Concret

La définition du concret que nous présentons ici a d'autant plus d'intérêt à nos yeux que nous l'avons découverte dans un ouvrage sur la dignité humaine, au terme d'un raisonnement démontrant que la barbarie étant associée à la réduction de l'autre à des abstractions, la remontée vers ce même autre, dans ce qu'il a d'unique, de concret, d'irréductible est la seule façon de le rétablir dans sa dignité.

«On rappelle depuis au moins Hegel que « concret » vient de concrescere, signifiant « croître ensemble». Qu'est-ce à dire? On parvient à l'abstrait en isolant un aspect du concret. In rerum natura, l'arbre ne peut exister sans air, terre, rayons solaires, sève et le reste ; son devenir n'a de cesse qu'à sa mort ; il s'autoconstitue, pour ainsi dire, ses parties produisant les autres et réciproquement, comme l'a admirablement fait ressortir Kant : " Un produit organisé de la nature, écrit-il, est un produit dans lequel tout est fin et réciproquement aussi moyen "; un arbre, par exemple, ne produit pas seulement un autre arbre, mais il " se produit aussi lui-même comme individu "; dans un "produit de la nature, chaque partie, de même qu'elle n'existe que par toutes les autres, est également pensée comme existant pour les autres et pour le tout "; c'est pourquoi " on la conçoit comme produisant les autres parties (chacune produisant donc les autres et réciproquement), ne ressemblant à aucun instrument de l'art " ; dans le cas, en effet, d'un artefact comme une montre, en revanche, " une partie est certes là pour l'autre, mais elle n'est pas là par cette autre partie "`.

Le tout concret vivant est ainsi irréductible à ses parties : la branche coupée de l'arbre n'est pas plus une branche qu'une main séparée d'un corps humain vivant n'est une main; le tout est dans la partie : chaque fois celle-ci présuppose la totalité ; de sorte que si l'on tente de considérer la partie en omettant le tout, on considère aussitôt tout autre chose. Toute abstraction, toute réduction, confine à l'irréel dès qu'on la prend pour du concret. C'est ce que Whitehead, dans une de ses intuitions centrales, appelle "le sophisme du concret mal placé " : the fallacy of misplaced concreteness. La tâche principale de la philosophie, ajoute même Whitehead, est " la critique des abstractions ".
Il va de soi que les sciences particulières ont affaire, à des degrés divers, à des abstractions, puisque telle est la condition même de notre savoir. Il avance à coup d'abstractions grâce à cette faculté prodigieuse dont nous bénéficions, non seulement de pouvoir considérer une partie ou un aspect d'une chose en les séparant des autres, mais même de fonder là-dessus toute une science : ainsi, l'univers immense et merveilleux des mathématiques, où cependant on ne sait pas de quoi on parle, selon le juste mot de Bertrand Russell. L'erreur commence dès qu'on oublie l'abstraction fondatrice. Une « rationalité unilatérale » (einseitige Rationalitàt) devient un mal : " On n'a pas le droit de porter à l'absolu et d'isoler aucune connaissance partielle, aucune vérité séparée (Husserl). "'
Dans la vie ordinaire aussi bien : saisie dans son immédiateté spontanée, notre vie quotidienne est le plus souvent abstraite, par manque de référence à quelque sens global. Le "particulier " isolé est forc­ment " abstrait ". Rien de plus abstrait et désastreux, par suite, que le pragmatisme à court terme; une des leçons de l'étude intelligente de l'histoire - politique, notamment, où c'est écrit en plus grosses let­tres, dirait Platon - réside dans le répertoire qu'elle offre de désastres causés par des visions étroites érigées en impératifs immédiats, soi­disant " pratiques ". Le problème en un mot c'est la fragmentation, elle gagne le monde que nous habitons, imprègne les vies d'une quantité croissante d'humains. »

1-Thomas De Koninck, De la dignité humaine, Paris, PUF, 1996, p62-63.

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