disait: «le maître qui se sent offensé par ses élèves est un piètre éducateur, car il n'a pas conscience qu'il doit comprendre ses élèves alors que ceux-ci sont incapables de le comprendre. Lorsque ce rapport dissymétrique est modifié, la réalité pédagogique entre dans une nouvelle phase, qui peut être celle de l'amitié ou de l'amour».
Pour Buber, le dialogue présuppose l'instauration d'une distance entre soi et l'autre. En introduisant cette distance, on fait exister des entités opposées et indépendantes, et on crée ainsi «un monde» avec lequel établir des liens. On peut ensuite soit accroître la distance jusqu'à ce que l'autre soit transformé en objet (en cela), soit la réduire jusqu'à ce qu'il devienne un Toi imprévisible. La distance est particulièrement indispensable aux relations d'ordre hiérarchique. L'art d'enseigner se manifeste dans la souplesse impartie aux frontières pédagogiques: il faut savoir imposer le minimum de distance pour maintenir la discipline et tendre au maximum d'intimité pour favoriser le dialogue indispensable à un véritable apprentissage.
Dans son article «Paraître et être», Buber dénonce les faux-semblants qui imprègnent la vie de ceux dont l'existence est déterminée non pas par leur être authentique mais par la volonté d'impressionner autrui. Qui se soucie de sa propre image est absolument incapable d'écouter ses frères humains. L'éducateur doit être véritablement présent dans la salle de classe. Buber soutient en effet que l'enseignement en soi n'éduque pas: c'est l'enseignant qui éduque quand il se tait, quand il parle, à la pause entre deux cours ou dans les échanges occasionnels. Mais c'est avant tout par son comportement, par son être même que l'enseignant éduque - dès lors qu'il est effectivement présent et disponible.
L'éducateur exemplaire et l'enfant
Une des principales interrogations auxquelles Buber s'est efforcé de répondre est celle de la finalité de l'éducation. Pour lui, l'éducateur exemplaire est à l'image du chef religieux hassidique – le Zaddik, «qui fait tout ce qu'il a à faire comme il convient et dont l'enseignement principal réside en ceci qu'il permet à ses élèves de participer à sa vie et, ce faisant, de s'initier au secret de son activité ». L'étroite interaction entre l'artisan et son apprenti, au moyen âge, offre également pour Buber un modèle classique de l'influence exercée dans toutes les sphères de l'existence par l'éducateur d'autrefois, personnage aujourd'hui disparu. Il relève que c'est seulement à l'époque où existaient des figures représentatives - le Chrétien, le Gentilhomme, le Citoyen, l'Exégète des textes bibliques ou le Hassid - qu'on pouvait répondre à la question fondamentale de la finalité de l'éducation. Buber définit l'éducation comme «la sélection par un être du monde affectif». C'est à l'évidence la fonction que remplit l'éducateur dont le rôle consiste à mettre de l'ordre dans les réalités chaotiques qui s'imposent à l'âme de l'enfant. L'éducateur peut donc être décrit comme un «filtre», auquel il incombe de faire le tri des divers messages transmis par l'environnement. Cette noble tâche ne peut être menée à bien que si l'éducateur est présent en personne pour rencontrer l'élève, lui permettre de s'exprimer et le former à travers le dialogue. Cette manière de voir, qui assigne à l'enseignant le rôle de «sélecteur» s'oppose à la fois à la «vieille» représentation du maître - personnage qui (à la manière d'un «entonnoir») accepte passivement la tradition et la déverse sur les élèves - et à la «nouvelle» conception de l'éducation - qui, telle une «pompe» extrairait les forces latentes de l'être.
Quand toutes les autres démarches échouent, s'ouvre alors la vraie voie de l'homme - celle qui mène à l'esprit créateur de Dieu. Buber est convaincu que l'homme ne peut garder l'image de Dieu qu'en marchant dans ses traces - par l'Imitatio Dei (l'imitation de Dieu). Dans notre monde de confusion et de malaise, la seule voie qui reste à l'être humain est celle de l'attachement aux attributs du Dieu caché mais non inconnu, que décrit la Bible hébraïque: «Le Seigneur est miséricordieux et bienveillant, il est plein de patience et sa grandeur abonde» (Ex. 44, 6). À la différence du chrétien, qui est en mesure d'imiter la vie de Jésus, le Juif est confronté à la nécessité paradoxale d'imiter un Dieu sans image dans son effort pour préserver la parcelle de divin que Dieu lui a confiée. Dans le dernier chapitre de son essai sur l'éducation, Buber écrit: «L'homme, la créature, qui forme et transforme la Création, ne peut pas créer lui-même; mais il peut s'exposer et exposer autrui à l'esprit créateur. Et il peut requérir le Créateur de sauver et parfaire son image». (...)
Buber soutient que «la liberté authentique, c'est la communion», et non cette permissivité excessive de l'éducation moderne, née en réaction contre la contrainte traditionnelle. Il récuse aussi bien la contrainte légitimée par l'adage inspiré de la Bible «Qui aime bien châtie bien» que le «laissez-faire» de l'éducation moderne. Il recommande que l'autorité et la critique s'exercent sous une autre forme - par «un doigt levé» ou par «un regard interrogateur». La «liberté», cette panacée de l'éducation moderne, n'est qu'un moyen et non une fin en soi. À la contrainte doit se substituer la communion, et non la liberté sans limite de l'éducation contemporaine. À une volonté purement égocentrique de se réaliser, Buber oppose l'accomplissement de soi fondé sur le sens de l'engagement et la responsabilité sociale. La liberté centrée sur soi, qui ne laisse pas d'espace pour un autre être humain, condamne à un splendide isolement.
(...)
Buber voit dans l'image de l'homme que véhicule le hassidisme un modèle pour l'éducation juive. Le Hassid bubérien se caractérise par son authentique religiosité - qui lui permet d'accéder à Dieu par l'amour de l'humanité. À la différence de l'érudit talmudique, qui vit en dehors du monde réel, le Hassid visionnaire est doté de joie de vivre, de naïveté et de simplicité. Autre personnage pour lequel Buber manifestait un grand respect, le Halutz ascétique - le pionnier Juif qui consacre sa vie à l'édification de Sion. Buber voit dans le Halutz un «nouveau type d'homme», mû par une vocation à la fois nationale et sociale.
Buber en vint cependant à se rendre compte que ni le Halutz ni le Hassid ne pouvaient être pris comme modèles pour l'éducation juive moderne. La mission du Halutz dans l'édification d'une patrie du peuple Juif avait pris fin avec la création de l'État d'Israël - et avec le renforcement des particularismes au détriment des éléments universels. Le même constat valait pour le hassidisme institutionnalisé qui, selon Buber, avait dégénéré au fil du temps. «L'humanisme hébraïque» ou «biblique» demeurait l'idéal que l'éducation devait se proposer d'atteindre.
C'est en effet à l'«humanisme hébraïque» - dans lequel il cherchait à ancrer le sionisme, le mouvement de la renaissance juive - que Buber attribuait la plus haute valeur éducative. Il concevait le sionisme comme «le chemin de la sainteté», par opposition à «l'égoïsme sacré» du monde. Il mettait en garde contre le chauvinisme juif, soutenant que la question de l'attitude d'Israël à l'égard de ses voisins arabes n'était pas seulement d'ordre politique; elle faisait aussi partie intégrante du judaïsme. De même que l'antisémitisme mettait en question la crédibilité des principes chrétiens, devenant de ce fait un problème chrétien, de même l'attitude juive envers les Arabes était une mise en question du judaïsme et devenait par là-même un problème juif. À maintes reprises, il exhorta les Juifs israéliens à la coexistence pacifique avec leurs voisins arabes.
L'héritage juif classique - «la force de la mémoire vivante» - était pour Buber la principale source du judaïsme. Il fondait son enseignement essentiellement sur les valeurs universelles du grand texte de l'antiquité juive - la Bible -, déclarant: «Ce que la Bible nous enseigne avec tant de simplicité et de force, et qui ne peut s'apprendre dans aucun autre livre, c'est qu'il y a la vérité et le mensonge et que l'existence humaine se tient inexorablement du côté de la vérité; c'est qu'il y a la justice et l'injustice et que le salut de l'humanité réside dans le choix de la justice et le rejet de l'injustice».
Buber souligne l'importance capitale de l'éducation morale, celle qui permet de forger un tempérament fort, autrement dit de donner à l'individu le sens de la responsabilité sociale. La connaissance du «bien» et du «mal» ne peut selon lui être inculquée par l'enseignement de l'éthique; elle peut seulement être communiquée indirectement - à travers la façon dont le maître se comporte avec ses élèves. Pour que le sens éthique de l'élève puisse se former, il faut que celui-ci ait la conviction que son maître ne cherche pas à le manipuler mais qu'il prend véritablement part à sa vie. L'éducation morale - que Buber appelle «une bataille pour la vérité» - porte inévitablement en elle des germes de conflit, mais ces conflits potentiels peuvent être surmontés s'il
existe fondamentalement un rapport de confiance entre le maître et ses élèves.
La notion de «ligne de démarcation» a été l'une des contributions majeures de Buber à la réflexion sur l'éducation morale. Il avait conscience que l'injustice est inhérente à la vie même – en particulier dans les rapports entre communautés. Confronté à cette tragique réalité, l'être humain est contraint de se déterminer constamment au regard du minimum de mal qu'il doit commettre pour assurer sa survie et du maximum de bien qu'il doit faire pour préserver son image d'être humain. Pris dans cette contradiction entre le souhaitable et le réalisable, l'être humain doit sans cesse tracer une ligne de démarcation entre des exigences impératives et la possibilité - forcément relative - de les satisfaire dans la vie quotidienne. Buber insiste pour qu'à l'heure des décisions fatidiques, nous nous demandions quelle est la dose de mal absolument indispensable à la survie de la communauté: tout ce qui se situe au-delà ne doit pas être toléré.
Cette notion de ligne de démarcation prend toute sa pertinence lorsqu'on l'applique au combat acharné qu'a mené Israël pour sa survie sur la terre biblique. Buber avait conscience que le triomphe de la cause sioniste entraînerait inévitablement une certaine injustice à l'égard des Arabes de Palestine; mais il insistait pour que ces torts soient limités au strict minimum. Tiraillé entre la nécessité de sauver les rescapés de l'holocauste et le souci éthique de ne pas commettre d'injustice envers les Arabes de Palestine, Buber demandait qu'on minimise ces torts potentiels en vivant sur place avec les Arabes, et non pas à leur place. Il déclarait: «Nous n'aspirons pas à rentrer dans notre antique patrie pour en chasser un autre peuple ni pour le dominer».
L'éducation des adultes
De 1909 à 1911, Buber fit à Prague ses fameuses conférences sur le judaïsme, pour l'organisation étudiante juive Bar Kochba dont les membres voulaient redécouvrir leurs racines. Même sous forme imprimée, les textes de ces conférences donnent une idée de l'extraordinaire éloquence de Buber lorsqu'il présentait le judaïsme comme une réalité culturelle de portée universelle et en perpétuel renouvellement. Pareille conception contrastait singulièrement avec le judaïsme orthodoxe fondé sur le strict respect de la Halacha, la loi rabbinique. La plus grande réussite de Buber, sur le plan éducatif, c'est peut-être d'avoir su convaincre deux ou trois générations de Juifs parfaitement assimilés de revenir au judaïsme et à Sion, envisagés dans la perspective de l'humanisme biblique.
Cette idée d'un renouveau spirituel juif, chère à Buber, a fortement imprégné sa conception de l'éducation des adultes. Dès 1902, il avait conçu un modèle d'école populaire juive d'éducation des adultes, fondé sur l'humanisme biblique. Par la suite, il adressa à l'Université hébraïque de Jérusalem une recommandation écrite pour lui demander d'accorder dans ses programmes une place centrale à l'éducation des adultes. Il participa aussi à l'expérience de l'Académie d'études juives pour adultes (Freies Jüdisches Lehrhaus) fondée par Franz Rosenzweig à Francfort en 1920.
Par les conférences qu'il donna à la Lehrhaus sur la religion comme Présence et l'univers du hassidisme, il exerça une influence puissante sur la vie juive en Allemagne avant l'avènement du nazisme, renforçant l'identité et la cohésion de la communauté juive. L'arrivée des Nazis au pouvoir bouleversa la vie de cette communauté. Bien avant l'extermination des Juifs en Europe, les Juifs d'Allemagne se virent exclus des fonctions économiques importantes et des charges publiques et maintenus complètement à l'écart de la vie culturelle du pays. L'isolement spirituel auquel la communauté juive était réduite exigeait qu'elle se réorganise sur des bases radicalement autres. C'est ainsi que Buber fonda en 1933 le Centre juif d'éducation des adultes, dont il fut le directeur jusqu'en 1938, année où il émigra en Palestine. Le Centre entendait renforcer dans la communauté juive le réflexe identitaire et la solidarité de groupe en donnant à ses membres les instruments de la résistance spirituelle à la tyrannie nazie. Le message éducatif de Buber ne tendait pas à un retour au judaïsme orthodoxe. Il encourageait les Juifs allemands à retourner dans le pays de la Bible afin d'y accomplir la grande mission - «être une lumière pour les nations».
Sa propre expérience en Allemagne (ainsi que l'histoire du Danemark pendant le conflit du Schleswig-Holstein au XIXe siècle) avait enseigné à Buber que les temps de crise sont propices à l'éducation des adultes. De fait, c'est pendant la sombre période du nazisme que Buber exerça la plus grande influence en tant qu'éducateur. Il démontra par ses enseignements théoriques et pratiques que l'éducation des adultes pouvait apporter un soutien dans les moments de désespoir. Pénétré de l'optimisme fondamental du peuple juif malgré les vicissitudes de son histoire, Buber apprit aux Juifs à affronter la catastrophe sans se faire d'illusions - en s'accrochant à leur foi dans le Rocher d'Israël.
Après avoir émigré en Palestine, Buber se consacra surtout à l'éducation des adultes, parallèlement à ses travaux universitaires et à ses activités politiques. Son travail d'éducateur fut centré essentiellement sur les colonies juives (les Kibboutz et les Moshav) dont les membres, engagés dans des activités agricoles, souhaitaient néanmoins maintenir le contact avec le monde intellectuel. D'éminents professeurs et chercheurs de l'Université hébraïque, sous la direction de Buber, proposaient des séminaires «hors les murs» aux colons-agriculteurs des différentes régions de l'État d'Israël. C'est pour assurer la continuité de cette entreprise que fut créé à l'Université hébraïque l'Institut d'éducation des adultes, auquel le nom de Buber devait être donné après la mort de ce dernier en 1965.
Après son retour et la création de l'État juif, Buber milita en faveur d'un renouveau spirituel Juif. Pour lui, le nom de «Sion» était lié à l'idée de justice telle que l'envisageaient les prophètes hébraïques: «Sion sera rachetée par la droiture et ses convertis par la justice» (Isaïe, 1, 27). Il appliquait plus particulièrement cette conviction à la relation entre les Juifs et les Arabes de Palestine. Dans ses conférences, il mettait en garde contre l'ethnocentrisme juif, en rappelant la «règle d'or» de Rabbi Hillel l'Ancien: «Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse à toi». Il commentait aussi de façon approfondie la signification du précepte «Aime ton prochain comme toi-même», en expliquant que c'est par l'amour de l'humanité que nous rencontrons Dieu.
La création à Jérusalem, en 1949, de l'Ecole de formation d'éducateurs d'adultes fut sans conteste la réalisation majeure de Buber dans ce domaine en Israël. L'école formait des personnels appelés à faciliter l'intégration culturelle des immigrants qui arrivaient par vagues successives dans le pays depuis la création de l'État d'Israël en 1948. Israël devint ainsi l'un des premiers pays à proposer une formation spécialisée dans le domaine de l'éducation des adultes. L'établissement s'inspirait des hautes écoles populaires fondées par le grand pédagogue danois N.F.S. Grundtvig (1783-1872). Buber fut particulièrement sensible à la notion de «parole vivante», proposée par Grundtvig, qui rejoignait sa propre philosophie du dialogue dans l'éducation. Il adopta également le modèle danois de l'internat - un espace de vie et d'apprentissage - qui allait dans le même sens que son idée d'une «communauté spirituelle».
Nombre des élèves de l'École étaient eux-mêmes des immigrants de fraîche date, venus pour la plupart de pays islamiques. Le personnel enseignant était composé d'éminents humanistes: Gideon Freudenberg (directeur), Ernst Simon, Gershom Scholem, Hugo Bergman, Avraham Halevy Fraenkel et Martin Buber lui-même. Les enseignants étaient particulièrement réceptifs au pluralisme culturel du corps étudiant - nourri non seulement des valeurs occidentales mais aussi de la culture traditionnelle du Moyen-Orient. L'enseignement dispensé, qui reposait sur un dialogue véritablement pluriculturel, comprenait des cours sur le judaïsme et les humanités, et visait à faire acquérir des compétences professionnelles. L'étude de l'hébreu - conçu non seulement comme langue véhiculaire, mais aussi comme support de la culture israélienne - occupait une place importante dans le programme. L'enseignement de Buber sur «La Bible hébraïque après l'Holocauste» a exercé une profonde influence sur les étudiants. (...)
Le message de Buber en matière d'éducation
L'apport de Buber à l'éducation, s'articulant autour de sa philosophie du dialogue, lui a valu une notoriété mondiale, en particulier dans le domaine de l'éducation des adultes axée sur les valeurs humanistes. Le mouvement israélien pour l'éducation des adultes a été profondément influencé par sa pensée. Aujourd'hui, plus de 40 ans après la création à Jérusalem de l'École de formation des éducateurs d'adultes, cette influence est encore sensible. Plusieurs établissements s'inspirant de ses enseignements fonctionnent encore actuellement en Israël, dont Ulpan Akiva à Nataniya et l'Institut Martin Buber d'éducation des adultes à l'Université hébraïque de Jérusalem – deux institutions qui oeuvrent notamment au rapprochement judéo-arabe.
La théorie éducative de Buber s'enracine dans sa philosophie anthropologique. Même si l'on ne peut tirer de ses travaux un modèle systématique d'enseignement, sa vision embrasse l'existence humaine dans sa globalité et sa complexité. Ses enseignements sur le hassidisme offrent une référence pour l'éducation morale et religieuse; quant à son humanisme hébraïque, il est une
incitation à la solidarité humaine en même temps qu'une source d'inspiration pour l'éducation en faveur de la paix. À ses yeux, l'éducation est un processus permanent, dans lequel l'enseignant a essentiellement pour mission d'inciter les élèves à apprendre et à se perfectionner par eux-mêmes. L'éducateur est avant tout un guide qui doit aider ceux dont il a la charge à passer de la communion maître-élève à la communion universelle.
La contribution la plus originale de Buber à l'éducation est sans conteste l'application du principe du dialogue - en particulier la notion d'inclusion - au domaine pédagogique. Autre apport fondamental, cette notion pragmatique de la «ligne de démarcation», cette distinction que nous sommes fréquemment obligés d'établir entre les valeurs «célestes» et les réalités «terrestres» - entre les impératifs catégoriques et les possibilités concrètes de leur donner effet dans un monde en attente de rédemption."
Source: Kalman Yaron, "Martin Buber, 1878-1965", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 135-147.
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