Ceci n’a rien à voir avec l’hypocrisie du conformisme " politiquement correct " car il s’agit d’une attitude résultant d’un choix volontaire, lui-même fruit d’un effort de discernement que seul " l’honnête homme ", libre et digne, est en mesure de mettre en œuvre. Cette image permet de rattacher ce type d’humanisme à la longue tradition latine, par l’intermédiaire de la figure d’Enée ainsi qu’aux conceptions de la Grèce par le biais de la notion de citoyen. Ainsi, la dignité de toute personne humaine se révèle comme définitivement inscrite dans un projet collectif, celui de la " cité des hommes" dont l’unité trouve son fondement dans la diversité. Curieux paradoxe qui, décidément, ne sera jamais résolu.
L’humanisme francophone n’a pas de spécificité dans son intransigeance à défendre la dignité et les droits de l’homme. Il en est de même en matière de tolérance et d’ouverture qui sont loin d’être synonymes de syncrétisme ou de reniement de soi. L’humanisme intégral dont parle Senghor est certes celui d’un sujet autonome, mais ce sujet est avant tout un individu inscrit dans une dimension spatio-temporelle, le territoire d’une cité. La culture française a su, avec un bonheur particulier, donner un contenu concret à l’humanisme au travers de deux traits fondamentaux qui la distinguent:
1 – l’attrait de la Loi, comme ordre et non comme règlement. Ici il s’agit de la Loi qui libère l’homme, qui imprime la marque de l’homme sur la nature et qui signe la capacité de l’homme à maîtriser, dans certaines limites, le chaos. Ceci est dans la lignée de tout l’héritage latin.
2 – l’attachement au principe de territorialité. C’est pourquoi l’humanisme à la française se trouve tout entier résumé dans la très belle formule de Jacques Beauchard ; le " génie du territoire ", ce génie qui depuis trois ans, s’ingénue à nous réunir en ces lieux et qui nous vient de très loin, de ces cités de la Grèce où la plupart de nos conceptions ont vu le jour.
Grâce à cela, l’humanisme français paraît tellement diversifié et hétérogène. Le génie de cette culture est loin de pouvoir s’épuiser, ou se résumer, dans une figure exceptionnelle comme celle d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Shakespeare. On a souvent dit que le génie de la culture française n’est sans doute pas celui des grandes cimes, difficilement accessibles au commun des mortels, mais plutôt celui des altitudes moyennes. C’est probablement à cause de cette diversité et de cette accessibilité que cette culture a pu prétendre à l’universalité.
Malheureusement, l’image de l’homme qui domine actuellement est aux antipodes de ces conceptions. C’est dans la confusion qui caractérise notre époque, dans ce conflit d'images contradictoires, dans ce siècle des réseaux que " le mot humanisme s'est vidé de sens et a fini par désigner une préoccupation générique pour la vie humaine, soumise à des problèmes de tout type et désormais exposée au danger d'une catastrophe globale " (4). Ceci, malheureusement, ne fait que refléter une conception de l'être humain faisant de ce dernier une "machine biologique", image que propose et colporte une certaine interprétation de la science appelée néopositivisme.
L’humanisme traditionnel, dont la version française est un de ses plus beaux fleurons, considérait l’être humain à partir de son animalité. L’homme est un animal certes mais avec quelque chose en plus appelé rationalité, sociabilité, liberté, dignité, etc..." A l'ère de la technique, c'est-à-dire de nos jours, ce quelque chose en plus tend à disparaître et l'être humain acquiert définitivement les caractéristiques d'une chose. En tant que chose, au sens technique, son aspect fondamental est celui d’être utilisable. Les hommes sont donc des machines biologiques appelées, selon la nécessité du moment : force de travail, producteurs, consommateurs, etc. (5) "
Dans ce phénomène global de " chosification " ou de " réification ", il n'y a aucune possibilité de fonder des valeurs, sinon celles liées à l'utilité et à la transaction commerciale. On voit mal ; en effet, comment ou pourquoi une chose ou une machine, se mettraient soudain à fabriquer des valeurs.
" L'image de l'être humain comme machine biologique est celle qui domine actuellement en Occident et cette image est en train d'atteindre ou, peut-être, a déjà atteint le niveau pré-logique (6) ". C’est le substrat archaïque qui ne s’observe ni ne s’étudie mais sur lequel se construisent et s'articulent les discours: c'est le monde des faits sur lesquels on est d'accord a priori et on ne discute pas, le monde de la " vérité sociale inconsciente ", comme dirait Foucault. On mesure à peine les conséquences graves de telles dispositions mentales, dans le domaine politique, d’autant plus que notre époque voit surgir, pour la première fois dans l’histoire, une société de type planétaire.
Face à de tels risques, avons-nous à l’heure actuelle la capacité de relever le formidable défi culturel que pose le phénomène de globalisation et ce afin de préserver cette diversité sans laquelle l’unité ne serait que chimère ? J’ai spontanément tendance à répondre par l’affirmative et à dire qu’ un nouvel humanisme constituerait le meilleur barrage face à ce danger.
L'humanisme défini depuis cette attitude et depuis cette perspective de vie personnelle et collective, n'est donc pas un patrimoine d'une culture spécifique mais de toutes les cultures et, dans ce sens, il se présente comme un humanisme universel.
Cet humanisme n’est pas l’apanage des francophones ni l’esprit universel une exclusivité de la francophonie. Néanmoins, la culture française forme un tout cohérent dont les choix éthiques illustrent, avec une particulière pertinence, cet amour de la diversité et du partage au sein de l’universel. C’est pourquoi, elle est la mieux armée, me semble-t-il, pour tempérer les excès qui peuvent résulter de la globalisation actuelle. Elle est également la mieux placée pour pourvoir, au nom de la civilisation, non pas s’imposer au monde ou le conquérir mais créer une dynamique humaniste de partage avec les autres aires culturelles : hispanophone, lusophone, arabophone, …… Cette dynamique aurait pour piliers fondamentaux les deux constantes de la culture française ; l’amour de la Loi et le " génie du territoire ".
Loin de se substituer à la culture dominante, l’approche humaniste ainsi décrite viendrait la tempérer en reconnaissant sa pertinence à l’échelle globale, celle des réseaux de l’économie et de l’information. En contrepartie, et à l’échelle de la proximité, c’est à dire celle des territoires, l’humanisme comme éthique du divers permettrait, sans doute, de donner un sens à ces nouvelles formes de gouvernance dont on parle tant. Cette exigence éthique de l’humanisme pourrait contribuer à mieux protèger l’individu et assurer le respect de la dignité de sa personne. Ainsi, entre la logique des réseaux et celle des territoires, la contradiction serait comblée par l’homme lui-même.
Tel est, me semble-t-il, le message de la francophonie et ce message pourrait se résumer en un slogan : " Pour la plus grande dignité de l’Homme ".
En assumant cet humanisme intégral dont parle Senghor, la francophonie, avec ses partenaires d’autres aires culturelles, retrouverait son rôle premier de culture de civilisation qui fut le sien, notamment durant ce XVIII° siècle dont la légèreté et la grâce n’ont pas encore disparu de nos mémoires. Mais cela n’aurait pas été rendu possible si la culture française n’était pas demeurée fidèle à cette éthique de la diversité qui nous vient de l’antiquité grecque.
Il n’est pas interdit de penser que, dans le cadre de ce partenariat humaniste avec d’autres aires culturelles, la francophonie contribuerait, en termes de civilisation, à maintenir vivante ce que, jadis, on appelait " la douceur exquise de l’hellénisme ".
Pr. Antoine COURBAN
Université Saint Joseph de Beyrouth
(Texte de la conférence donnée à la Corderie Royale de Rochefort, France, le 29 août 2002)
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1 - Tzvetan TODOROV, " Le Jardin Imparfait ", Grasset, Paris, 1998, p. 72
2 - op. cit., p. 82
3 - Citation extraite de notes personnelles..
4 - Salvatore PULEDDA, conférence donnée à Rome le 18/04/1996 : " Crise de l’Humanisme ".
5 - loc. cit.
6 - loc. cit |
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