Illich Ivan
Dossier en révision
J'ai connu Ivan Illich et son oeuvre m'inspire encore plus aujourd'hui qu'il y a trente-cinq ans au moment où paraissait Némésis médicale. J'ai aussi eu le bonheur de rencontrer ceux de ses amis qui me semblent l'avoir le mieux compris: Jean Robert, Lee Hoinacki, David Cayley. Nous présentons leurs travaux sur Illich dans la section Documentation de ce dossier. J'espère pouvoir terminer bientôt ma propre étude sur Illich. Cet article de Jean Robert, écrit au lendemain de la mort d'Ilich, constitue le texte cour qui présente le mieux Illich.
La revue Esprit a consacré son numéro d'août-septembre 2010 à Ivan Illich. L'introduction signée Jean Robert et Thierry Paquot est offerte en accès libre. Introduction. Monument ou chantier ? L'héritage intellectuel d'Ivan Illich (1926-2002)
En mémoire d'Ivan Illich
Ivan Illich est mort comme il le désirait: paisiblement et entouré d'amis. Les circonstances ont voulu que ce fût à Brême, ou il fut enterré la 5 décembre dernier. Au cours des jours qui suivirent sa mort, des journaux du monde entier publièrent des articles sur lui, médiocres pour la plupart. Cette médiocrité mérite une explication. Le journalisme conventionnel fait partie de l'appareil de construction sociale de la réalité. Dans les mots d'Ivan Illich, il contribue à faire disparaître la réalité sensible sous des commandements de voir, d'entendre y de sentir et par conséquent à discréditer la perception libre et personnelle du monde. Ivan Illich, qui recommandait ouvertement de ne pas lire les journaux, ne pouvait qu'être compris à contre-sens par les administrateurs professionnels de la représentation de la réalité. Leur médiocrité même est paradoxalement un hommage à celui dont les conversations et les écrits dénonçaient toute construction de la réalité par le pouvoir, que celui-ci soit scientifique, administratif ou journalistique. Or le nom d'Illich occupa la une des journaux au cours des années 1970. A cette époque, les pouvoirs se disputaient ses conseils: Indira Gandhi, le shah, Pierre Trudeau, le président péruvien Juan Velasco, Georges Pompidou l'invitaient successivement à des conversations en privé et en présence de leurs cabinets. À partir de 1978, Illich semble avoir mis fin volontairement à cette célébrité. Ses amis les plus récents (voir leur "site": www.pudel.uni-bremen.de) comprennent qu'une rupture existentielle sépare la carrière du personnage public Illich de la vie d'Ivan, l'ami attentionné, toujours prêt à écouter, qui dressait sa table conviviale - toujours à proximité d'une bonne bibliothèque, d'une cuisine à spaghetti et d'une réserve de bons vins - tantôt à State College, tantôt à Philadelphia, à Kassel, à Marbourg, à Oldenbourg, à Ocotepec cerca de Cuernavaca, à la mairie d'Oakland ou à Florence, et 2 finalement, durant plus de dix ans, à Brème. Effectivement, la carrière de l'écrivain Ivan Illich se divise grosso modo en deux périodes: celle de ce que lui-même appelait ses "pamphlets", qui sont les écrits qui le rendirent célèbre et celle d'explorations en profondeur à partir de conversations entre amis. Avant s'étend l'époque (dont je ne parlerai que par allusion) des études ecclésiologiques d'un croyant qui voit l'histoire de l'Église comme celle du corps du Christ. Les écrits les plus fameux de la première époque sont Une société sans école, Énergie et équité, La Némésis médicale. Certains "reconstructeurs sociaux de la réalité" ont voulu voir dans ces essais des recettes de réforme de l'éducation, des transports et de la médecine, recettes avortées, puisque les institutions critiquées ont évolué en un sens diamétralement contraire aux espoirs des lecteurs d'Illich. Plus encore qu'en 1972 ou 1973, l'école, les transports, la médecine sont devenus des institutions qui éloignent leurs clients des buts que ceux-ci disent poursuivre à travers elles. Les écoles rendent bêtes, les transports paralysent et la médecine rend, plus que malade, obsédé par la Santé et incapable d'accepter la mort. Ces affirmations, qui choquaient encore il y a trente ans, sont aujourd'hui des banalités. De plus, des mots lancés par Illich, tels que "convivialité", "contreproductivité" ou "valeurs vernaculaires" ou encore "monopole radical" sont devenus des termes courants dans la plupart des langues modernes. Rétrospectivement, s'il me fallait résumer en un paragraphe la teneur des ouvrages "de l'époque des pamphlets", je dirais ceci: Au début des années 1970, le Club de Rome popularisait l'idée qu'au-delà de certaines limites, une industrie fondée sur la production de biens matériels ne peut que détruire la nature et suggérait que l'économie devait être réorientée vers la production de services immatériels, supposés non polluants. Illich éleva alors sa voix pour dire qu'au-delà de certains seuils, la production de services sera plus destructrice encore de la culture que la production de marchandises ne l'est de la nature. Les "pamphlets" ne faisaient qu'illustrer cette thèse à partir des trois exemples de la production de services éducatifs, de services de transport et de services de 3 santé. Comme les professions sont ces formations sociologiques qui exercent un monopole radical sur la production de tous les services, la critique des services devint ipso facto une critique des professions et une invitation à la liberté sous forme de déprofessionalisation et de déclientélisation. S'il est vrai que les prémonitions d'Illich ont été rattrapées par la réalité, l’oeuvre d'Ivan, le philosophe itinérant, l'hôte, l'échanson de la Convivialité, l'ami est trop méconnue. Je suis heureux d'annoncer qu'en 2003, l'ensemble de son oeuvre sera republiée simultanément par Fayard, en France, et par Fondo de Cultura Económica au Mexique. Les livres, conférences et articles de l'Ivan d'après 1978 abordent successivement: le genre vernaculaire (en tant que dualité antithétique du sexe économique), l'archéologie des certitudes modernes (les slogans dont est construite la représentation sociale de la réalité), l'analyse de ce que dit la technologie à la différence de ce qu'elle fait, la transition de l'ère des professions dominantes à celle de la tyrannie des Systèmes, l'histoire du corps, celle de la matière (en mémoire de Gaston Bachelard), celle des perceptions en général et de la vision en particulier, l'histoire de l'hospitalité et celle de l'amitié, l'étude du sens de la juste mesure ou "proportionalité", la vision du présent dans le miroir du passé, la disparition du sol de sous les pieds. À première vue, la diversité de ces thèmes est déroutante. Pour comprendre leur unité, il faut revenir à l'époque antérieure aux "pamphlets": Illich l'historien de l'Église a saisi très tôt que les institutions séculaires de la société moderne étaient incompréhensibles sans l'antécédent historique d'une communauté de vivants et de morts qui se concevait comme corps du Christ. Le point d'où se révèle l'unité des excursions récentes d'Ivan est sa confiance en l'ensarcosis tou logou. Mentionner le terme français équivalent aiderait à peine les jeunes lecteurs, dont la difficulté n'est pas tant le manque de confiance que la désincarnation de leur expérience du monde et d'eux-mêmes. Pour Ivan, l'ensarcosis rend le verbe et la chair proportionnels ou, comme disait Thomas d'Aquin, analogues. 4 C'est ici que l´historien prend le relai de l'homme de foi. La société moderne est le résidu désincarné de communautés rassemblées autour de la foi en l'ensarcosis: ceci est une réalité historique indépendante de la foi. La lente marche à la modernité peut alors être décrite comme une perte progressive de la proportionalité ou analogie entre le mot et la chair, l´homme et la femme, le corps et le monde, les sens et la matière, les pieds et le sol. C'est cette perte que, dans ses entretiens avec David Cayley l'an dernier, Ivan comparait à ce pire qui est la corruption de ce qu'il y a de meilleur. Le résultat de cette corruption est l'inhospitalité de la modernité que nous connaissons, le divorce entre la parole et la chair (cf le bruit quotidien de paroles non prononcées), la désincarnation de l'expérience du monde et de soi dans une société issue d'une foi bimillénaire en l'incarnation du verbe et incompréhensible historiquement sans cette foi trahie. Seule la pratique de l'amitié peut rendre capable d'affronter ensemble cet abîme sans y sombrer.