Morale, éthique, droit, déontologie

Guy Durand

Quatre termes reviennent régulièrement dans les discours sur l'action humaine : éthique, morale, déontologie et droit.  Entre l'éthique et la morale, les frontières sont floues au point qu'on se demande s'il n'aurait pas été préférable de s'en tenir à un seul mot. Voici un retour concis à la clarté. L'auteur distingue avec la même clarté le droit  et la déontologie de l'éthique.


Quatre termes reviennent régulièrement dans les discours sur l'action humaine : éthique, morale, déontologie et droit. L'entreprise de définition des termes n'est pas facile. Les dictionnaires en donnent une première idée, mais ils recèlent aussi des ambiguïtés et imprécisions. De plus, les mots sont vivants : leurs sens évoluent selon les époques, les auteurs et les contextes; ce qui leur donne des connotations différentes.

Éthique et morale : termes distincts
Depuis une trentaine d'années, on trouve souvent les deux mots éthique et morale dotés d'un sens opposé ou, du moins, de nuances particulières.

1. Valorisation du mot « éthique ». Pour certains auteurs et utilisateurs, marqués sans doute par la dominance du mot « morale » en Occident, la morale renvoie à un système fermé de normes, à une approche conservatrice, religieuse, où s'imposent l'obéissance et la soumission, alors que le mot éthique concerne le questionnement, l'ouverture d'esprit, l'approche séculière et prospective de l'agir.
Pour se distinguer de la morale catholique, certains protestants ont privilégié le mot éthique. De même que, pour la distinguer de la morale religieuse, certains auteurs récents ont misé sur la racine grecque du mot éthique pour désigner la réflexion humaine, d'ordre philosophique, sur l'agir.

D'autres ont tendance à réserver au mot éthique la réflexion sur les questions fondamentales (fin et sens de la vie, fondement de l'obligation, nature du bien et du mal, rôle de la conscience morale) et à renvoyer à la morale l'application, le concret, l'action.

2. Redécouverte du terme « morale ». Dans certains milieux, la popularité du mot « éthique » a entraîné paradoxalement sa dévalorisation. Celle-ci désigne des règles minimales qui s'imposent aux membres d'un groupe. Elle devient synonyme de déontologie. La morale s'en trouve alors revalorisée, elle renvoie aux valeurs et aux principes universels et stables dont l'éthique ou les éthiques ont besoin pour rester vivifiantes.


Ethique et morale : termes synonymes
Le terme éthique vient du grec (èthos ou éthos), tandis que le mot morale vient du latin (mos-moris), l'un et l'autre désignant les mœurs, la conduite de la vie, les règles de comportement. Étymologiquement, leur sens est identique. Historiquement, ils ont d'ailleurs été employés l'un pour l'autre. Jusqu'à une date récente dans l'histoire de la philosophie, affirme Vincent Descombes, il ne semble être venu à l'idée de personne de se servir de ces mots dans des sens opposés (Magazine littéraire, janvier 1998, p 40). Plusieurs philosophes les emploient encore régulièrement l'un pour l'autre.

Leur sens est d'ailleurs assez large : il concerne le bien et le mal; il désigne ce qu'on doit faire ou ce qu'il convient de faire, par opposition à ce qui est (les moeurs) et à ce qui est faisable (le techniquement possible). Il renvoie à l'agir humain, aux comportements quotidiens, aux choix à faire, et donc aux normes de comportement, voire aux valeurs et aux fins.

La consultation de divers dictionnaires et auteurs permet de dégager trois types de définition de l'éthique ou de la morale ou, mieux, trois niveaux ou fonctions complémentaires de l'éthique :

– le questionnement, l'analyse, la réflexion sur les finalités de l'agir, les valeurs et les principes, la nature des repères d'action, la légitimité des moyens;
– la structuration des repères, l'organisation du contenu normatif : normes, principes, règles, valeurs;
– la délibération, la décision et l'action dans les situations concrètes de la vie.

Ces trois niveaux et fonctions sont indispensables et s'appellent l'un l'autre: pas de questionnement sans concrétisation dans des normes; pas de normes valables sans justification dans les finalités; pas de décision morale sans attention à la situation ni retours aux normes et, par-delà les normes, aux valeurs fondamentales (parfois en contrevenant même aux normes reconnues). Une fonction ne peut exister sans un minimum des deux autres. Au moment où la personne atteint l'âge de raison, il y a déjà un système de règles (familiales, sociales, religieuses) qu'elle est appelée graduellement à questionner, intérioriser, transformer ou rejeter, pour devenir véritablement morale.
Théoriquement, la priorité devrait appartenir à la première fonction : le questionnement. Peut-être existe-t-il cependant une tendance naturelle à donner préséance à la deuxième : aux règles reçues ou instituées. L'idéal est qu'un équilibre existe entre les trois. Et que le sujet mette le plus de cohérence possible entre ses finalités, son système de valeurs et son action.
Il faut reconnaître cependant qu'il y a toujours une distance entre l'idéal et la réalité, entre la morale proposée et le vécu, entre l'idéal perçu et le possible. Ce constat souligne un trait de la condition humaine : besoin d'un idéal qui interpelle et propulse en avant, besoin parallèle d'un espace de cheminement.

Déontologie

Le mot « déontologie » (du grec deon-deontos) désigne lui aussi des règles, devoirs et obligations. Il est rarement synonyme d'éthique et de morale. Le plus souvent, il est utilisé pour traduire l'idée de devoirs, d'obligations, de prescriptions concrètes par opposition à l'analyse et la réflexion.

On l'emploie principalement dans deux contextes différents :

1) le premier, d'ordre philosophique, pour désigner une approche ou une théorie morale qui insiste sur le devoir, l'obligation (par exemple chez Kant) par opposition à une morale centrée sur le bonheur, les valeurs ou sur la seule utilité;
2) le second contexte, plus commun, pour désigner les règles et devoirs propres à l'exercice d'une profession ou au fonctionnement d'une entreprise. On parle alors communément de déontologie professionnelle, déontologie médicale, déontologie des affaires.


Dans cette foulée, l'expression fréquente « code de déontologie » désigne un ensemble de règles que se donne une corporation ou une entreprise pour régir les rapports de ses membres avec les autres et promouvoir sa propre image à l'extérieur. Tout en comportant une part d'éthique, le mot s'éloigne alors de l'éthique (l'exigence éthique personnelle) en ce qu'il renvoie à des valeurs et des règles, plus ou moins restreintes, faisant largement consensus parmi les membres et approuvées par l'autorité professionnelle. Il se rapproche du droit.

Droit
Comme la déontologie, le droit comporte une part d'éthique, mais n'en recouvre pas toutes les exigences. Distinguons deux sens du mot.

1. Parfois le droit (j'entends le droit positif par opposition au droit naturel ) désigne la réflexion sur le sens et l'élaboration des lois. Il implique la réflexion sur les finalités et les critères d'élaboration des lois. Il renvoie à diverses théories juridiques. C'est une question de philosophie du droit.
2. Le plus souvent, le droit désigne plutôt l'ensemble des règles applicables dans une société donnée et sanctionnées par l'autorité publique. Il vise à harmoniser les rapports humains dans une société, concilier les intérêts des uns et des autres, prévenir et régler les conflits dans le cadre de certaines valeurs fondamentales propres à une société ou à une culture. Le juriste européen M. Dabin le définit comme suit : « L'ensemble des règles de conduite édictées, ou du moins reçues et consacrées par la société civile sous la sanction de la contrainte publique, à l'effet de réaliser dans les rapports entre les membres du groupe un certain ordre, celui que postulent la fin de la société civile ainsi que le maintien de la société comme instrument voué à cette fin » (Théorie générale du droit, Bruxelles, Édition Émile Bruylant, 1953).

Le droit n'est donc pas indépendant des valeurs éthiques ou morales. Au minimum, il reprend les valeurs qui font consensus dans une société ou qui correspondent à celles d'un parti politique ou de certains groupes de pression. Au mieux, il essaie de protéger et promouvoir les valeurs qui servent d'assises à une culture. Cet objectif est explicite, par exemple, dans les chartes des droits et libertés de la personne; il est implicite dans d'autres législations. Mais le droit restera toujours minimaliste et, dans l'ensemble, moins englobant et moins exigeant que la morale. De plus, contrairement à la morale qui concerne l'intériorité et fait appel aux attitudes personnelles et convictions propres, le droit ne se préoccupe que de l'observance extérieure.

La distinction droit-morale est une nécessité et correspond à un progrès de civilisation. Le malheur est que l'on perçoit souvent mal cette complémentarité. D'un côté, le législateur se laisse souvent dominer par le souci électoraliste en laissant tomber certaines valeurs. D'un autre côté, les individus ont souvent tendance à vouloir imposer leur morale au législateur sans tenir compte de la pluralité; ou bien, à prendre le droit pour l'éthique et éviter ainsi de faire l'effort requis pour réfléchir personnellement sur ce que requiert vraiment l'éthique.
*Voir Guy Durand, Six études d'éthique et de philosophie du droit, Liber, 2006, pp 15-26 et 40-48; Une éthique à la jonction de l'humanisme et de la religion. La morale chrétienne revisitée, Fides, 2011, pp 81-98 et 348-350.


Repères pour l'élaboration des lois

Compte tenu de la distinction de nature et d'objectif entre la morale et la loi, il est clair que la loi ne doit pas condamner tout ce qui est immoral, encore moins imposer tout ce que la morale exige, à plus forte raison tout ce qu'exige la morale particulière d'un individu ou d'un groupe. Tout en étant attentif au rôle éducateur de la loi, le législateur doit tenir compte d'autres facteurs, correspondant au rôle premier de la loi et à ses traits essentiels. Dans la vie parlementaire quotidienne, le souci électoraliste joue sûrement beaucoup. La présente réflexion essaie cependant de dépasser ce pragmatisme pour mieux dégager les enjeux démocratiques.
Peut-on indiquer des critères ou des conditions qui permettent de juger quand un acte peut ou doit être interdit par la loi? Plusieurs auteurs ont essayé.

1. Repères d'ordre juridique. En premier lieu, s'impose le rappel de quelques repères généraux.

– Le droit a plusieurs modes d'intervention à sa disposition : il peut prohiber, réglementer, permettre, favoriser. Le choix n'est pas toujours facile. La première option n'est pas toujours la plus adéquate, même si parfois elle satisfait mieux les esprits cartésiens.
– Le droit doit tenir compte de l'évolution des mentalités, mais il est heureux qu'il ne cherche pas trop vite à la consacrer, même si parfois on a raison de le déplorer. Certains phénomènes sociaux sont importants en raison de leur caractère de permanence; d'autres relèvent de l'effet de mode et passeront. Le droit doit savoir distinguer entre les deux et se donner le temps pour ce faire.
– Il doit tenir compte de l'opinion générale et se méfier des groupes de pression qui ont souvent une publicité plus grande que ce qu'ils représentent réellement.
– Il doit respecter les droits individuels, mais aussi ce qu'on appelle les droits collectifs tout en sachant que l'équilibre à établir entre les deux est toujours un travail délicat et sans cesse à recommencer.
– Le droit doit respecter les libertés, cela va de soi, mais aussi le sens de la justice et la poursuite du bien commun.
– Il doit enfin avoir un rôle éducateur et symbolique. Le législateur doit prendre en compte les valeurs et arguments d'ordre anthropologique et philosophique, et se préoccuper des conséquences à long terme sur les gens et sur les mentalités. À ce propos, le législateur doit savoir décortiquer l'enveloppe religieuse dans laquelle les valeurs et arguments rationnels sont parfois présentés par les autorités religieuses, au lieu de les ridiculiser ou de les écarter simplement pour mieux faire passer son point de vue.

2. Repères éthiques traditionnels. Plus concrètement, on peut ajouter quatre critères anciens, évoqués par Thomas d'Aquin au XIIIe siécle et entérinés par les autorités ecclésiales, qui gardent encore toute leur utilité.

– Le droit doit réserver ses interdictions aux problèmes majeurs. Seuls les actes qui peuvent nuire de façon notable et directe au bien commun méritent d'être prohibés. Sinon on banalise son rôle et on instaure une société policière.
– Ensuite, il importe que la loi soit applicable dans la pratique. En effet, il est préjudiciable au bien commun d'édicter des lois dont l'application est pratiquement impossible. Légiférer est l'art du possible. Le législateur doit donc savoir prendre le pouls social.
– En outre, la loi doit être équitable dans ses exigences : son fardeau ne doit pas retomber sur l'un ou l'autre groupe seulement de la société.
– Enfin, la loi ne doit pas risquer d'engendrer des maux plus grands encore que ceux qu'elle entend supprimer. Le législateur doit tenir compte des conséquences sociales. Il doit faire une évaluation serrée des effets à court, moyen et long terme.

Quelques exemples. En rapportant les quatre repères précédents, en octobre 1966, les évêques catholiques du Québec avaient appuyé le projet de loi fédérale visant à décriminaliser la vente des contraceptifs en argumentant ainsi : même si leur utilisation nous apparaît contraire à la morale, elle ne crée pas un tel tort au bien commun qui justifie de l'interdire.
Dans cette perspective, la discussion sur la légalisation de l'avortement devrait inclure, en plus des discussions sur la nature et le droit du foetus, des questions comme celles-ci : une loi très restrictive serait-elle applicable? risquerait-elle de multiplier les avortements clandestins? et plus généralement de nuire au sort des femmes?

À propos de la légalisation de l'euthanasie, diverses considérations doivent intervenir : la dimension éthique bien sûr (respect de la vie; liberté de la personne), mais aussi les conséquences sociales. Il faut éviter de ne référer qu'à la Charte des droits, voire à une conception de la Charte attentive aux seuls droits individuels. Ainsi l'éthique doit être prise en compte, moins pour privilégier une conception particulière, que pour tenir compte de l'effet éducatif des lois. On a trop tendance à considérer le légal comme le moral et à éviter ainsi la réflexion spécifiquement morale. Par ailleurs, existent trois autres risques à la légalisation de l'euthanasie : la détérioration de la relation médecin-patient (certaines personnes âgées craignent déjà d'aller à l'hôpital par crainte d'être « abandonnées »), l'influence sur les personnes handicapées (qui pourraient interpréter cette légalisation comme si la société jugeait que leur vie ne valait pas d'être vécue), les dangers d'abus (même si la loi fixait des conditions restrictives, l'expérience des pays où l'euthanasie a été légalisée illustre que ces restrictions ne sont pas toujours respectées).

Source: Guy Durand, Six études d'éthique et de philosophie du droit, Liber, 2006, pp 15-26 et 40-48; Une éthique à la jonction de l'humanisme et de la religion. La morale chrétienne revisitée, Fides, 2011, pp 81-98 et 348-350.

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