Au commencement était le rythme
Ainsi, par exemple, dans sa conférence L’homme et la terre donnée en 1913 aux mouvements de jeunesse Wandervögel, Klages articule protection de l’environnement et souci du devenir vital de nos sociétés1. Dans son œuvre majeure, L’esprit en tant qu’antagoniste de l’âme, Klages, qui se reconnaît volontiers un tempérament de Cassandre (Cioran jeune étudiant à Berlin en restera interdit2), n’a de cesse de fustiger toute logique déréalisante qui ramène la conscience à l’entendement rationnel, nerf véritable selon lui de toute aliénation. Hermine, la femme initiatrice du Loup des steppes de Hermann Hesse, en concentrera à propos tout le message, « entreprise d’autoguérison offerte en miroir à l’Occident (nihiliste) » 3. La fonction de ce personnage, la grâce d’aimer est preuve et épreuve de la polarité corps- âme comme fond essentiel de tous rapports, irréductible à toute intellectualisation (la connaissance ne donne pas le sens), témoigne de la réception de Klages à cette époque.
Klages reste avant tout à découvrir comme contradicteur du désenchantement de notre monde fonctionnaliste ; l’irrationalité défendue par lui n’a rien à voir avec la déraison ou l’anti-intellectualisme brutal dont Georges Lukács mal inspiré l’accusera dogmatiquement, la fustigeant comme faisant le lit du nazisme. En effet le concept de vie n’est ici en rien biologique, c’est, pour reprendre les termes de Michel Haar à l’égard du vitalisme de Nietzsche, « l'idée d'une "vie totale", sans coupure, sans chôrismos, entre l'intelligible et le sensible, le bien et le mal, l'être et le devenir, le divin et l'humain. C'est un sens de l'être antérieur à ces divisions" ( in Nietzsche et la métaphysique, Paris, Tel/Gal., 1993, p. 190). Le constat chez Walter Benjamin de la perte d’aura, autrement dit du substrat spirituel, a du reste très largement emprunté à Klages, le réinterprétant en un sens socialisant.
Aussi convient-il de saluer la première traduction en français d’un de ses écrits philosophiques, certes mineur, mais pour autant digne d’étude : La nature du rythme. Ce texte, à l’origine une conférence de 1922 pour un congrès d’éducation corporelle et artistique, nous invite à comprendre en quoi ce puissant moyen d’expression tire ses propriétés non seulement de la vie psychique mais déjà du monde physiologique et même physique. L’enjeu n’est rien moins ici qu’esthétique et éthique : si le corps reste encore l’impensé du politique comme le souligne Foucault en ses derniers écrits, c’est en ce que l’inventivité des styles de vie est ce qui résiste aux "mises en discours" de celui-ci.
Pour notre auteur, le rythme fait appel à un rapport vivant et non à une objectivation du donné. Le réduire à un objet de pensée, à l’instar du sujet posant l’extériorité du monde, c’est en trahir la nature : réifier la chose, c’est la penser en dehors d’elle-même. Par sa perpétuelle mobilité, échappant à toute fixité, il tient plus en effet du phénomène que du fait. En questionner l’expérience seul fait sens : l’approche phénoménologique sera de fait plus appropriée (bien que ne sous-tendant pas un ego transcendantal comme chez Husserl). Elle invite en un premier temps à une psychologie descriptive.
L’écoute, activité complexe où les différents caractères du son (timbre, intonation, intensité) sont interdépendants, est emblématique du vécu comme jeu du percept et de l’affect. Elle est transie par le mouvement rythmique (ce que la psychologie gestalt modélise comme loi de ségrégation des unités) alors que l’analyse décompose la pluridimensionnalité esthétique du rythme en mécanique de la mesure. La division en intervalles réguliers traduit bien plutôt l’esprit qui découpe à son gré que le mouvement ; elle substitue à une perception qualitative un temps inertiel, dont Max Scheler fait la racine de l’hyper-sublimation de notre civilisation. Le seul caractère répétitif manifeste bien à cet égard l’image de l’homme-machine, parangon d’une histoire qui se finirait dans et par les masses.
La différence entre rythme et mesure n’est en fait pas de degré mais de nature. Certes ils peuvent se superposer mais cela n’a rien de permanent ou d’obligé. Bien plus, le phénomène de continuité qu’anime le rythme reste inaccessible à l’entendement, à l’image du flux et reflux de la vague qu’on ne peut que suivre mais non prédire. Car le rythme traduit essentiellement une modulation du mouvement en interaction avec un ensemble, en cela il renouvelle tandis que la mesure ne fait que répéter, faisant abstraction de la richesse du matériau qu’il soit sonore, pictural, chorégraphique ou architectural. Il est bel et bien à la vérité le pouls du divers ondoyant.
Ce serait néanmoins contresens de déduire que Klages interprète la psychologie en fonction de sa métaphysique du vital : l’élaboration créatrice va du senti et du perçu au créé spirituel toujours neuf, à l’Erlebnis (vécu). Bien plus, la confusion entre mesure et rythme est surtout révélatrice de celle entre esprit et vie, caractéristique de la Modernité logocentrique. Le rythme, à l’instar de la couleur, de la texture ou encore de la gestualité, est bien le refoulé de l’Occident. Or ce courant d’énergie vitale nous replonge dans l’humus prolifique qui précède et détermine toute idée, dans cet insaisissable monde de la vie (Lebenswelt). L’antagonisme chez Klages entre rythme et mesure, comme entre corps spiritualisé et esprit, loin de toute opposition manichéenne, appelle bien plutôt à faire de la vie l’aventure de la raison artistique.
Car nous sommes englobés dans les rythmes, traversés de part en part par eux ; les romantiques avaient fort à propos reconnu là la marque d’une correspondance de l’âme et du monde. L’intuition donatrice n’est dès lors en rien éïdétique, elle n’est pas vision des essences génériques mais ouverture à la transcendance de la Vie, au sens cosmique de la nature : « même cet échange, celui entre le corps vivant et un monde extérieur qui se détache perpétuellement de lui, ne pourrait avoir lieu sans la capacité de fusion que l’être vivant a par l’intermédiaire de son âme » (p. 97). L’extase de la phénomènalité, née du contact de l'âme avec une image démonique (du grec daemon, génie familier, être intermédiaire entre humain et divin), se donne comme libération non du corps mais de l'esprit. Transformant l’organisme humain en épiphanie de l’homme, elle manifeste la vitalité universelle : "Car le surnaturel, rappellera Péguy dans son poème Ève, est lui-même charnel".
Par son attention au mysterium tremendum, Klages s’écarte cependant radicalement de toute problématique de la conscience de soi de la pensée qui depuis Augustin marque la réflexion occidentale. La structure extatique chez lui est totalement étrangère au vouloir à la différence du subjectivisme de Schelling. Détaché du moi mais pénétrant dans le flux, l’impulsion créative à l’unisson d’un rythme cosmique se donne comme ce qui dans l’âme prend forme : loin des velléités de totalisation de la belle-âme, cette reprise de l’intuition donatrice originaire met à l’épreuve la chair faite monde. On retrouve d’ailleurs à la même époque dans le courant de l’expressionnisme, marqué lui aussi du sceau du pessimisme culturel, ce recours au principe de l’impression primordiale comme garant de l’authenticité de toute révolte.
Dans L’éros cosmogonique (1922), Klages approfondira la corporéité comme accomplissement d’un sens par une phénoménologie de l’extase, ce moment où tout commence à s’ordonner dans une structure nouvelle et que l’épigraphe de Novalis résume bien : « L’extérieur est un intérieur élevé à l'état de mystère4 ». Plus qu’un érotisme sacré ou bien qu’une sexualité spiritualisée, l’amour du lointain (Eros der Ferne) en est la po-éthique : il traduit ce respect de la sainteté du monde et des puissances de vie au sein de toute immanence du désir. Lui seul transfigure cette révélation panthéiste en événement : « ici le temps se fait espace » comme dans Parsifal de Wagner ; les sens interne et externe retrouvent unité comme invitation à œuvrer. Dans Femmes amoureuses, D.H. Lawrence célébrera cette expérience cathartique transindividuelle5 à la croisée de l’immémorial et de l’inaugural, où la nature régénérante se trouve réinvestie : « whatever the mystery wich has brought forh man and the universe, it’s a non-human mystery ».
Le rythme est ainsi occasion d’éveil à ces forces vitales qui donnent plasticité au devenir et auxquelles restent trop souvent étrangers les hommes repliés sur leur sphère d’activité dans cette servitude volontaire de l’uniformité sociale. Le temps de la vie et le temps du monde, Lebenzeit et Weltzeit, traduisent fort bien de par leur hétérochronie la tension interne du processus de sécularisation. L’intérêt du court opuscule de Klages est de nous en offrir non une réconciliation en une Lebenswelt primitive (symbolisée chez lui par la vie pélasgique, autrement dit préhellénique) mais une exhorte à les synchroniser dans une Lebenswelt posthistorique. L’avertissement de Rilke, « c’est dans les profondeurs que tout devient loi », semble comme un écho à cette réconciliation avec la vie rendue à elle-même, source vive de tous les possibles, autrement dit avec la création6.
Boris Chapuis
La nature du rythme, Ludwig Klages, préfacé et traduit par Olivier Hanse, éd. L’Harmattan, 2004, 116 p., 11,80 €.
NOTES :
1 : Le biocentrisme, en tant que « vitalisme de type holistique », a pu être pris pour réactionnaire (cf. Luc Ferry Le , Le nouvel ordre écologique, l’arbre, l’animal et l’homme, Le livre de poche, 1994, p. 131-136). C’est oublier que ce qui relève plutôt au fonds d’un anarchisme mystique répond à un contexte (refus de toute autorité patriarcale : impérialisme bismarckien, morale bourgeoise dominante, religions établies,…) : la transvaluation des valeurs n’a jamais été nostalgie des origines mais réversibilité vers de nouvelles possibilités. Non point apolitique mais en réalité suprapolitique, le biocentrisme peut cependant servir à réinscrire le souci anthropologique au cœur de la prospective politique sans pour autant s’y réduire.
2 : « Klages, avec l'aspect d'un pasteur protestant et un tempérament de condottiere, débordant, explosif, volubile et prophétique, est l'homme le plus réalisé (…) que j'ai rencontré jusqu'à présent. » Emil Cioran, article dans Vremea du 03.12.1933, tr. Erica Marenco in Magazine littéraire (Dossier : Cioran, aristocrate du doute) n°327, déc. 1994, p. 28.
3 : F. Bonardel, Philosophie de l’alchimie, Grand Œuvre et modernité, PUF, coll. Questions, 1993, p. 287.
4 : Novalis, Brouillon Général, #295, Paris, Allia, 2000, tr. O. Schefer, p.75.
5 : Sur l’impact de Klages sur Lawrence, cf. M. Green, Les sœurs Von Richthofen, Paris , Seuil, 1979, p. 86-88.
6 : Cf. H. Maldiney, Regard, Parole, Espace, Lausanne/Paris, L’âge d’homme, 1973, pp. 147/172.