Amour
Vivre et aimer
Par Jacques Dufresne
Nous sommes exposés à des angoisses, des rencontres avec le néant qui, après nous avoir conduits au seuil du suicide, peuvent être pour nous l'occasion de découvrir que le choix de vivre et le choix d'aimer ne font qu'un. Je pense à ce vertige de la contingence, où tout ce qui nous est le plus précieux, les êtres chers, l'univers, la vie, perd tout sens, toute valeur, toute réalité, du seul fait que cela aurait pu ne pas exister, pourrait ne plus exister demain. Un autre coup de dé et tout disparaîtrait. Devant ce mal, notre raison et notre volonté sont impuissantes. Il passe et la vie reprend son cours, mais si un jour il persiste, nous sommes sans appui dans le monde. Les preuves de l'existence de Dieu ou d'une heureuse autoorganisation de la matière ne nous sont d'aucun secours; elles sont elles-mêmes invalidées par la contingence. Le seul remède possible et il ne peut que nous être donné, c'est l'abandon au vertige ascendant et lumineux de l'amour.
Ce n'est pas encore l'amour, mais c'est, plus qu'un simple idéal, le premier pas sur la terre ferme de l'amour. Une orientation vers une fin, qui bien qu'elle soit encore lointainte, est parfaitement claire: un jour doit venir où nous serons pur regard vers l'autre, pur désir de son bien, ce bien étant indissociablement celui de son corps et celui de son âme. Un jour doit venir où tout plaisir, toute joie aura pour condition le plaisir et la joie de l'autre. Un jour doit venir où le moi ayant disparu, le retour sur soi étant devenu impossible, rien ne nous distraira de l'attraction de l'autre et où le temps, qui est l'effet de nos distractions vers le passé ou vers l'avenir, aura disparu, emportant nos malheurs.
Ainsi établi au coeur de notre vie et de notre pensée, l'amour devient le fondement de notre action. Agir désormais c'est nourrir l'amour par nos oeuvres théoriques et artistiques, c'est en aménager les conditions par nos oeuvres pratiques. S'il faut préparer ce repas c'est parce qu'il sera peut-être ce Banquet où Socrate rencontrera Diotime.
Jour après jour, nous nous levons courageusement dans le but d’apporter notre modeste contribution à l’oeuvre commune de l’humanité. Quelle est cette oeuvre sinon la création et le maintien d’un climat tel que deux êtres humains s’y sentent invités à créer une petite oasis de chaleur et de sens au coeur du grand univers froid? Tel aussi que les oasis s’associent entre eux pour former une cité ou une communauté, c’est-à-dire un regroupement accompli sous le signe de cette amitié générale que l’on appelle solidarité.
Tout dans l’univers, et l’univers lui-même, tend vers le froid uniforme, et un désordre qui n’est rien d’autre que la rupture des liens unissant les éléments constitutifs du vaste ensemble. Dans ce monde qui se défait, les êtres vivants sont des points d’ordre qui contredisent la loi générale. En eux l’énergie, qui se dégrade tout autour, se concentre pour former tantôt une plante qui grimpe, tantôt un animal qui vole, tantôt un animal qui pense... qui aime, qui aime ô merveille! au-delà de ce que l’espèce exige de lui pour assurer sa propre reproduction.
Cet amour est un nouveau point d’ordre supérieur dans le monde vivant: quand deux êtres humains se regardent l’un l’autre avec tendresse, la vie s’accomplit, atteint le terme de son évolution. Ces deux êtres, qui par leurs regards réciproques dessinent le contour de l’oasis qu’ils vont créer, sont des mortels qui se savent mortels et qui, sans toujours oser ou pouvoir se le dire l’un à l’autre explicitement, espèrent, en s’unissant, créer une forme de vie supérieure: l’amour, où ils se sentiront plus près de l'éternité que dans leurs existences séparées.
Aimer et connaître
L'amour, disions-nous, consiste à désirer le bien d'autrui; cela suppose que l'on puisse voir ce bien distinctement, que l'on soit en mesure de juger de son authenticité. Il devient clair par là que l'amour a besoin de l'intelligence, qu'il ne peut s'accomplir sans elle. C'est ce que Platon nous donne à entendre par sa division tripartite de l'âme: le nous, l’intelligence, le thumos, la colère, le courage et enfin l’epithumia, le désir, l’instinct. Ces trois parties de l’âme correspondent à trois parties du corps : la tête, le coeur et le ventre. Éduquer un être, le former, c'est veiller à ce que l'harmonie règne en lui, à ce que la tête dirige l'ensemble, de manière douce, par la persuasion, sans empêcher les autres parties de s'épanouir. Il faut en effet que la paix et l'harmonie règnent dans l'âme pour que l'intelligence puisse tourner son regard vers l'autre sans projeter ses conflits sur lui.
Aristote, même s'il attache la plus grande importance à l'unité de l'âme, distingue de son côté une âme végétative, sensitive et intellective, façon de nous rappeler que nous sommes à la fois plante, animal et homme et que nous sommes appelés à faire régner l'ordre entre ces parties de notre être. Par l'amour. Les trois parties de notre être entrent dans la composition de nos amours, lesquelles deviennent ainsi le reflet fidèle de l’ordre qui règne en nous. Si rien n’existe à l’état pur en nous, si tout est mélangé, tout aussi sera mélangé dans nos amours. Si tout est séparé en nous, à commencer par le corps et l’âme, tout aussi sera séparé dans nos amours. Et la façon dont nous vivons nos liens agit en retour sur l’ordre qui règne en nous. Si nous nous complaisons dans des liens qui, étant de l’ordre du réflexe, excluent toute maîtrise de soi par l’intelligence, il y a de fortes chances qu’à la longue, l’intelligence perde sa puissance dans tous les autres aspects de notre vie.
«Nous sommes à la fois colombe, serpent et cochon»,1 dira Niezsche qui préfigurait ainsi une autre division tripartite, celle de Freud: le super ego, l'ego, le id. Depuis, la plus grande partie du discours sur l'amour porte sur le tort fait aux parties inférieures «Le christianisme a donné du poison à boire à Eros»,2 dira aussi Nietzsche «voyez avec quel air d'envie la chienne sensualité mendie un morceau d'esprit quand on lui refuse un morceau de chair.»3 On reconnaît ici les grands thèmes contemporains sur la vie affective: le refoulement, le mensonge à soi-même, le ressentiment.
En Occident, l’amour est encore vécu en ce moment comme une revanche du corps sur une âme qui, au cours des derniers siècles, aurait abusé de son pouvoir sur lui. D’où ce renversement de l’impératif traditionnel: le «il faut se maîtriser» de la morale classique est devenu un «il faut se libérer». Remarquons la persistance du «il faut». La raison n’a pas abdiqué, elle se porte désormais au secours des instincts, mais par là, comme nous le rappelle G.Thibon, elle les dénature peut-être plus que lorsqu’elle leur opposait une résistance.« Retour à l'irrationnel, aux instincts, à l'élémentaire, etc. : prise de conscience de l'inconscient. Et, du même coup, l'inconscient perd sa vertu spécifique : la raison étend ses conquêtes en fonction même de sa prétendue abdication. On reconstruit artificiellement le naturel -autrement dit, on l'évacue totalement.»4
Ce que confirme D.H. Lawrence dans L'amant de Lady Chatterley: «Il diagnostique une déperdition de la vitalité sexuelle dans toutes les classes sociales qu’il a observées, un refroidissement, une mécanisation dans les rapports entre l’homme et la femme, une usure de la vitalité sexuelle; d'où cet aphorisme devenu célèbre: ''La santé de l’esprit a ses racines dans les couilles!'', qu’on a interprété le plus souvent comme un appel à la libération sexuelle, alors que Lawrence nous convie à la coexistence harmonieuse de la pensée et de l’action sexuelles. »5
Le plus grand danger en ce moment pour l'être humain est qu'il perde son double enracinement dans la terre et dans le ciel, que l'epithumia en lui ne s'atrophie en même temps que le nous, que seul le thumos subiste. Que peut devenir le thumos dans ces conditions, sinon un désir beaucoup plus intéressé par les objets de consommation que par les appels de l'amour et incapable de distinguer les uns des autres? C'est pourquoi, dans l'Apologie des sens, John Cowper Powys, un contemporain de Lawrence, appelle de ses voeux un réenracinement de l'être humain à la fois dans ce qu'il a de sub-humain et de super-humain: « Analysant ensuite notre je suis moi, j'ai découvert qu'il contient des éléments de conscience organique relevant du sub-humain aussi bien que du super-humain. [...] Si nous semblons de nos jours lamentablement malheureux, tous tant que nous sommes, c'est que les éléments humains grégaires de notre je suis moi ont chassé de celui-ci les éléments sub-humains comme les élément super-humains.» 6
Ce double enracinement, condition de l'innocence perdue, Powys le recherche au coeur de son époque dans une solitude vécue près des dieux de la terre et du ciel. D'autres auteurs, croyant cet enracinement désormais impossible, en ont une nostalgie douloureuse et le situent comme Ludwig Klages dans la plus lointaine antiquité grecque ou comme Pierre Louys, dans la Grèce de Socrate, cette Grèce où Aphrodite rassemble en elle les deux visages de la femme et l'amour.
«Ulysse errait un jour à la chasse au pied des montagnes de Delphes, quand il rencontra sur sa route deux vierges qui se tenaient par la main. L'une avait des cheveux de violettes, des yeux transparents et des lèvres graves; elle lui dit: "Je suis Arêtê".» L'autre avait des paupières faibles, des mains délicates et des seins tendres; elle lui dit: "Je suis Tryphê".» Et toutes deux reprirent: "Choisis entre nous."
Mais le subtil Odysseus répondit sagement: "Comment choisirais-je? Vous êtes inséparables. Les yeux qui vous ont vues passer l'une sans l'autre n'ont surpris qu'une ombre stérile. De même que la vertu sincère ne se prive pas des joies éternelles que la volupté lui apporte, de même la mollesse irait mal sans une certaine grandeur d'âme. Je vous suivrai toutes deux. Montrez-moi la route." Aussitôt qu'il eut achevé, les deux divisions se confondirent, et Ulysse connut qu'il avait parlé à la grande déesse Aphrodite.»7
Mais a-t-il jamais été facile d'aimer, et s'il en avait été ainsi dans quelque lieu paradisiaque, l'amour n'en aurait-il pas été amoindri? Ne tire-t-il pas sa grandeur des difficultés qu'il surmonte? N'est-ce pas Chesterton qui a raison: « L'homme a toujours boité par le sexe et pourtant, il est au milieu.» La pomme de discorde est-elle tombée d'un arbre chrétien?
Il se pourrait qu'il n'ait jamais été aussi difficile d'aimer que maintenant. Il se pourrait aussi que l'amour d'aujourd'hui, à son sommet, n'ait rien à envier aux sommets qu'il a atteints dans les époques dont plusieurs d'entre nous ont la nostalgie. C'est le sentiment qu'on éprouve en lisant les pensées de Gustave Thibon sur l'amour. Le sentiment d'un progrès qui se manifeste là où on l'attend le moins: dans la compréhension de l'amour. Si trop de chrétiens au fil des siècles se sont détournés, dans les choses de l'amour, de cette incarnation qui est pourtant le fondement de leur religion, Gustave Thibon est de ceux qui, comme Charles Péguy, Miguel de Unanumo et Max Scheler, ont su rétablir les choses dans la perspective que le Christ avait établie par ses rapports avec Marie-Madeleine. « Il faut, dit Simone Weil, adorer la distance entre soi et ce qu'on aime.» Voici le commentaire de Thibon sur cette pensée :« C'est la distance qui fait la magie du paysage et la poésie de l'astre. Le paysan est trop près de la terre pour la contempler. Et pour le cosmonaute qui marche sur la lune, c'est la terre qui devient l'astre du rêve et du mystère. De même pour l'amante que la possession déflore et dénimbe. Sauf peut-être dans cette forme suprême de la passion où l'étreinte pousse au paroxysme le vertige de l'impossible, où le rayon en daignant se faire caresse, dilate encore ce qui nous unit à l'étoile. Rédemption miraculeuse de la pesanteur par la lumière...»8
Le passage qui suit permet de voir encore mieux comment l'amour sous son aspect le plus spirituel, loin d'être une compensation pour la volupté sacrifiée, a besoin pour prendre son dernier envol de s'appuyer sur cette même volupté, laquelle le dégage du désir éphémère. S'il est vrai que l'Église a trop souvent séparé les deux visages d'Aphrodite, voici une exception si brillante qu'on voudrait y voir la règle de demain: «L'amour et la volupté. La plus haute fonction de la volupté ne serait-elle pas de favoriser, en supprimant l'obstacle du désir, l'essor de l'amour vers un mystère plus profond, vers l'inaccessible nudité de l'âme? À moins que l'amour ne soit que le prête-nom du désir; alors il ne survit pas à la possession. La volupté apparaît ainsi comme l'épreuve de l'amour: c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase, soit du côté du néant, soit du côté de l'infini. [...] La possession physique purge l'amour des feux de l'instinct et des fumées de l'imaginaton; s'il n'est fait que de cela il s'éteint, mais s'il porte en lui un peu de semence divine, elle s'élance tout entière vers son lieu qui est l'éternet, ou, en langage humain, l'impossible.»9
Notes
1-F.Nietzsche, Das Spruchwort Sprich, Scherz, List und Rache, Vorspiel in deutschen Reimen., Die fröliche Wissenschaft. Plaisanterie, ruse et vengeance.
Scharf und milde, grob und fein,
Vertraut und seltsam, schmutzig und rein,
Der Narren und Weisen Stelldichein:
Diess Alles bin ich, will ich sein,
Taube zugleich, Schlange und Schwein!
Sévère et doux, grossier et fin
Familier et étrange, malpropre et pur,
Rendez-vous des fous et des sages :
Je suis, je veux être tout cela,
En même temps colombe, serpent et cochon.
2-F.Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse, 4.Hauptzück- Par-delà le bien et le mal.
«Das Christentum gab dem Eros Gift zu trinken: - er starb zwar nich daran, aber entartete, zum Laster.»
Le christianisme a donné du poison à boire à Eros. Il n'en est pas mort, mais il a dégénéré en vice.
3-F.Nietzsche, Also sprach Zarathoustra, Von der Keuschheit. Ainsi parlait Zarathoustra, De la chasteté
4-G.Thibon, Le voile et le masque, Fayard, Paris 1985, p.95.
5-Hélène Laberge, Encyclopédie de l'Agora.
6-John Cowper Powis, Apologie des sens, Jean-Jacques Pauvert, Paris 1974, p.27.
7-Pierre Louys, Préface d'Aphrodite, Encyclopédie de l'Agora.
8-G.Thibon, Le voile et le masque, Fayard, Paris 1985, p.73.
9-G.Thibon, L'ignorance étoilée, Fayard Paris 1974, p 78.