Féminisme
À propos Das Mutterrecht, Le droit de la mère, de J.J. Bachofen. Si un livre mérite d'être appelé fondateur c'est bien celui-ci. Il été traduit, en 1903, par les soins du Groupe français d'études féministes. La préface seulement a été traduite, mais cette préface a, dans tous les sens du terme, la dimension d'un livre. Le droit de la mère est avant tout le livre qui fonda littéralement les études féminines et révéla au monde que l'ére patriarcale n'est pas un fait de nature, mais un fait de culture. On sait grâce à Bachofen qu'elle eut un commencement, somme toute assez récent, et qu'elle pourrait avoir une fin. Voici la première partie de la préface: Tableau du monde gynécocratique.
Sur les origines du féminisme
À propos Das Mutterrecht, Le droit de la mère, de J.J. Bachofen. Si un livre mérite d'être appelé fondateur c'est bien celui-ci. Il été traduit, en 1903, par les soins du Groupe français d'études féministes. La préface seulement a été traduite, mais cette préface a, dans tous les sens du terme, la dimension d'un livre. Le droit de la mère est avant tout le livre qui fonda littéralement les études féminines et révéla au monde que l'ére patriarcale n'est pas un fait de nature, mais un fait de culture. On sait grâce à Bachofen qu'elle eut un commencement, somme toute assez récent, et qu'elle pourrait avoir une fin.
Voici la première partie de la préface: Tableau du monde gynécocratique
Le présent ouvrage a pour but l’étude d’un phénomène historique jusqu’ici rarement et toujours imparfaitement observé. Les ouvrages qui traitent de l’antiquité ne s’occupent pas du matriarcat : l’expression est nouvelle et le fait qu’elle désigne inconnu. Un pareil sujet offre tour à tour à l’écrivain des difficultés et des charmes extraordinaires. Les travaux préparatoires font défaut, ainsi que les investigations capables d’éclairer cette phase toute particulière de civilisation à laquelle appartient le matriarcat. C’est un terrain qui attend le premier défrichement. Nous nous voyons transportés de l’antiquité classique et connue vers une autre antiquité antérieure et inconnue, d’un inonde d’idées qui nous sont familières vers un autre plus ancien et fort différent. Les peuples dont nous sommes habitués à vénérer le nom et la gloire sont refoulés à l’arrière-plan ; d’autres les remplacent qui n’avaient jamais partagé avec les premiers les honneurs accordés aux civilisations classiques. Plus nous avançons dans nos recherches, plus nos découvertes nous frappent d’étonnement : partout des contrastes avec l’âge suivant, des aspects plus archaïques, des moeurs toutes particulières auxquelles on ne peut appliquer d’autre criterium que leur propre principe. Le régime gynécocratique est en opposition, non seulement avec notre conscience moderne, mais encore avec celle de l’antiquité, voire, chose singulière ! avec celle de l’antiquité grecque, qui cependant en tire son origine et sa seule explication rationnelle. Mes recherches ont pour but de le mettre en lumière, de le décrire, et de lui assigner le rang auquel il a droit par rapport à d’autres civilisations qui lui furent à la fois inférieures et supérieures. C’est une plus vaste tâche qu’il ne semble d’après le titre choisi. Il s’agit d’embrasser tous les traits des moeurs gynécocratiques, d’en rechercher les différences comme les ressemblances, et de retracer ainsi l’image fidèle d’un âge de l’humanité dépassé et éclipsé par les âges subséquents. Le but est élevé. Mais c’est seulement en planant au dessus de vastes horizons que le savant peut atteindre à la connaissance véritable, que ses conceptions peuvent se former avec clarté et sûreté. Je me propose de donner, en cette introduction, un aperçu général des résultats que j’ai obtenus, et de faciliter par ce moyen l’intelligence de mon ouvrage.
De tous les documents qui nous font connaître l’existence et les bases du matriarcat, ceux qui concernent le peuple Lycien sont les plus clairs et les plus précieux. Les Lyciens, suivant Hérodote, donnaient à leurs enfants, non pas, comme les Grecs, le nom du père, mais toujours le nom de la mère ; ils ne tenaient compte, dans la construction des généalogies, que des ancêtres maternels ; c’était le rang social de la mère qui seul, chez eux, classait l’enfant. Nicolas de Damas complète ces renseignements par d’autres détails sur le droit exclusif de succession des filles, qu’il fait dériver de la coutume lycienne : droit non écrit, émané de la divinité même, suivant la définition de Socrate. Tous ces usages découlent d’une source unique. Si Hérodote n’y voit qu’une extraordinaire déviation des moeurs grecques, leur observation doit nous conduire à des conceptions plus profondes. Elle nous révèle un agencement systématique empreint d’un caractère de nécessité qui ne laisse rien à l’arbitraire ni au hasard ; et comme elle ne nous indique l’existence d’aucune législation positive, il faut renoncer à reléguer un tel état social au rang d’une anomalie sans portée. En face du patriarcat gréco-romain se dresse un droit de famille complètement opposé et par sa base et par son développement. La comparaison de l’un avec l’autre met en relief les particularités qui les distinguent, et la constatation de faits analogues chez d’autres peuples confirme nos inductions. Au droit de succession exclusif des filles, chez les Lyciens, correspond l’obligation alimentaire qui, suivant l’usage égyptien relaté par Diodore, incombe aux filles seules à, l’égard des parents âgés. Chez les Cantabres, suivant Strabon, les frères étaient établis et dotés par les soeurs. Ces traits divers, réunis par une pensée commune, contiennent pour nous une instruction de portée tout à fait générale. Nous y trouvons la hase rationnelle de notre conviction, savoir que le matriarcat n’est pas un accident propre à un peuple, mais la marque caractéristique d’une certaine période de civilisation partout reproduite, parce que la nature humaine est la même partout. C’est au principe, partout identique, qu’il faut s’attacher quoique les expressions en puissent être différentes. Ces points de vue généraux sont notablement fortifiés par les renseignements fournis par Polybe sur les Locriens épizéphyriens, lesquels faisaient reposer la noblesse sur la généalogie maternelle.
Le matriarcat, dans l’ordre des temps, a précédé le patriarcat : le développement de celui-ci correspond au déclin du premier. C’est donc chez les peuples plus anciens que le peuple hellène que nous trouvons les formes gynécocratiques liées intimement à l’état social, comme ensuite les formes patriarcales furent une partie constitutive de la civilisation grecque. Passant des Locriens aux Lélèges, nous voyons bientôt se joindre à eux les Cariens, les Etoliens, les Pélasges, les Cauconiens, les Arcadiens, les Epéens, les Minyens, les Téléboiens ; chez tous le matriarcat et la civilisation qu’il engendre apparaissent en une multitude de traits différents. Ce rayonnement de puissance et de grandeur féminines, qui excitait déjà l’étonnement des Anciens, donne à l’image de chacun de ces peuples, quelle que soit d’ailleurs sa couleur propre, un cachet d’originalité fort différent de celui du peuple hellène. De l’idée fondamentale sur laquelle ils ont basé leur système généalogique, les Naupactiens, les Eoéens, les Cataloges ont dérivé la croyance à l’union de mères immortelles avec des pères mortels, la prédominance admise par eux du bien maternel, du nom maternel, les liens étroits de la confraternité utérine, la désignation du sol natal par le nom de matrie, la sainteté supérieure des sacrifices féminins, surtout le caractère inexpiable du matricide. Dans ce préambule où nous nous proposons plutôt de marquer des lignes générales que de spécifier des détails, il convient d’insister sur l’importance, pour nos recherches, des traditions mythiques. Le matriarcat nous reportant de préférence vers tes plus anciennes tribus du monde grec, c’est cette première forme de tradition qui nous intéresse le plus ; car nous pouvons être certains que la place occupée par le matriarcat dans le mythe correspond à celle qu’il possédait dans la vie réelle comme centre de toute une civilisation. D’autant plus pressante est la question : Quel sens avons-nous le droit d’assigner à cette forme primitive de la tradition humaine, la tradition mythique ? Quel usage pouvons-nous légitimement faire de ses données ? Préparons notre réponse par la considération d’un seul exemple appartenant au cycle des mythes lyciens. À côté du témoignage parfaitement historique d’Hérodote, la légende des rois présente un cas de succession par les femmes : ce ne sont pas les fils de Sarpédon, c’est Laodamie, sa fille, qui hérite du royaume et qui le transmet à son fils, lequel exclut ses oncles. Un récit transmis par Eustathe. donne à ce système de succession une expression symbolique où se retrouve l’idée fondamentale du matriarcat dans son sens sexuel. Si les témoignages d’Hérodote et de Nicolas nous faisaient défaut, la méthode prétendue scientifique actuelle chercherait d’abord à affaiblir le récit d’Eustathe sous prétexte que son authenticité ne se laisse prouver par aucune source plus ancienne ni même contemporaine. Ensuite quelque sot mythoraphe alléguerait le caractère énigmatique de ce même récit pour en démontrer la fausseté, et finalement, au lieu de mettre en première ligne le fait, auquel le mythe s’est attaché comme la coquille autour de la noix, traiterait le fait d’accessoire, de produit poétique du mythe, et le jetterait au rebut parmi ces matériaux sans valeur dont le nombre journellement croissant, atteste les progrès destructeurs de notre soi-disant critique. La comparaison des renseignements fournis par le mythe et de ceux fournis par l’histoire met dans la plus vive lumière l’erreur et le danger de ce procédé. Confirmée par des faits historiques bien établis, la tradition mythique, complètement indépendante de l’imagination créatrice, doit être reconnue comme témoignage authentique des âges primitifs ; ainsi, pour appliquer ce principe à notre exemple, la préférence de Laodamie à ses frères doit être considérée comme preuve suffisante de l’existence du matriarcat chez les Lyciens. Il n’y a guère de parties du système gynécocratique qui ne comportent un semblable moyen de contrôle, quoiqu’il ne puisse pas toujours être tiré de l’histoire du même peuple. II n’est pas jusqu’à l’ensemble du système dont la persistance en des temps relativement récents ne soit démontrée à la fois par l’histoire et par le mythe, dont les résultats convergent et concordent. Certains traits fort anciens viennent se ranger à côté d’autres plus nouveaux, et, nous surprenant par la ressemblance qui s’y découvre, font oublier les longs intervalles qui les séparent. II est inutile d’insister plus longtemps sur l’influence que doit exercer ce parallélisme sur l’interprétation des traditions mythiques. On voit assez combien il rend insoutenable l’attitude que la science moderne a adoptée à leur endroit, et combien il enlève toute raison d’être à la distinction, déjà si chancelante, des temps historiques et préhistoriques, du moins pour la partie capitale de l’histoire, celle qui décrit les conditions et les modes des anciennes civilisations. La tradition mythique — telle est ma réponse à la question précédemment posée — est l’expression fidèle des lois vitales de ces temps reculés d’où surgit le développement du monde antique ; c’est la pensée primitive, la révélation immédiate dont les garanties de fidélité sont les plus certaines.
Eustathe lui-même ne peut s’empêcher de remarquer combien la prédominance de Laodamie sur ses frères est contraire aux idées helléniques. Sa déclaration est d’autant plus remarquable qu’elle est due à un auteur plus récent. Bien différent des critiques modernes, le savant byzantin n’est pas tenté, par l’anomalie apparente de la légende, de suspecter et moins encore d’altérer la tradition. Cette soumission aveugle, cette passivité complète taxée souvent aujourd’hui d’irréflexion, est pour nous la meilleure garantie de la sincérité des renseignements subséquents. La même fidélité, la même exactitude règnent dans toutes les régions de la science antique : partout la même crainte de toucher d’une main sacrilège aux restes du passé. Grâce à cette heureuse circonstance, il nous est possible de connaître avec certitude l’organisation des sociétés les plus reculées et de suivre jusqu’à ses origines l’histoire de la pensée humaine. Moins il y a tendance à la critique et aux combinaisons subjectives, plus grande est notre sécurité, moindres sont les dangers de falsification. En ce qui concerne le matriarcat, nous avons une seconde garantie d’authenticité dans l’antithèse formée par le mythe avec les idées des temps postérieurs, antithèse si frappante et si décisive qu’elle anéantit la supposition que la gynécocratie pourrait n’être qu’une fiction. Le système patriarcal venu après elle a, en effet, suivi des principes si différents qu’elle lui a paru une énigme indéchiffrable : comment donc les écrivains contemporains auraient-ils pu l’inventer ? Comment des écrivains grecs, par exemple, tout imbus de la prépondérance masculine, auraient-ils eu l’idée de forger l’histoire de Laodamie ? Et ce que nous disons de ce trait particulier s’applique à une foule d’autres que nous trouvons entremêlés à l’histoire primitive de tous les anciens peuples, sans exclure les Athéniens et les Romains, ces représentants si décidés du patriarcat.
Chaque époque suit inconsciemment, jusque dans ses inventions poétiques, les lois organiques qui lui sont propres. Si grande même est la puissance de celles-ci que la tendance à conformer aux idées nouvelles ce qui, dans l’antiquité, s’en écarte, est irrésistible. Les traditions gynécocratiques n’y ont pas échappé et nous constaterons souvent l’influence rétrospective du présent sur le passé. Cette tentation de remplacer l’incompréhensible par le compréhensible, accommodé au goût du jour, se manifeste souvent de façon bizarre : l’ancienne esquisse est recouverte d’un coloris plus nouveau ; les majestueuses figures du monde gynécocratique sont présentées aux contemporains suivant l’esprit de leur propre époque, les formes trop fortes ou trop dures sont atténuées ; en même temps que le droit, les sentiments, les motifs, les passions sont jugés du point de vue régnant. Parfois, le moderne et l’antique marchent de concert ; ailleurs, le même fait, la même personne sont présentés sous le double aspect que leur imprime la diversité des temps : ici innocents, là criminels ; ici objet d’abomination et d’horreur, là de vénération et de respect. Ailleurs encore, c’est le père que l’on substitue à la mère, le frère à la soeur, mettant ainsi l’élément masculin à la place ou à côté de l’élément féminin ; les vocables féminins sont masculinisés. Bref, les conceptions gynécocratiques cèdent de toutes parts aux exigences de la thèse patriarcale.
Ainsi donc, loin de subir dans leurs créations l’influence d’une civilisation vaincue et disparue, les jeunes générations au contraire s’efforceront plutôt d’imprimer leur cachet propre aux faits qu’elles ne comprennent plus. Voilà qui donne aux traces mythiques de l’âge gynécocratique la force de preuves vraiment dignes de confiance ; elles sont encore plus instructives à travers les changements qu’elles ont subis que sous leur forme initiale. Et comme ces changements furent d’ordinaire le produit d’une adaptation inconsciente et non d’une haine réfléchie, ils deviennent dans leurs modes successifs l’image fidèle des étapes sociales de la vie d’un peuple.
J’ai maintenant, je l’espère, aussi parfaitement éclairci que justifié le procédé au moyen duquel j’ai utilisé les traditions mythiques. La richesse de cette mine peu explorée ne peut être bien connue que par l’examen des détails. Notre science historique moderne, bornée d’une manière exclusive à l’examen de certains événements et personnages, a, par la séparation artificielle entre les temps historiques et mythiques, inauguré un procédé qui ne permet pas d’atteindre à une connaissance rationnelle de l’antiquité. Partout où nous touchons à l’histoire, nous constatons des circonstances qui supposent des circonstances antérieures ; nulle part commencement, partout suite ; jamais cause isolée, toujours effets impliquant une cause. La vraie science n’est digne de ce nom que lorsqu’après avoir indiqué les faits elle peut encore en montrer les origines et les conséquences. Or, l’origine de l’histoire, c’est le mythe : toute investigation un peu approfondie nous y ramène inévitablement. C’est le mythe qui porte en lui les sources, lui seul peut les dévoiler ; lui seul recèle les forces cachées qui ont imprimé aux progrès ultérieurs leur direction. Cette distinction du mythe et de l’histoire, bien fondée quand il s’agit d’indiquer les deux manières différentes dont les faits se sont transmis jusqu’à nous, n’a ni importance ni justification relativement à la continuité du développement humain. Sur le terrain de nos recherches, elle doit être tout à fait abandonnée : le succès en dépend. Le droit de famille de certains peuples très connus de l’antiquité ne se montre pas, dans leurs annales, sous sa forme primitive, mais comme une résultante d’un état antérieur ; isolé de sa cause, il n’a plus de sens ; tout au plus sujet de vaine érudition, il ne mérite pas le nom de science. Le patriarcat romain indique, par sa rigueur même, un système plus ancien qu’il s’agissait de combattre et de refouler. De même l’auguste paternité, revêtue de la pureté apollonique dans la ville d’Athéné, fille sans mère de Jupiter, nous semble le point culminant d’un développement dont les premiers degrés ont dû appartenir à un monde tout différent. Mais comment comprendre la fin si le commencement est une énigme ? Où donc commence le commencement ? La réponse n’est pas douteuse : Au mythe, image fidèle des temps primitifs ; là, ou nulle part. Le désir inné de connaître les origines a souvent cherché à se satisfaire au moyen de spéculations philosophiques, comblant les lacunes des systèmes officiels au moyen des fantasmagories d’une imagination trop féconde. Étrange aberration qui consiste à repousser le mythe, sous prétexte d’incertitude, puis à se fier à ses propres utopies ! Nous éviterons soigneusement cet écueil. Longeant les côtes de la terre ferme avec une prudence peut-être exagérée, doublant les caps, suivant les baies, nous fuirons la haute mer avec ses dangers et ses hasards. Nous nous attacherons à l’examen des détails ; c’est leur multiplicité qui permet les comparaisons nécessaires grâce auxquelles on peut discerner le normal de l’éventuel, la règle générale du cas spécial, et s’élever à des points de vue de plus en plus vastes. On a dit que le mythe, pareil au sable mouvant, ne permet jamais de prendre pied. Ce reproche s’applique moins à la matière même qu’il nous offre qu’à la manière de la traiter. Multiforme et changeant dans son aspect extérieur, il obéit cependant à des lois fixes et n’est pas moins fécond en résultats positifs que toute autre source de renseignements historiques. Produit d’une époque où la vie des peuples était encore conforme à l’harmonie de la nature, il tient de celle-ci la régularité inconsciente qui fait toujours défaut aux oeuvres de libre réflexion. Partout expression d’une grande loi fondamentale, il possède, dans la multiplicité des manifestations qu’il en présente, la plus haute garantie de vérité profonde et de nécessité naturelle.
L’unité d’un principe directeur, d’une idée dominante se fait voir à un haut degré dans le système gynécocratique. Les manifestations en sont, pour ainsi dire, tout d’une pièce ; toutes marquent une phase du développement humain complète en elle-même. Le matriarcat n’est pas concevable comme fait isolé. II est incompatible, par exemple, avec le système hellénique, et cette incompatibilité se traduit par les divergences nombreuses des deux civilisations. C’est ce qu’une foule d’observations nous permettent de vérifier. Ainsi la logique des idées gynécocratiques conduit à la prédominance du côté gauche, emblème de la féminité passive, sur le coté droit, image de la virilité active. Le rôle que joue la main gauche d’Isis dans le pays du Nil, particulièrement voué au matriarcat, suffit à éclairer les déductions précédentes, d’ailleurs corroborées par une quantité d’autres faits qui en démontrent l’importance et l’universalité. Les usages civils et religieux, le sens de certaines expressions, tout, jusqu’aux particularités du vêtement et de la coiffure traduit la même idée, le major honos laevarum partium [1], et son rapport intime avec le matriarcat. La prééminence de la nuit sur le jour, issu de son sein maternel, donne lieu aux mêmes réflexions : l’inverse serait tout à fait opposé à l’esprit gynécocratique. Les anciens avaient déjà été frappés du rapport du matriarcat avec la supériorité de la nuit et du côté gauche sur leurs contraires. D’antiques usages tels que le calcul du temps d’après les nuits, le choix de la nuit pour combattre, tenir conseil, rendre la justice, se livrer aux pratiques du culte, montrent que nous n’avons pas affaire ici à un système philosophique abstrait né ultérieurement, mais à la réalité d’une forme de vie primitive. Telle est la prédominance du culte de la lune sur celui du soleil, de la terre fécondée sur la mer fécondante, de la mort sur la vie, du deuil sur la joie. Tous ces traits reçoivent au cours de mon étude de nouvelles confirmations et une portée de plus en plus profonde. Déjà s’ouvre devant nous un monde d’idées au milieu duquel le matriarcat ne surgit plus comme une forme de vie étrange et incompréhensible, mais logique et homogène. Le tableau, il est vrai, présente encore nombre de lacunes et d’obscurités. Cependant, c’est la puissance propre de toute investigation sérieuse d’attirer dans sa sphère tout ce qui lui est connexe et de trouver le chemin qui conduit du connu à l’inconnu. Souvent une légère indication fournie par les anciens suffit pour nous ouvrir de nouvelles perspectives. La supériorité de la parenté formée par les soeurs, la préférence accordée au dernier né offrent des exemples instructifs. L’une et l’autre dérivent du matriarcat, sont de nouvelles applications de sa pensée fondamentale. La première est d’abord indiquée par une remarque de Tacite, à propos de la manière dont elle était appréciée par les Germains, et un renseignement analogue de Plutarque sur les usages romains prouve que là encore il ne s’agit pas d’une conception locale et accidentelle mais des conséquences d’un principe général. La préférence donnée au dernier né trouve sa démonstration complète dans l’Histoire des Héros de Philostrate, oeuvre tardive mais néanmoins très importante pour l’intelligence des temps les plus reculés. Les deux traits sont fortifiés par un grand nombre d’exemples détachés qui, tirés en partie de la tradition mythique, en partie de l’histoire des peuples disparus ou encore existants, prouvent à la fois leur universalité et leur authenticité. II n’est pas difficile de discerner à quelle face de l’idée gynécocratique ils s’appliquent. La préférence de la soeur au frère n’est qu’une variante de celle de la fille au fils. Le privilège du dernier né rattache la pérennité de la race humaine à cette branche du tronc maternel qui, étant la dernière issue, sera aussi la dernière atteinte par la mort.
Ai-je besoin d’indiquer davantage quelles nouvelles lumières ces aperçus préparent ? De même que la parabole lycienne des feuilles des arbres concorde à merveille avec l’instinct naturel qui nous fait préférer le pousses du plus jeune printemps, de même le matriarcat tout entier est l’expression de la vie matérielle physique, non de la vie spirituelle supérieure ; l’idée gynécocratique découle de la conception maternelle-tellurique de l’existence humaine, non de la conception paternelle-uranique. Est-ii nécessaire de faire remarquer combien de formes antiques de langage, combien de traits de moeurs deviennent intelligibles par ce que Tacite nous rapporte du rôle de la soeur dans la formation du lien familial en Germanie, et comment ces faits deviennent propres à servir de matériaux pour notre édifice.
L’amour plus tendre qu’inspire la soeur nous initie à l’un des côtés les plus remarquables d’une société basée sur le principe maternel. Après avoir mis en évidence ce qui, dans la gynécocratie, est du ressort du droit proprement dit, je tacherai maintenant d’en indiquer la signification morale. Si nous avons été surpris de trouver celui-là si différent de ce que nous sommes habitués à voir et à approuver, celle-ci par contre trouve écho dans un sentiment toujours et partout naturel. Sur les degrés les plus bas, les plus sombres de l’échelle humaine, l’amour qui unit la mère au fruit de ses entrailles forme le point lumineux de la vie, le rayon qui perce les plus obscures ténèbres, la seule joie dans la misère profonde. L’observation de peuples encore existants dans d’autres parties du monde a montré le véritable sens des traditions mythiques qui nomment les premiers philopators [2] et font coïncider leur apparition avec un important revirement dans la civilisation antique. L’affection des enfants pour le père, leur dévouement à celui qui les a engendrés, exige un développement moral plus élevé que l’attachement à la mère, dont tous les êtres de la création sont également susceptibles ; aussi lui est-elle postérieure. Le principe initial de toute civilisation, la base de toute vertu, de toute noblesse d’âme, c’est le charme de la maternité qui, dans les siècles de guerres et de violences, recèle un germe divin et unique d’amour, d’union, de paix. C’est en soignant son enfant que la femme apprend, plus tôt que l’homme, à dépasser les étroites limites de l’égoïsme, à étendre sa sollicitude sur d’autres êtres, à s’ingénier pour conserver et embellir l’existence d’autrui. Dès lors, tout progrès, tout bienfait, le dévouement aux vivants, la piété envers les morts, sont l’oeuvre de la femme. Cette idée a trouvé des expressions variées dans le mythe et dans l’histoire. Elle a inspiré les Crétois qui, voulant mieux marquer leur tendresse pour leur terre natale, l’ont appelée « matrie » et non « patrie » ; elle a fait, de la communauté d’origine maternelle, le lien le plus intime, la seule vraie fraternité. Assister sa mère, la protéger, la venger, voilà le devoir le plus sacré ; attenter à sa vie est un crime inexpiable, même s’il a été commis pour venger le père offensé. Mais à quoi bon se perdre dans les détails ? Ne suffit-il pas d’avoir éveillé la sympathie pour le fondement moral de cette civilisation basée sur le matriarcat ? Quel nouveau sens, quelle portée plus vaste n’acquièrent pas maintenant à nos yeux tous ces exemples de dévouement dont les mères, les soeurs, sont alternativement les inspiratrices et les héroïnes ! Parfois, c’est un couple de soeurs qui joue un rôle tout à fait typique, analogue à celui que remplissent, dans d’autres conceptions, les couples de frères. L’amour dérivant de la maternité n’est pas seulement plus intense, il est plus général, s’étend plus loin. Tacite, qui a observé et signalé chez les Germains la parenté par les soeurs, n’a pas su mesurer l’importance et les conséquences de sa découverte, lesquelles se vérifient par l’histoire. Qui dit patriarcat, dit restriction, limitation ; au contraire, matriarcat signifie élargissement, communauté. L’un rétrécit le cercle de la famille, l’autre ne connaît pas plus de bornes que la nature animée. Le matriarcat fécond engendre la fraternité de tous les hommes, fraternité dont la notion périt avec le patriarcat. La famille basée sur ce dernier est un organisme individualiste ; basée sur le premier, elle porte ce caractère chaotique que l’on retrouve à l’origine de toute évolution, et qui distingue la vie matérielle de la vie spirituelle supérieure. Image mortelle de Déméter, qui est la terre nourricière, le sein de chaque femme fournit à la progéniture des autres, des frères et des soeurs. Tous les hommes sont frères, toutes les femmes sont soeurs jusqu’à ce que la victoire du patriarcat dissolve l’homogénéité de la masse, et remplace l’uniformité confuse part le groupement régulier. D’où la liberté et l’égalité qui sont les traits typiques des civilisations gynécocratiques ; de même, la bienveillance pour les étrangers, l’aversion de toute espèce de restrictions de même encore la portée générale de certaines expressions, telles que le mot romain parricidium, qui n’a échangé que tard son sens large primitif contre un sens individuel et étroit ; de même enfin la faveur accordée à la sympathie, sentiment dont les limites étaient aussi reculées que celles d’un même peuple et qui en embrassait également tous les membres. Ni haines, ni discordes dans les états gynécocratiques, où sont nées et se sont développées ces grandes panégyries qui ravivaient chez des peuples divers le souvenir d’une commune origine. La répression plus sévère des voies de fait envers les hommes, et même les animaux, n’est pas moins remarquable. Les Romaines implorant la Grande Mère non pour leurs propres enfants, mais pour ceux de leur soeur, demandant un époux pour eux ; les Perses n’invoquant la Divinité que pour le peuple entier ; les Cariens plaçant la sympathie pour la parenté au-dessus de toutes les vertus, sont des moeurs où se reflète l’heureuse influence du principe matriarcal sur les réalités de la vie. Un trait de douce humanité, qu’on voit poindre dans la physionomie des images égyptiennes, pénètre le monde gynécocratique et le marque d’une empreinte où nous reconnaissons tout ce que l’amour maternel contient de bienfaisant. Maintenant Hésiode ne nous étonne plus quand il place au premier plan de son récit la mère, ses soins incessants, l’éternelle minorité du fils, dont la croissance physique n’amène pas l’émancipation, et qui jouit près de sa mère, jusqu’à un âge avancé, du calme et de l’abondance qu’offre la vie agricole. N’est-ce pas une peinture du bonheur perdu dont le matriarcat fut le pivot, et n’est-il pas contemporain de ces archaia phyla gynaikôn [3] qui ont disparu de la terre en même temps que la paix ? La vérité historique du mythe trouve ici une éclatante confirmation. Le libre essor de l’imagination, l’abondance d’ornements poétiques dont on aime à entourer le souvenir du passé n’ont pas réussi à défigurer le fond de la tradition ni à obscurcir le fait capital de la vie primitive, non plus que ses manifestations multiples.
Arrivé à ce point de mes recherches, je demande la permission de m’arrêter un instant et d’interrompre la suite de mes raisonnements par quelques observations générales. L’étude logique de la gynécocratie nous a expliqué un grand nombre de phénomènes et de faits très variés. Enigmatiques dans leur isolement, ils prennent par leur réunion un caractère de nécessité inéluctable. Ces résultats sont subordonnés à une condition principale : c’est que le savant pourra se détacher entièrement des idées de son temps et des préjugés dont elles ont rempli son esprit pour se plonger au sein d’un monde intellectuel complètement différent. Sans cette abnégation, un véritable succès, dans une entreprise analogue à la nôtre, est inconcevable ; plus, en effet, on est absorbé par les conceptions modernes, moins on a l’intelligence de l’antiquité. L’abîme s’élargit alors, les contradictions augmentent. Lorsque tous les moyens d’explication semblent épuisés, on a recours au soupçon, au doute et, finalement, à la négation absolue comme moyen le plus efficace de trancher le noeud gordien. Voilà pourquoi les travaux contemporains ont produit si peu de grands résultats durables. La vraie critique ne repose que sur les choses mêmes, ne connaît d’autre criterium que la loi objective, d’autre but que l’explication des faits, d’autre sanction que le nombre de ces faits dont elle est parvenue à rendre raison. Lorsque nous sommes en présence de doutes, de détours, de négations, sachons que l’erreur est imputable à l’investigateur même, non aux sources et aux traditions sur lesquelles son peu de clairvoyance, sa légèreté, son amour-propre se sont plu à rejeter le fardeau de leurs propres fautes. Un savant digne de ce nom doit se rappeler sans cesse que le monde qu’il étudie diffère infiniment de celui où il vit et agit ; que ses connaissances, si étendues qu’elles soient, sont toujours limitées ; que sa propre expérience n’est généralement pas mûre, qu’elle est fondée sur l’observation d’un espace de temps très restreint, tandis que les matériaux utilisés par lui sont un amas de fragments qui souvent paraissent sans valeur, considérés d’un certain coté mais qui, placés dans leurs justes rapports, réduisent à néant les jugements prématurés.
Au point de vue du patriarcat romain, l’apparition des Sabines parmi les combattants est aussi inexplicable que les stipulations toutes gynécocratiques du traité des Sabins, empruntées sans doute à Varron par Plutarque. Joints à d’autres analogues, rattachés au principe matriarcal, de tels faits perdent leur aspect énigmatique, sortent de la région poétique où les modernes, trop impressionnés par des moeurs contraires, les avaient imprudemment relégués, et rentrent sur le terrain de la réalité historique où ils accusent leur raison d’être comme conséquences naturelles du caractère sacré et inviolable attribué à la maternité. Si, dans le traité d’Hannibal avec les Gaulois, le règlement des difficultés est confié aux matrones gauloises, si tant de traditions des âges mythiques nous montrent les femmes, tantôt seules, tantôt groupées, tantôt isolées entre elles, tantôt côte à côte avec les hommes, jugeant, votant dans les assemblées publiques, arrêtant l’ordre de bataille, négociant la paix, réglant les traités, sacrifiant pour la patrie tantôt la fleur de leur corps, tantôt leur vie même : qui oserait accuser ces récits d’invraisemblance, leur reprocher de contraster avec ce que nous connaissons, d’être incompatibles avec les lois de la nature humaine sous sa forme actuelle ; qui oserait enfin invoquer contre eux l’auréole poétique qui les entoure ? Ce serait sacrifier le passé au présent ou, pour parler comme Simonide, réformer l’univers d’après le plan d’un cabinet de travail ; ce serait combattre les siècles, rabaisser l’histoire, en faire le jouet d’opinions éphémères. L’invraisemblance ! Mais les probabilités se modifient avec les temps ; ce qui est incompatible avec tel état social ne l’est pas avec tel autre, ce qui est invraisemblable ici ne l’est pas là-bas. Ces récits, poursuit-on, sont eu flagrant contraste avec l’ordre de choses ordinaire. Mais l’expérience subjective et la logique subjective n’ont aucune valeur ni justification dans le domaine historique. Est-il nécessaire de répondre aussi aux objections de ceux qui allèguent la couleur poétique sous laquelle le mythe se présente à nous ? Certes, elle n’est pas niable, attestée qu’elle est par les écrivains, les artistes anciens aussi bien que modernes qui tous ont emprunté à ce passé les plus beaux, les plus saisissants sujets, qui tous l’ont célébré à l’envi. Plus, en effet, une chose est antique, plus elle est douée du pouvoir de prêter des ailes à l’âme du spectateur et d’élever ses pensées au-dessus de la trivialité quotidienne. Mais ce mérite poétique des traditions de l’antiquité est leur essence même et devrait être utilisé par nous comme moyen d’investigation, non comme prétexte à controverse. L’époque gynécocratique est la poésie de l’histoire ; elle l’est par la beauté sublime, la majesté héroïque qu’elle imprime au caractère féminin ; par l’impulsion qu’elle donne à la bravoure et à la générosité des hommes ; par l’importance qu’elle attache à l’amour de la femme, par la chasteté qu’elle exige du jeune homme. Cette réunion de traits séduisants apparut aux anciens dans la même lumière idéale qu’à nous la grandeur chevaleresque du monde germanique. Comme nous, ils se sont écriés : « Où sont-elles, ces femmes dont la beauté parfaite, la pudeur, la noblesse d’âme inspiraient de l’amour même aux immortels ? Où sont-elles, ces héroïnes dont Hésiode, le poète de la gynécocratie, chanta la gloire ? Que sont devenus ces conciliabules féminins auxquels Dike aimait à prendre part ? Et ces héros sans peur et sans reproche qui, pareils au Bellérophon lycien, joignaient à une vie sans tache un courage sans faiblesse, et à l’intrépidité, le respect volontaire de la puissance de la femme ? » « Tous les peuples guerriers, a fort bien remarqué Aristote, ont obéi à la femme », observation que confirme l’histoire des temps postérieurs. Braver les dangers, courir les aventures, rendre hommage à la beauté : telles sont les vertus compagnes ordinaires de l’exubérance juvénile. Inventions, chimères poétiques ! répéterez-vous. Hélas, oui ! inventions, chimères pour nos tristes contemporains.
Mais la réalité historique n’est-elle pas la poésie par excellence, plus entraînante, plus saisissante que toute fiction ? Le genre humain a eu des destinées dont le grandiose dépasse la portée de notre imagination. L’âge gynécocratique avec ses figures majestueuses, ses hauts faits, ses émotions ardentes ne peut être égalé par la poésie de siècles raffinés mais dégénérés. Ne l’oublions pas : les ressorts de l’esprit se détendent en même temps que ceux de la force physique ; car les symptômes de corruption et de décadence se manifestent simultanément dans toutes les régions de la vie.
Ces réflexions ont, je l’espère, achevé d’édifier le lecteur sur la méthode par laquelle je m’efforce d’extraire, d’une région qualifiée jusqu’ici de séjour poétique des ombres, des éclaircissements sur les formes les plus primitives de l’évolution humaine. Je reprends donc la description interrompue du monde gynécocratique, non pour me perdre dans la multiplicité des détails, d’ailleurs toujours surprenants, de son organisation intime, mais afin de concentrer l’attention sur son phénomène le plus important, cause et couronnement de tous les autres. C’est la base même du matriarcat, base essentiellement religieuse, qui le met en rapport avec nos instincts les plus nobles, nous permet d’en entrevoir les plus beaux aspects et de conclure que la civilisation hellénique a pu dépasser en éclat, non en profondeur et en excellence. Ici plus que partout ailleurs je sens l’abîme qui sépare mes idées des idées reçues et des recherches historiques qui s’en inspirent. Admettre que la religion exerce une influence capitale sur la destinée des peuples, lui assigner la première place parmi les causes créatrices et modificatrices de leur évolution, y chercher l’explication des côtés les plus obscurs de la mentalité antique, voilà sans doute le signe certain d’un esprit terriblement imbu de préjugés théologiques incapable autant que borné ; voilà une déplorable chute dans la nuit des temps ténébreux ! Accablé de tant de reproches, je ne persiste pas moins dans mes vieux errements et préfère rester antique avec les antiques, que devenir moderne sur le terrain de l’antiquité. J’aime mieux être vrai que de plaire et ne mendierai point à l’opinion du jour l’aumône de ses applaudissements. Le puissant, l’unique levier de toute civilisation, c’est la religion ; progrès et décadence en découlent également. Elle est la clef de ces âges lointains, dont les premières périodes surtout resteraient sans elle une énigme indéchiffrable, qui rattachent chaque forme de leur évolution, chaque tradition de leur histoire à un principe religieux, ne voient les événements qu’à travers la religion, et s’identifient complètement avec la divinité. Le génie féminin a le don d’allier merveilleusement le sentiment religieux à celui de l’amour, aptitude qui, aux époques les plus sauvages, a revêtu la femme, la mère surtout, d’un caractère sacré de la plus puissante efficacité. La civilisation gynécocratique a donc nécessairement dû porter cette empreinte essentiellement hiératique. L’élévation de la femme au-dessus de l’homme excite notre étonnement à cause du contraste qu’elle présente avec leurs forces physiques respectives. La nature a remis le sceptre au plus fort ; s’il lui est ravi par des mains plus faibles, c’est que d’autres agents sont entrés en jeu, c’est que des forces plus fortes que la force ont fait sentir leur influence. Le concours des témoignages anciens est à peine nécessaire pour nous en faire connaître le nom. C’est grâce à la propension innée de son esprit vers le surnaturel, le divin, le merveilleux, l’insaisissable que la femme a, de tout temps, exercé la plus grande influence sur le sexe masculin, sur l’éducation, la civilisation des peuples. Ses dispositions particulières pour l’eusébéia [4], sa vocation pour le culte et la crainte de Dieu forment le point de départ du discours de Pythagore aux femmes de Crotone. Après Platon, Strabon insiste sur le fait que toutes les deisidaimonia [5] ont été propagées, inculquées aux hommes par les femmes, qu’elles ont toujours cultivé, nourri et fortifié la superstition à côté de la religion. L’histoire de tous les temps et de tous les pays confirme la justesse de cette observation. Les femmes passent pour avoir souvent reçu, les premières, les révélations d’en haut ; elles ont pris une part active, souvent belliqueuse, parfois aidées de l’influence de leurs charmes physiques, à la propagation de la plupart des religions. Les prophétesses ont précédé les prophètes. Plus persévérante dans sa fidélité, plus « rigide dans la foi » est l’âme féminine. Quoique plus faible que l’homme, la femme est capable de s’élever bien au-dessus de lui à l’occasion ; elle est plus conservatrice à l’égard du culte et surtout des cérémonies. Partout se manifeste sa tendance à étendre son influence religieuse ; sa faiblesse même trouve un puissant stimulant dans l’ambition de subjuguer le plus fort. Avec de telles armes, ce sexe peut engager la lutte contre le nôtre et en sortir victorieux. À notre supériorité physique, il oppose sa vocation religieuse ; à nos violences, sa paix ; à nos rivalités sanglantes, son esprit de conciliation ; à nos haines, son amour. C’est ainsi qu’il a su guider les moeurs sauvages primitives, qu’aucune loi ne réfrénait, vers une civilisation plus douce et plus aimable, au centre de laquelle il trôna comme représentant du principe supérieur de la révélation divine.
Tel est le germe de ce pouvoir magique du génie féminin qui désarme les passions les plus brutales, sépare des armées aux prises et donne à tous ses arrêts, prophétiques ou juridiques, un caractère irrévocable et sacré. La vénération presque divine dont fut entourée Arété, reine des Phéaciens, le respect qui s’attachait à sa parole sont déjà considérés par Eustathe comme les ornements poétiques d’un conte de fée, et relégués par lui au rang de fictions. Ceci n’est pourtant pas un fait isolé mais bien plutôt l’image parfaite de la gynécocratie appuyée sur la religion, et de la beauté qu’elle faisait rayonner sur la vie des peuples. L’étroite corrélation du caractère religieux de la femme et de son pouvoir matriarcal se manifeste de différentes manières ; l’une des plus importantes est cet usage locrien qui veut qu’une fillette, et non pas un garçon, accomplisse la cérémonie du culte appelée Phialéphorie. Polybe, qui le mentionne, le range parmi les preuves du matriarcat épizéphyrien, et reconnaît ainsi son rapport avec le principe gynécocratique : rapport confirmé par le sacrifice locrien d’une vierge, rachat du forfait d’Ajax, qui nous montre en même temps par quel enchaînement d’idées on est arrivé à la croyance générale que le sacrifice d’une femme est plus agréable à la divinité. La suite de ces déductions nous conduit au plus profond, au plus important fondement du matriarcat. Image de Déméter, la mère terrestre devient la représentante mortelle de la Grande Mère tellurique, elle est sa prêtresse et, comme telle, chargée de célébrer ses mystères. Tous ces faits se tiennent et ne sont que l’expression variée d’une même phase de l’évolution. La suprématie religieuse de la maternité féconde mène par analogie à celle de la femme mortelle ; le lien exclusif qui unit Déméter à Coré correspond au droit de succession non moins exclusif de la fille à la mère, et, finalement, l’union intime de ces mystères avec les cultes chtoniques-féminins mène au sacerdoce de la mère. Ici s’ouvrent de nouvelles perspectives sur le genre de civilisation d’où est issu le matriarcat. Nous constatons la grandeur de la civilisation préhellénique, qui possédait dans le culte démétrique, ses mystères et sa gynécocratie civile et religieuse, les germes des plus belles destinées, germe refoulé et stérilisé par les événements ultérieurs. Par ces vues nouvelles, des préjugés de longue date consacrés par un long enseignement, tels que la cruauté et la grossièreté des Pélasges, l’incompatibilité de la suprématie féminine avec la vigueur du caractère national, et surtout l’époque tardive assignée au développement du mystérieux dans la religion — ces préjugés sont irrévocablement détrônés. Induire les plus nobles événements historiques des causes les plus basses, telle a été depuis longtemps l’erreur routinière de notre prétendue science de l’antiquité. Comment n’aurait-elle pas envahi le domaine de la religion ? Comment aurait-elle su distinguer son trait essentiel, savoir sa tendance au surnaturel et son rapport avec les intimes besoins de l’âme humaine ? Seuls, les mensonges et l’égoïsme de quelques faux prophètes ont pu obscurcir ainsi le ciel clair et transparent de la mentalité hellénique ; seul une époque de décadence a pu faire dévier à ce point du droit chemin. Le mystérieux, en effet, forme le vrai fond de toute religion, et partout où l’influence de la femme est prépondérante, soit dans la vie religieuse, soit dans la vie civile, on doit s’attendre à le voir favorisé. C’est là me conséquence de la nature même de la femme dont l’esprit unit inséparablement le physique au métaphysique : d’où son étroite affinité avec la nature animée et la matière, dont la mort éternelle éveille en elle tout d’abord le besoin d’une pensée consolatrice : sa douleur plus profonde provoque un espoir plus sublime. De la matière encore elle extrait la loi de la maternité démétrique qui se révèle à elle par les métamorphoses du grain de blé, lequel représente, par ses alternatives de mort et de vie, la destruction comme condition première de la renaissance et de la réalisation de l’épiktèsis tès télétès [6].
Ce qui découle ainsi presque de soi de la nature maternelle est entièrement confirmé par l’histoire. Partout où nous rencontrons la gynécocratie, nous la trouvons unie aux mystères de la religion chtonique celle-ci se rattache au nom de Déméter ou d’une autre divinité analogue représentant la maternité. La relation des deux phénomènes est très apparente dans la vie des peuples lycien et épizéphyrien qui ont conservé avec une ténacité exceptionnelle le matriarcat, dont la persistance s’explique par un ample développement du merveilleux manifesté chez eux d’une façon très remarquable, auparavant incomprise. La conclusion que nous pouvons tirer de ces prémisses est certaine. Si l’on admet le caractère original du matriarcat et son rapport avec une phase primitive de l’évolution humaine, il faut les admettre de même pour le mystérieux, l’un et l’autre n’étant que deux faces différentes de la même civilisation : ce sont deux jumeaux inséparables. Ce résultat est d’autant plus sûr que, des deux manifestations, civile et religieuse, de la gynécocratie, c’est la seconde, évidemment, qui sert de base à la première. De la conception du culte est née l’organisation civile. De l’union de Coré avec Déméter est née la priorité de la mère sur lé père, de la fille sur le fils. À un point de vue tout matériel, le sporium féminin apparaît d’abord comme symbole du mystère démétrique dans son sens physique et primitif, de même que, par analogie, dans sa portée supérieure et transcendante, il est l’expression du matriarcat civil tel qu’il nous apparaît dans le mythe lycien de Sarpédon. Voilà qui réfute l’idée moderne que le mystérieux est un attribut de l’Hellénisme. II faut admettre le contraire, à savoir que le mystère maternel est la plus ancienne, l’Hellénisme la plus récente phase de l’évolution religieuse. De même que l’époque gynécocratique est la poésie de l’histoire, elle est aussi et essentiellement une période de méditation et d’intuition religieuses ; c’est l’époque de l’eusébeia, de la daisidaimonia de la sophrosuné, de l’eunomia [7] : qualités issues de la même source et attribuées par les anciens, avec un accord frappant, à tous les peuples gynécocratiques. Qui pourrait méconnaître la liaison intime de tous ces phénomènes et oublier que l’âge féminin par excellence doit embrasser tout ce qui distingue la nature de la femme de celle de l’homme ? L’harmonie, que les anciens désignaient de préférence par le mot gynaikeia : la religion, par laquelle le plus impérieux besoin de l’âme féminine, l’amour, s’élève à la conscience de son identité avec la loi fondamentale de l’univers ; la sagesse instinctive et intuitive qui discerne et juge instantanément et sûrement, et qu’ont dépeinte des noms propres aussi significatifs qu’Autonoë, Phylonoë, Dinonoë ; enfin la stabilité et le conservatisme innés chez la femme : chacun de ces traits, caractéristique de l’être féminin, marque une particularité du monde gynécocratique, constatée par l’histoire. Mais voici que l’hellénisme se dresse en ennemi ; le matriarcat périt avec ses conséquences, le patriarcat met en scène un autre côté de la nature humaine. De toutes autres formes de vie, un ordre d’idées tout nouveau s’y rattachent.