Émerveillement

L'émerveillement: avoir devant soi plus à aimer qu'à comprendre. (André Bruyère, architecte). Voici le passage de Voyage en Égypte, d'où a été tirée cette définition: "J'ai le vertige à bien regarder la pyramide. Au fur et à mesure de la progression, vers le sommet, les assises diminuent de hauteur et, par définition, de largeur. L'accélération évidente de la perspective fait basculer le cerveau, qui regarde plus vite qu'il ne comprend. L'émerveillement, c'est peut-être ça: avoir devant soi..."

Et c'est pourquoi, précise Paul Valéry, l'émerveillement s'exprime par les yeux:

«“ Tu existes... Tu es ”, dit l'Amour, et il exprime de tous ses yeux son émerveillement, son impossibilité de croire que l'être absolument souhaité, voulu, nécessaire, soit réel, soit à la fois être et idée, création de lui-même et offrande du sort. Et l'on observe cette étrangeté qu'il faille de la foi pour croire à ce qui est, pour accepter l’existence et la présence de l'objet inappréciable, comme il en faut pour donner quelque substance et puissance à ce qui n’est que phantasme et production de l'espoir ou du désespoir.»
Paul Valéry, Œuvres – Mélange, Bibliothèque de la pléiade, Éditions Gallimard, 1957, p. 287 à 421.

***

«Nous sommes toujours émerveillés par une biche courant dans un champ enneigé avec la légèreté d'une déesse. Même nos lourdauds animaux domestiques savent retenir notre attention. Pourquoi le spectacle des êtres humains nous laisse-t-il si souvent indifférents? N'ont-ils pas la vie eux aussi et l'esprit en plus? S'ils avaient la vie au même degré que les biches, ils nous émerveilleraient. Les adolescents l'ont parfois cette vie. Et ils éveillent notre intérêt, parfois jusqu'à l'émerveillement. Mais la plupart des êtres que nous rencontrons ont perdu l'élan vital sans avoir pu lui substituer celui de l'esprit. «La vie est la chute d'un corps», disait Paul Valéry. Et à mesure que nous tombons, nous cessons de susciter l'émerveillement. On ne s'émerveille pas devant le prévisible. On s'émerveille d'autant moins que pour être capable d'un tel sentiment, il faut soi-même échapper à la pesanteur. L'émerveillement est un sourire que l'esprit qui s'élève dans un être fait à l'esprit qui règne dans un autre être.

L'émerveillement, cet intérêt enchanté pour autrui, est la condition de l'amitié. Il est le point de départ d'un mouvement vers l'humanité au terme duquel nous avons la certitude que la présence d'un être humain, la simple, la seule présence, est le plus grand bien qui puisse nous être accordé. »

Source: La philia et la liberté


Émerveillement ou admiration?

«Mais alors, il importe de distinguer l’émerveillement de l’admiration. Et je procède par des exemples. J’admire un produit de l’art technique : l’horloge de la cathédrale de Strasbourg. J’admire les prouesses d’un acrobate. J’admire telle toile d’un maître italien de la peinture en trompe l’œil. J’admire l’art de la fugue ou l’offrande musicale de Jean-Sébastien Bach. Mais par contre, je reste muet de stupéfaction devant le ciel étoilé, émerveillé par les pommiers en fleurs de Vincent Van Gogh, par la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach ou par le Temple de Karnak.

La différence, c’est celle qu’il y a entre la prose et la poésie. C’est un supplément d’âme. »


Georges Passelecq

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Admiration

Selon le Littré l'admiration est «un sentiment excité par ce qui est beau, merveilleux, sublime.» Selon le Micro Robert, elle est «un sentiment de joie et d'épanouissement devant ce qu'on juge supérieurement beau ou grand.» Puisque l'un peut juger beau ce que l'autre juge laid, l'admiration, dans le second cas, n'a aucune valeur en elle-même.

Essentiel

Voici un passage du Théétète de Platon (155d) souvent cité, où il est dit que l'émerveillement est le commencement de la philosophie. Le verbe grec Thaumazein, ici en cause, est traduit tantôt par s'étonner, tantôt par s'émerveiller. Quel que soit le mot utilisé, il faut qu'il désigne non pas un quelconque éveil de la curiosité, mais un sentiment associé à un éblouissement, une illumination, comme celui qu'on éprouve en regardant le soleil après avoir été longtemps dans l'obscurité. Ce sentiment est aussi une imploration adressée à Iris, la messagère des dieux. Platon fait un jeu de mots quand il dit qu'Iris est la fille de Thaumas. Ce mot est en effet de même racine que Thauma, qui signifie objet d'émerveillement.

«Car cet état qui consiste à s'émerveiller est tout à fait d'un philosophe; la philosophie en effet ne débute pas autrement, et il semble bien ne s'être pas trompé sur la généalogie, celui qui a dit qu'Iris est la fille de Thaumas.» Trad. Léon Robin, La Pleiade, vol. 2 1950, p.743.

Enjeux

Où est le dernier paysan capable d'un authentique émerveillement devant un avion? Mille choses peuvent porter atteinte à la faculté d'émerveillement, qui suppose fraîcheur, naïveté, virginité même, mais que la lucidité doit protéger contre elle-même. Les unes tiennent à des faiblesses du moi que l'on rencontre à toutes les époques, ainsi en est-il de la personne revenue de tout, qui préfère l'indifférence au risque d'être dupe; les autres tiennent à un surmenage affectif lié à un mode de vie. De nombreux auteurs observent aujourd'hui un désenchantement qu'ils associent à la mondialisation et au capitalisme. Sur le site de la Revue Territoires, on trouve par exemple ce diagnostic:

«Max Weber nous parle de désenchantement du monde pour caractériser le capitalisme. En effet, en tant qu’entreprise de réification généralisée, le capitalisme désenchante les espaces-temps locaux, notamment en tentant de dissoudre l’Âme du monde (l’anima mundi des anciens), les génies des lieux, toute cette classe de phénomènes subtils que nos poésies, nos imaginaires, nos spiritualités désignaient sous les beaux (et parfois inquiétants) noms de lutins, elfes, fées, gnomes, djinns, ghouls, ondines. « Le mot désenchantement a été lancé par le sociologue allemand Max Weber ", écrit Jean-Louis Schlegel. " En allemand, le mot est Entzauberung, et, si on le traduit littéralement, il signifierait que les objets, dans le monde moderne, sont dépouillés de toute aura magique, de tout sens merveilleux, que la nature ou le cosmos, en d’autres termes, deviennent un monde d’objets à étudier, à analyser, à classer, à calculer, à mesurer. Descartes en avait donné le principe philosophique et, à partir de Newton, la chose fut acquise : la nature est un grand mécanisme. Entzauberung : “ cosmos désenflé ”, c’est-à-dire un cosmos qui a cessé d’être un monde symbolique, un monde vivant, avec une âme ou des milliers d’âmes, un monde d’énergies aussi. "(1)»

(1)«Le réenchantement du monde et la quête du sens de la vie dans les nouveaux mouvements religieux », Jean-Louis Schlegel, in Les spiritualités au carrefour du monde moderne, traditions, transitions, transmissions, colloque à la Sorbonne, éd. Centurion, Paris, 1994. Jean-Louis Schlegel est philosophe, sociologue et membre du comité de direction de la revue Esprit.»

C'est tout simplement le progrès que mettait en cause le neurologue allemand Wilhelm Heinrich Erb en 1895:

« Les conquêtes extraordinaires des temps modernes, les découvertes et les inventions dans tous les domaines, le maintien du progrès en face de la concurrence croissante ne sont acquis qu'au prix d'un grand travail intellectuel et ne peuvent être maintenus qu'à ce prix. Ce que le combat pour la vie exige de productivité de la part de l'individu s'est considérablement accru; il ne peut y satisfaire qu'en déployant toutes ses forces intellectuelles; en même temps les besoins de l'individu et ses prétentions à jouir de la vie se sont élevés dans tous les milieux; un luxe sans précédent s'est propagé à des couches de la population qu'il ne touchait pas du tout auparavant; l'irréligiosité, le mécontentement et l'avidité ont gagné des cercles plus étendus de la population [je vous rappelle que cela a été écrit en 1895]; l'accroissement démesuré de la circulation, le réseau universel du télégraphe et du téléphone ont complètement transformé les conditions du trafic; tout a lieu dans la hâte et dans l'agitation, la nuit sert aux voyages et le jour aux affaires, les voyages de détente eux-mêmes deviennent une fatigue pour le système nerveux; des grandes crises politiques, industrielles et financières communiquent leur excitation à des cercles de la population beaucoup plus larges qu'autrefois; l'intérêt pour la vie politique est devenu chose tout à fait commune; les luttes politiques, religieuses et morales, les activités de parti, l'agitation électorale, le fait que les associations croissent de façon excessive, tout ceci échauffe la cervelle, contraint l'esprit à faire de nouveaux efforts et mord sur le temps de détente, de sommeil et de repos; la vie dans les grandes villes est devenue de plus en plus raffinée et agitée. Les nerfs sont à plat et on cherche à se détendre par l'accroissement des stimulations et par des plaisirs très épicés, ce qui ne fait que fatiguer davantage; la littérature moderne s'intéresse surtout aux problèmes qui donnent le plus à penser, qui remuent toutes les passions et prônent la sensualité, le goût du plaisir, et le mépris de tout principe éthique et de tout idéal; elle offre à l'esprit du lecteur des cas pathologiques, des problèmes de psychopathes sexuels, des problèmes révolutionnaires et d'autres encore.
« En nous administrant à fortes doses une musique importune et bruyante, on énerve et on surexcite nos oreilles; les spectacles excitent et emprisonnent tous les sens; même les beaux-arts se tournent par préférence vers ce qui est écoeurant, haïssable, vers ce qui excite, et n'hésitent pas non plus à nous mettre devant les yeux, avec une fidélité révoltante, ce que la réalité contient de plus horrible.
« Cette description d'ensemble, conclut Erb, nous montre déjà toute une série de dangers que comporte le développement culturel moderne; elle peut encore être complétée par certains détails... »,

Cité par Françoise Giroud, dans Si je mens, Stock, 1972, p 48-49.

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