Humanisme et francophonie


Beyrouth, 07/09/2002 - Face au formidable défi de la globalisation, "l'humanisme n’est pas l’apanage des francophones ni l’esprit universel une exclusivité de la francophonie. Néanmoins, estime le Pr Antoine COURBAN, de Beyrouth, la culture française forme un tout cohérent dont les choix éthiques illustrent, avec une particulière pertinence, cet amour de la diversité et du partage au sein de l’universel. "



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L'HUMANISME FRANCOPHONE,
UN PROJET POUR LE XXIe SIÈCLE ?


par le Pr Antoine COURBAN
de l'Université Saint Joseph de Beyrouth




Beyrouth, le 07/09/2002 - Il y a 25 siècles, dans son traité " La Politique ", Aristote a déjà répondu à tous ceux qui s’interrogent aujourd’hui sur les risques d’uniformisation culturelle que la globalisation pourrait entraîner, voire aux idéologues qui souhaiteraient implicitement instaurer un système planétaire standardisant les modes de pensée.

La réponse d’Aristote est loin d’avoir le caractère contraignant d’un dogme ou la rigueur implacable d’une loi physique. Au contraire, elle a la limpidité de l’eau de roche et la simplicité élémentaire du bon sens, c’est pourquoi elle se présente à nous avec le chatoiement d’une mosaïque. Cependant, il s’agit bel et bien d’un authentique et salutaire rappel à l’ordre qui nous est adressé par delà les générations et les siècles et qui s’énonce ainsi : " Le fondement de l’unité c’est la diversité ".

L’unité, comme projet ou comme aspiration, est donc essentiellement une " éthique de la diversité " . Le jour où cette même diversité cesserait d’exister, l’unité, comme cohérence, serait gravement compromise et toute éthique, toute recherche du bien, surtout du bien commun, demeurerait sans doute lettre morte. Tel est, me semble-t-il, le danger implicite qui fait sourdre en nous ce sentiment d’inquiétude face aux changements du monde actuel.

Je crois que c’est à cette tension créatrice de la diversité que pensait Léopold Sedar Senghor lorsqu’il a donné la définition la plus complète de la francophonie : " La Francophonie - écrivait-il dans le célèbre numéro de novembre 1962 de la revue Esprit - c'est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races qui se réveillent à leur chaleur complémentaire ". Le grand poète de la négritude avait parfaitement compris qu’humanisme et francophonie forment, pourrait-on dire, un couple inséparable.

Dans la fidélité à la définition de Senghor, il est clair que la francophonie ne se résume pas à la maîtrise d’une langue. Ses enjeux ne sont pas exclusivement linguistiques. Ils sont aussi et surtout culturels. Mais, par delà la culture, ce sont également des enjeux de civilisation.

A l’ère des réseaux qui tissent autour de la terre les mailles de la globalisation à laquelle personne ne semble pouvoir se soustraire, vouloir rappeler, par le biais de la francophonie, les valeurs de l’humanisme, de sa vision du monde faite d’universalisme et d’égalité, n’est pas une coquetterie intellectuelle mais un devoir pour tout individu soucieux du devenir et du progrès humains.

Oui, c’est en termes de civilisation que les enjeux culturels du monde actuel doivent être posés et analysés. La culture n’est plus perçue comme une activité élégante, réservée à quelques beaux esprits ou quelques désœuvrés. Elle est devenue un enjeu politique de taille. La résistance, plus ou moins confuse, plus ou moins explicite, aux différentes formes de globalisation porte essentiellement sur la dimension culturelle de cette dernière.


Les sociétés humaines, à tort ou à raison, ont peur de perdre leurs identités respectives en s’uniformisant dans la culture dominante, d’où la tentation de repli sur les particularismes, seuls refuges dans lesquels l’idéologie contemporaine confinerait la diversité. Ce faisant et, par une incroyable ironie du sort, la globalisation a déjà perdu la bataille de l’uniformisation culturelle, avant même d’avoir achevé son programme économique et politique ; ce qui montre bien le caractère utopique de la globalisation en tant qu’idéologie qui s’oppose à toutes les mondialisations, lesquelles sont par nature des processus évolutifs résultant de la tendance à l’universalisme de l’être humain.

Ce repli vers le particularisme n’est pas sans danger car il fait l’impasse sur ce " génie du territoire " , maître-artisan de la mosaïque, qui nous réunit ce soir et qui est si cher à Jacques Beauchard. En découplant l’homme de son territoire citoyen, le particularisme ne fait qu’enfermer l’individu dans un enclos communautaire qui exclut d’avance toute diversité. C’est alors que se met en place, avec une violence larvée ou explicite, tout système totalisant appelé inéluctablement à devenir totalitaire.

Dès lors, il est indispensable d’élucider les rapports qu’entretiennent entre eux les termes de " francophonie " et " humanisme " qui sont indissociables de ceux de " territoire " et de " citoyenneté ".

Mais qu’entendons-nous par humanisme et quelle en serait la spécificité au sein de la culture française ? Le mot était encore à la mode au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale au point que les courants de pensée les plus divers s’en sont réclamés. Faut-il rappeler que l’humanisme et l’objectivité scientifique étaient les jouets favoris du marxisme-léninisme et que c’est en leur nom que les plus graves atteintes à la personne humaine ont été perpétrées.


Curieusement, le substantif " humanisme " date de la fin du XIX° siècle alors que l’adjectif " humaniste " existe, en Italie, depuis le XV° siècle. Appliqué à des hommes comme Erasme, Guillaume Budé ou Melanchton, il servait à désigner un homme instruit, à la vaste érudition, familier des lettres gréco-latines et de philologie. Tous les humanistes européens sont loin de correspondre à ce modèle car ils furent bien autre chose.

L’humanisme n’est pas un slogan et encore moins une idéologie. En tant qu’éthique de la diversité, c’est sans doute la valeur centrale de la civilisation.
Silo en fait même une composante cardinale de toute civilisation, de manière patente ou latente.

L’humanisme est une vision, un programme, un projet toujours inachevé. C’est un chantier permanent en perpétuel devenir, une aspiration centrée sur la personne humaine dans toute sa singulière plénitude et son irréductible subjectivité. Cette contradiction apparente permet d’entretenir une nécessaire tension créatrice, donc un élan de vie, au sein de la cité des hommes. Historiquement, ce mouvement est apparu, en Occident du moins, en réaction à la scolastique médiévale. Il n’exprime curieusement pas une philosophie bien précise. Ce n’est pas un système, ce serait plutôt un idéal toujours poursuivi, jamais atteint, ce qui le situe aux antipodes du discours idéologique contemporain sur la fin supposée ou réelle de l’Histoire.

Ce projet est tout entier résumé dans le titre que donne Pic de la Mirandole à son célèbre discours de 1486 : " De Dignitate Hominis ". Cette expression si moderne montre bien la permanence de ce projet et indique clairement qu’il s’agit d’un modèle de perfection humaine que cherche à concrétiser l’action d’individus qui se réclament de ce mouvement comme Erasme, Melanchton, Montaigne, Budé, et tous les autres. Ce modèle humain n’est pas le fruit d’une intuition solitaire car c’est une immense construction culturelle, progressivement mise en place tout au long de l’histoire de la culture gréco-latine mais également celle du monothéisme. Il est vrai que, souvent, on confond " humanisme " et amour des belles lettres. Mais il n’y pas que cela.

Dans son discours sur la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole va au-delà de l’héritage gréco-latin puisqu’il écrit : " J’ai lu dans les livres des Arabes, qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’Homme ".

Cet éloge démesuré de l’homme et de ses capacités a quelque chose d’excessif voire d’orgueilleux. De plus, il ouvre la voie à toutes les idéologies fondées sur l’optimisme historique et la foi aveugle dans l’idée de Progrès. On parlera plus tard de projet humaniste-progressiste pour qualifier le cadre intellectuel de la modernité et de ses conquêtes techno-scientifiques supposées mener à la réalisation de cette " autonomie " de l’homme, entendue au sens moral, si chère à Emmanuel Kant. Pour ce dernier, " l’autonomie consiste non seulement à se diriger soi-même mais aussi à n’obéir qu’à la loi qu’on s’est prescrite ; il parle dans le même sens de dignité : préserver sa dignité c’est agir avec les seuls principes et maximes acceptables par le sujet " (1).

Curieusement, le terme " autonomie " est peu utilisé par les humanistes français qui lui préfèrent celui de " liberté " entendue au sens politique, celle du citoyen comme individu libre " capable de gouverner et d’être gouverné " selon la définition d’Aristote. L’humanisme à la française aurait-il une tonalité particulière ? Serait-il est-il porteur de valeurs propres et implique-t-il des choix dans l’action qui donneraient à la " francophonie " un contenu sémantique concret et en feraient une réponse adaptée à ce XXI° siècle qui commence dans la tourmente?

La réponse à cette interrogation se trouve chez Montaigne, la figure la plus attachante de l’humanisme français dont la pensée permet, selon Tzvetan TODOROV, de " surmonter l’opposition entre nature et culture : la nature des hommes c’est précisément leur capacité d’avoir une culture, une histoire, une identité " (2).
Par nature, les hommes ne sont donc pas entièrement déterminés. Parlant d’un certain idéal de vie, Montaigne écrit dans les Essais : " Les plus belles vies sont, à mon sens, celles qui se rangent au modèle humain et commun avec ordre mais sans miracle et sans extravagance " (3).

Ceci n’a rien à voir avec l’hypocrisie du conformisme " politiquement correct " car il s’agit d’une attitude résultant d’un choix volontaire, lui-même fruit d’un effort de discernement que seul " l’honnête homme ", libre et digne, est en mesure de mettre en œuvre. Cette image permet de rattacher ce type d’humanisme à la longue tradition latine, par l’intermédiaire de la figure d’Enée ainsi qu’aux conceptions de la Grèce par le biais de la notion de citoyen. Ainsi, la dignité de toute personne humaine se révèle comme définitivement inscrite dans un projet collectif, celui de la " cité des hommes" dont l’unité trouve son fondement dans la diversité. Curieux paradoxe qui, décidément, ne sera jamais résolu.

L’humanisme francophone n’a pas de spécificité dans son intransigeance à défendre la dignité et les droits de l’homme. Il en est de même en matière de tolérance et d’ouverture qui sont loin d’être synonymes de syncrétisme ou de reniement de soi. L’humanisme intégral dont parle Senghor est certes celui d’un sujet autonome, mais ce sujet est avant tout un individu inscrit dans une dimension spatio-temporelle, le territoire d’une cité. La culture française a su, avec un bonheur particulier, donner un contenu concret à l’humanisme au travers de deux traits fondamentaux qui la distinguent:

1 – l’attrait de la Loi, comme ordre et non comme règlement.
Ici il s’agit de la Loi qui libère l’homme, qui imprime la marque de l’homme sur la nature et qui signe la capacité de l’homme à maîtriser, dans certaines limites, le chaos. Ceci est dans la lignée de tout l’héritage latin.

2 – l’attachement au principe de territorialité.
C’est pourquoi l’humanisme à la française se trouve tout entier résumé dans la très belle formule de Jacques Beauchard ; le " génie du territoire ", ce génie qui depuis trois ans, s’ingénue à nous réunir en ces lieux et qui nous vient de très loin, de ces cités de la Grèce où la plupart de nos conceptions ont vu le jour.

Grâce à cela, l’humanisme français paraît tellement diversifié et hétérogène. Le génie de cette culture est loin de pouvoir s’épuiser, ou se résumer, dans une figure exceptionnelle comme celle d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Shakespeare. On a souvent dit que le génie de la culture française n’est sans doute pas celui des grandes cimes, difficilement accessibles au commun des mortels, mais plutôt celui des altitudes moyennes. C’est probablement à cause de cette diversité et de cette accessibilité que cette culture a pu prétendre à l’universalité.


Malheureusement, l’image de l’homme qui domine actuellement est aux antipodes de ces conceptions. C’est dans la confusion qui caractérise notre époque, dans ce conflit d'images contradictoires, dans ce siècle des réseaux que " le mot humanisme s'est vidé de sens et a fini par désigner une préoccupation générique pour la vie humaine, soumise à des problèmes de tout type et désormais exposée au danger d'une catastrophe globale " (4). Ceci, malheureusement, ne fait que refléter une conception de l'être humain faisant de ce dernier une "machine biologique", image que propose et colporte une certaine interprétation de la science appelée néopositivisme.

L’humanisme traditionnel, dont la version française est un de ses plus beaux fleurons, considérait l’être humain à partir de son animalité. L’homme est un animal certes mais avec quelque chose en plus appelé rationalité, sociabilité, liberté, dignité, etc..." A l'ère de la technique, c'est-à-dire de nos jours, ce quelque chose en plus tend à disparaître et l'être humain acquiert définitivement les caractéristiques d'une chose. En tant que chose, au sens technique, son aspect fondamental est celui d’être utilisable. Les hommes sont donc des machines biologiques appelées, selon la nécessité du moment : force de travail, producteurs, consommateurs, etc. (5) "

Dans ce phénomène global de " chosification " ou de " réification ", il n'y a aucune possibilité de fonder des valeurs, sinon celles liées à l'utilité et à la transaction commerciale. On voit mal ; en effet, comment ou pourquoi une chose ou une machine, se mettraient soudain à fabriquer des valeurs.

" L'image de l'être humain comme machine biologique est celle qui domine actuellement en Occident et cette image est en train d'atteindre ou, peut-être, a déjà atteint le niveau pré-logique (6) ". C’est le substrat archaïque qui ne s’observe ni ne s’étudie mais sur lequel se construisent et s'articulent les discours: c'est le monde des faits sur lesquels on est d'accord a priori et on ne discute pas, le monde de la " vérité sociale inconsciente ", comme dirait Foucault. On mesure à peine les conséquences graves de telles dispositions mentales, dans le domaine politique, d’autant plus que notre époque voit surgir, pour la première fois dans l’histoire, une société de type planétaire.


Face à de tels risques, avons-nous à l’heure actuelle la capacité de relever le formidable défi culturel que pose le phénomène de globalisation et ce afin de préserver cette diversité sans laquelle l’unité ne serait que chimère ? J’ai spontanément tendance à répondre par l’affirmative et à dire qu’ un nouvel humanisme constituerait le meilleur barrage face à ce danger.

L'humanisme défini depuis cette attitude et depuis cette perspective de vie personnelle et collective, n'est donc pas un patrimoine d'une culture spécifique mais de toutes les cultures et, dans ce sens, il se présente comme un humanisme universel.

Cet humanisme n’est pas l’apanage des francophones ni l’esprit universel une exclusivité de la francophonie. Néanmoins, la culture française forme un tout cohérent dont les choix éthiques illustrent, avec une particulière pertinence, cet amour de la diversité et du partage au sein de l’universel. C’est pourquoi, elle est la mieux armée, me semble-t-il, pour tempérer les excès qui peuvent résulter de la globalisation actuelle. Elle est également la mieux placée pour pourvoir, au nom de la civilisation, non pas s’imposer au monde ou le conquérir mais créer une dynamique humaniste de partage avec les autres aires culturelles : hispanophone, lusophone, arabophone, …… Cette dynamique aurait pour piliers fondamentaux les deux constantes de la culture française ; l’amour de la Loi et le " génie du territoire ".


Loin de se substituer à la culture dominante, l’approche humaniste ainsi décrite viendrait la tempérer en reconnaissant sa pertinence à l’échelle globale, celle des réseaux de l’économie et de l’information. En contrepartie, et à l’échelle de la proximité, c’est à dire celle des territoires, l’humanisme comme éthique du divers permettrait, sans doute, de donner un sens à ces nouvelles formes de gouvernance dont on parle tant. Cette exigence éthique de l’humanisme pourrait contribuer à mieux protèger l’individu et assurer le respect de la dignité de sa personne. Ainsi, entre la logique des réseaux et celle des territoires, la contradiction serait comblée par l’homme lui-même.

Tel est, me semble-t-il, le message de la francophonie et ce message pourrait se résumer en un slogan : " Pour la plus grande dignité de l’Homme ".

En assumant cet humanisme intégral dont parle Senghor, la francophonie, avec ses partenaires d’autres aires culturelles, retrouverait son rôle premier de culture de civilisation qui fut le sien, notamment durant ce XVIII° siècle dont la légèreté et la grâce n’ont pas encore disparu de nos mémoires. Mais cela n’aurait pas été rendu possible si la culture française n’était pas demeurée fidèle à cette éthique de la diversité qui nous vient de l’antiquité grecque.

Il n’est pas interdit de penser que, dans le cadre de ce partenariat humaniste avec d’autres aires culturelles, la francophonie contribuerait, en termes de civilisation, à maintenir vivante ce que, jadis, on appelait " la douceur exquise de l’hellénisme ".

Pr. Antoine COURBAN

Université Saint Joseph de Beyrouth
(Texte de la conférence donnée à la Corderie Royale de Rochefort, France, le 29 août 2002)

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1 - Tzvetan TODOROV, " Le Jardin Imparfait ", Grasset, Paris, 1998, p. 72
2 - op. cit., p. 82
3 - Citation extraite de notes personnelles..
4 - Salvatore PULEDDA, conférence donnée à Rome le 18/04/1996 : " Crise de l’Humanisme ".
5 - loc. cit.
6 - loc. cit

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