Sur une dégradation signalétique du langage
C'est bien parce que la langue est l’œuvre humaine la plus précieuse qu'il importe de prendre garde de ce que les hommes en font. Or, il semble bien que la conjonction des innovations technologiques dans le domaine de l'informatique et de la communication avec les intérêts marchands contribue de manière assez systématique à la dégrader en codes de signaux.
« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici.»
Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961
Comment se sortir de l’idée, si massivement promue de nos jours, que le sens de la vie humaine est la réussite individuelle et qu’en conséquence la vie sociale est essentiellement compétition ? On peut toujours lui opposer l’idée que l’humain se réalise dans la solidarité et la coopération. Mais c’est alors valeur contre valeur ; car aussi intéressants que soient les arguments pour la solidarité humaine, ils ne sont jamais décisifs face à un parti pris individualiste. Pourtant, il y a un fait qui devrait disqualifier sans appel cet individualisme contemporain, c’est le fait du langage ou, plus précisément, l’existence des langues. Nul ne peut sous-estimer l’ampleur de la coopération collective qui préside à l’existence d’une langue !
On polémique ainsi pour ou contre la légitimité de l’enrichissement personnel, les bienfaits ou méfaits de la société marchande mondialisée, etc., en se promenant dans sa langue comme un poisson dans l’eau sans prendre garde du profond accord entre les interlocuteurs qu’elle présuppose.
Cette méconnaissance de la valeur d’une langue mérite d’être interrogée car elle contribue à restreindre la possibilité de confiance de l’homme en l’humanité. Ce qui facilite la tache des forces sociales qui poussent à un détachement des individus de leur culture héritée afin de les rendre plus adéquats aux exigences du développement du marché appuyé sur les innovations techniques.
Le langage est-il naturel à l’homme ?
Le mode usuel de déconsidération des langues est l’affirmation que le langage est naturel à l’homme. Comme nécessité naturelle il devient un donné neutre, ce qui permet d’occulter le mérite des hommes. Et il y a des arguments pour cela. Le langage n’est-il pas universellement présent en notre espèce ? Le petit de l’homme n’est-il pas le seul à s’orienter spontanément vers son acquisition lors de son développement ?
Pourtant on ne peut pas se contenter de cette affirmation ! Les langues sont diverses. Elles naissent, vivent, et meurent. Et derrière tout cela, il y a bien des myriades d’initiatives humaines. Si l’on y réfléchit, chaque proposition lancée par une voix humaine est un choix sur l’avenir de la langue. Et si les langues sont si variées, c’est parce ces initiatives vocales sont prises dans des histoires, des histoires de groupes humains. Les langues sont bien de part en part culturelles. Elles sont des œuvres exprimant la liberté humaine. Les œuvres les plus précieuses, sans doute. Car ce qui singularise la langue comme œuvre, c’est qu’y contribuent tous les membres du groupe social au long des multiples générations. La langue est la plus belle œuvre humaine, parce que c’est la seule qui soit une œuvre collective sans restriction.
S’il peut y avoir une impression de naturalité du langage, c’est sans doute par la propension du théoricien à occulter la vie réelle des langues derrière l’idée de « faculté de langage ». Mais cette faculté de langage n’est qu’une abstraction opérée à partir de l’efflorescence des langues. Ces constantes universelles que l’on retrouve ne sont que le tribut des nécessités naturelles sur lesquelles s’appuie le développement d’une langue – le babillage n’est que l’essai des syllabes, les labiales sont les premières consonnes physiquement accessibles, etc.; mais ce qui permet l’accès à la langue d’un enfant, c’est toujours le guidage et l’apprentissage délibérés de l’adulte. L’enfant sauvage ne parle pas.
D’autre part, la propriété de « plasticité neuronale » du cerveau – le fait que des expériences répétées dans un certain domaine modifie le cerveau en multipliant les connexions servant à les gérer – produit l’effet d’une inscription physiologique d’une activité culturellement acquise. Par usage accumulé du langage notre cerveau a effectivement développé des aires vouées à sa maîtrise. Le cerveau de l’homme de parole n’est pas tout-à-fait le même que celui d’avant la parole. De même le cerveau de l’homme de l’écrit a évolué par rapport à celui de l’homme des cultures exclusivement orales.
Il reste que l’espèce humaine n’est dotée d’aucun organe approprié à la parole. Elle a la structure squelettique appropriée à la marche. Elle a la polyvalence fonctionnelle des mains appropriée à son aptitude technique. Mais pour se donner la parole, l’homme a dû détourner des attributs physiologiques qui ont une fonction naturelle vitale par ailleurs : les cordes vocales qui signalent les situations d’alerte (le cri), le souffle qui oxygène l’organisme, l’appareil buccal qui ingère les aliments. Et il n’est même pas le seul à avoir cette capacité de détournement, comme le montrent, entre autres, les perroquets qui se plaisent à imiter la parole humaine. D’ailleurs la langue peut emprunter d’autres voies que le son et l’ouïe pour se manifester, comme la graphie et la vue (l’écriture), le geste et la vue (langage des sourds-muets), la sculpture sur papier et le toucher (le braille).
Parler une langue n’est pas naturel aux hommes. Cela est leur choix. L’espèce humaine est cette espèce de mammifères qui a eu l’insigne audace de se lancer dans l’aventure du langage. Est-elle la seule ? Il le semble bien, mais pour en décider, il faut avoir une claire idée de ce qui distingue le langage d’autres systèmes de signes en usage dans le monde vivant.
Les animaux parlent-ils ?
Les animaux peuvent avoir des systèmes de signes très élaborés. Surtout ceux qui ont une vie sociale fortement intégrée. Les abeilles, par exemple, communiquent précisément la situation d’un champ de fleurs par les caractéristiques d’une sorte de danse qu’elles exécutent à l’entrée de la ruche. Les cétacés communiquent par des sons et des ultrasons qui relèvent de systèmes de signes très affinés par leurs différences de fréquences, de durée, d’intensité, de ligne mélodique même, etc. Les singes verts donnent l’alerte grâce à des cris différenciés selon la nature du danger : « chirp » pour un lion, « uh » pour la hyène ou l’homme.
Les animaux utilisent leur système de signes pour réagir à une situation donnée qui peut les affecter ou qui a une importance pour le groupe. En ce qui concerne les mammifères supérieurs, il peut y avoir, entre le stimulus et la réaction, place pour une médiation d’ordre spirituel – un raisonnement. Peut-être le singe vert est-il capable de mettre entre parenthèses sa peur et de déduire de ses impressions visuelles qu’il s’agit plutôt d’une hyène que d’un lion, comme il est capable de choisir le bâton suffisamment long pour ramener à portée de sa main la banane jetée par l’enfant un peu court hors de sa cage ?
Ainsi la différence essentielle entre l’homme et l’animal n’est peut-être pas, comme les philosophes le disent volontiers depuis Aristote, dans l’usage de la raison (il y a tant de manifestations de la raison dans la nature, en dehors de l’esprit humain !). Il est peut-être plutôt dans le sens que prend chez l’un et l’autre l’usage d’un système de signes.
Le sens des systèmes de signes animaux est la meilleure insertion dans un milieu déterminé (son biotope) en lequel l’espèce est appelée à vivre. L’usage des signes s’inscrit dans les comportements-réponses par lesquelles le groupe interagit avec son biotope de façon à ce qu’il prospère et se reproduise au mieux car c’est là le Souverain Bien que lui assigne la biosphère. Chaque signe émis appelle donc un comportement déterminé de la part du récepteur. On appelle « signal », ce type de signes qui appelle clairement un comportement-réponse déterminé à l’intérieur d’un groupe social. Il faut appeler « codes de signaux », nous dit Émile Benvéniste (Problèmes de linguistique générale, I, chap. 5), de tels systèmes de communication dont sont dotés les animaux, et par lesquels ils peuvent mieux tirer parti de leur biotope.
Il n’y a donc pas, à proprement parler, de langage dans le monde animal. Car une langue met en œuvre des unités signifiantes – les mots – qui sont bien différentes des signaux.
Crée-t-on une langue pour communiquer ?
Maurice Pradines exprimait ainsi cette spécificité des mots du langage :
« “J'ai faim” non seulement n'a aucun rapport avec les gestes expressifs par où les affections de ce genre trouvent si facilement à se faire connaître d'une manière étonnamment précise, mais à certains égards il en est le démenti. Car il signifie moins : J'ai ma faim, que : j'ai ta faim, du moins celle dont tu as fait l'expérience, en tout cas embryonnaire. Mieux, il signifie : J'ai leur faim, j'ai la faim universelle. (…) Ce n'est pas de sa faim seulement que prétend mourir un homme qui dit mourir de faim. C'est de la faim de tous, de ce fléau général qu'est “la faim” » (Traité de psychologie générale, II, 1, 1946).
Chaque humain peut communiquer toute souffrance, en particulier la faim, par des signaux déterminés par sa conformation naturelle, et qui lui sont d'ailleurs commun avec d'autres mammifères : tels sont le cri, l'attitude d'imploration, etc. Pourquoi alors employer l'expression verbale ? Parce que celle-ci métamorphose ce qui ne relève que de mon expérience – ma détresse physique et morale – en un universel, c'est-à-dire ce qui relève de l'expérience de tous. En disant « j'ai faim » je ne suis plus enfermé dans ma souffrance. Je suis de plein pied avec tous les humains, dans une expérience qui a sens pour toute existence humaine. Je place mon expérience dans la réalité du monde.
C’est pourquoi la parole a une signification d’une toute autre portée que le cri, ou tout autre signal, puisque les mots utilisés, en tant qu’ils sont définis, renvoient à l’infinité des situations concernées par leur définition. C’est en cela que le langage est symbolique – sa signification est inépuisable. L’acte de langage ne fait pas que communiquer sur une situation particulière afin d’engendrer la réponse comportementale appropriée. Il n’est pas réductible au modèle stimulus/réponse. Sauf mésusage – qui, nous le verrons, est possible – chaque acte de langage est une « proposition », c’est-à-dire, comme l’indique l’étymologie, une prise de position sur le monde. C’est bien le langage qui concrétise la formule de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » (Essais, III, 2)
En effet, contrairement aux espèces animales qui occupent un biotope, l’homme habite le monde. Car il n’est pas dans la même situation biologique que l’animal. Il n’a pas de milieu propre. Autrement dit, il n’a pas de biotope assigné par la biosphère. Il se retrouve sur cette planète, d’emblée, en déficit de comportements-réponses naturellement prédéfinis (par instinct) pour s’adapter à son environnement naturel. L’homme est l’espèce nue au sens propre et au sens figuré : non seulement elle dépourvue d’un enveloppe corporelle protectrice comme les autres espèces, mais aussi elle ne sait où se mettre. Elle est naturellement l’espèce vulnérable par excellence : « La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux mêmes … L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter; nu, sans défense, l'association est son bouclier. » (Sénèque, Des Bienfaits, IV, 18)
L’universalité des mots de la langue concrétise cette association dont les hommes ont besoin pour que leur espèce soit viable. Elle leur permet de reconnaître la valeur des choses nommées. Par là elle leur donne le monde habitable, c’est-à-dire un systèmes de choses sensées par rapport auxquelles ils peuvent orienter leur comportement. Comme l’écrivait Hanna. Arendt : « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici.» (La crise de la culture, 1961)
Ce que donne une langue au peuple qui la parle, bien plus profondément qu’une capacité souple de communication, c’est d’abord un monde habitable.
C’est à cet aune qu’il faut comprendre la soif de nommer de l’enfant de 3-4 ans : il désire ardemment dépasser la communication signalétique pour habiter le monde commun des hommes. C’est également de cette valeur de la langue que procède le bavardage qui, bien que n’ayant à peu près aucun intérêt informatif, permet de concrétiser son appartenance au monde. Et il y a tant d’autres investissements dans le langage où les hommes font vivre le monde au bouts des mots, avec réalisme (la connaissance), pour partager une émotion esthétique (la littérature), ou pour simplement en jouer (jeux de mots, humour, etc.).
Nous disons bien le monde et non un monde – qui serait relatif à la langue utilisée – car au-delà de la spécificité du découpage sémantique de chaque langue c’est bien le même monde commun des hommes qui est toujours visé. C’est bien pourquoi la valeur de vérité est essentielle au langage quelle que soit la langue mise en œuvre – la vérité du discours, c’est son exigence immanente de parler du monde ; c’est pourquoi aussi toutes les langues se retrouvent dans les énoncés scientifiques ; c’est pourquoi enfin la traduction d’une langue à l’autre est possible et fonctionne avec un niveau de perte de significations somme toutes secondaire.
En réalité, la pluralité des langues est un des grands atouts de l’humanité. Loin de cloisonner les peuples, elle leur donne la possibilité de multiplier les points de vue sur le monde et de faire varier la hiérarchie de valeurs en fonction de laquelle il peut être ordonné. Il faut peut-être penser l’épisode biblique de Babel non plus comme une malédiction mais comme un événement heureux et prometteur. Il faut respecter les langues minoritaires, les patois locaux, ce sont des trésors trop méconnus de savoirs sur le monde. Qu’il y ait des langues qui dominent, c’est bien naturel. Mais qu’on se préserve de la langue universelle, que ce soit l’anglais ou même l’esperanto !
Mais si l’on observe l’évolution des usages du langage aujourd’hui, en particulier sous les réquisits d’innovations techniques de grand effet sur la vie sociale, le véritable danger actuel ne serait-il pas la propension au « parler pour ne rien dire » ?
Peut-on parler pour ne rien dire ?
Comment peut-on parler pour ne rien dire ? En négligeant le monde. C’est-à-dire en délaissant le lien des mots avec le monde.
Comment cela est-il possible ? En déconsidérant la capacité des mots à désigner une réalité commune. C’est ce qu’ont fait les Sophistes, il y a quelques vingt-cinq siècles, en affirmant que « l’homme est la mesure de toutes choses », autrement dit que chacun à sa propre vérité, ce qui annihile le monde commun dont rendrait compte le langage.
Nous avons montré dans notre texte Misère de l’homme-mesure l’inanité, déjà dénoncée par Socrate, de la doctrine sophiste. Mais nous avons aussi reconnu qu’elle se trouvait répondre pleinement aux intérêts de ceux qui, aujourd’hui, s’activent à soumettre le monde à la logique de la valeur marchande. Car dans la société du marché mondialisé, il ne s’agit pas tant de se confronter à la réalité du monde – laquelle, cela finit par se savoir, est particulièrement accablante pour le système de pouvoir qui la gouverne –, il s’agit bien plutôt d’arrimer le désir de chacun aux mirages de la marchandise.
Or, si la parole ne vise plus à dire le monde commun, à quoi peut-elle servir ? Les Sophistes avaient la réponse : à déclencher chez autrui le comportement souhaité par l’orateur. Or une parole dont la vocation est de déclencher un comportement déterminé du récepteur devient un signal. Et un signal ne parle plus du monde commun des hommes. Ainsi, Platon fait dire à Gorgias : « Qu'un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s'il faut discuter dans l'assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j'affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l'orateur sera préféré, s'il le veut. » (Gorgias, 456b-c). Le Sophiste n’a donc aucun égard à la réalité du monde – ici : savoir qui a les compétences de médecin – ne visant que l’effet de la parole sur le comportement d’autrui – « être élu comme médecin ».
Ne reconnaît-on pas ici la manière de fonctionner de ce domaine d’activité, aujourd’hui proliférant, de la « communication » ? Après tout, les « communicants » ne font rien d’autres que de tenter d’imposer des signaux dans la vie sociale, et une de leurs grandes affaires est de transformer les mots de la langue en signaux.
Reconnaissons d’abord qu’il est dans le fonctionnement normal d’une langue que la plupart des propositions émises appellent un comportement-réponse déterminé. C’est ce que les linguistes appellent la fonction pragmatique du discours – « J’ai invité Paul ce soir », il faut donc préparer pour une assiette de plus. Mais cette fonction ne s’ajoute que secondairement à la dimension essentielle du discours qui est d’être symbolique – de nous dire quelque chose sur le monde. Nous voyons bien, dans l’exemple précédent, que le comportement-réponse, chez le récepteur, s’étaie sur la représentation de la venue de Paul. Au repas familial pluriquotidien « Passe-moi le sel ! » devient quasiment un signal ; « quasiment » parce que la proposition offre, au moins potentiellement, à représenter (un repas se partage). Le pur signal linguistique advient lorsqu’on peut se contenter du mot seul. On dira alors « Sel ! » comme on peut dire « Stop ! », « Un, deux trois, partez ! », « En joue, feu ! », « Au secours ! », etc.
On ne parlera de signalétisation des mots qu’à partir du moment où toute représentation est court-circuitée par l’effet pragmatique du discours. On dira alors que la perception du signe déclenche le comportement. On comprend qu’alors la langue est comme dégradée en un rapport mécanique de cause à effet. Mais, comme les exemples cités ci-dessus nous le font pressentir, cette signalétisation peut être légitime. C’est le cas des circonstances où il est prioritaire de communiquer le plus efficacement possible sur le bon comportement. C’est pourquoi chaque langue comporte une part nécessaire de mots signalétisés.
Mais il est remarquable que le volume des discours de propagande a fortement augmenté depuis près d’un siècle avec l’apparition des médias de masse (radio, télévision, etc.) Or, on retrouve dans la propagande l’ambition sophiste d’un discours qui serait au service de son intérêt particulier en déterminant le comportement du récepteur. C’est bien pourquoi les usages du langage, aujourd’hui, penchent bien plus lourdement que par le passé du côté de la signalétisation (il faut tenir compte, dans ce bilan, du progrès de l’individualisme : on vit beaucoup plus en relation avec des objets, et beaucoup moins avec autrui). Pour le chef de publicité, le véritable accomplissement est atteint lorsque le nom de la marque est devenu un marqueur social, c’est-à-dire un signal de rapports sociaux déterminés par un certain type de valorisation de celui qui s’affiche avec l’objet de marque : jeunesse dynamique pour une boisson gazeuse, sportif classe pour un vêtement, etc. L’animateur d’un meeting préélectoral tient son public à partir du moment où il déclenche à volonté les vivats en prononçant le nom du candidat à promouvoir, et les « Houhou ! » en prononçant le nom de son adversaire.
Depuis deux décennies, avec la généralisation du traitement numérique du langage, ce phénomène de signalétisation trouve de nouvelles opportunités pour s’étendre. En effet, il est très aisé de conjuguer l’automatisation des processus que permet l’informatique avec le caractère mécanique du fonctionnement du signal.
Les mots-clés de nos textes numériques sont des mots devenus signaux : ils signalent que le texte doit être rattaché à un thème déterminé. Jusque-là rien de gênant : les mots-clés sont un peu les héritiers numériques des index des livres imprimés qui étaient déjà des signaux. Mais quand ces mots-signaux sont accessibles sur le réseau mondial – ce qui est le plus souvent le cas – ils sont la pâture de robots, tels les moteurs de recherche, lesquels démultiplient leur valeur de signal. C’est bien pourquoi Internet est devenu aujourd’hui un réseau de mots-signaux : entrer sur Internet consiste essentiellement à entrer des mots signaux … et à recevoir des pages qui ont été reliées à ces mots signaux.
Tout cela est très pratique, puisque l’on peut obtenir quasi instantanément des documents pertinents pour sa recherche. Mais l’affaire s’est compliquée à partir du moment où le système marchand s’est massivement investi sur Internet. En particulier en monnayant la publicité sur les pages visitées, il a induit une compétition au nombre de visites – nombre de clics d’entrée – sur chaque page. Il en est découlé le développement de techniques de référencement – comment faire pour que les moteurs de recherche mettent en avant vos pages – qui ont renforcé le rôle de signal des mots. Pour être bien référencé, il s’agit non seulement de mettre les mots-clés intéressants, mais de faire passer de tels mots – pas forcément directement lisibles d’ailleurs – dans les titres, les présentations, au début des textes, etc. Les mots « intéressants » en tel contexte sont les mots qui génèrent les plus nombreux clics, parce que la promotion des pages dans les moteurs de recherche est fonction du nombre de visites.
Les mots sur Internet deviennent ainsi des signaux comme à double-fond. Ils signalent un thème, et en cela reconduisent dans la langue symbolique (qui dit quelque chose du monde) comme le ferait un index. Mais ils signalent aussi en tant qu’« attracteurs de clics ». Ils renvoient alors chacun à un nombre déterminé de clics qui les discrimine et les constitue en un code de signaux en lequel est totalement évacuée leur signification symbolique originelle. Or, en tant que tels, ce sont des signaux prioritaires puisqu’ils conditionnent la rencontre de la page mise en ligne avec son lectorat. De plus ces signaux sont déterminés automatiquement par les robots qui font sans cesse le tour d’Internet pour comptabiliser leur visibilité. Dès lors, le sujet du discours sur Internet – aujourd’hui tout un chacun – se trouve entraîné dans une logique inédite : il ne s’agit plus de promouvoir les mots qu’il juge intéressants pour ce qu’il veut dire, mais de rattacher coûte que coûte ce qu’il veut dire à des mots-signaux qui ont une cote (en clics) avantageuse sur la Toile. Mettre les mots qui déclenchent les clics – ou les achats, ou les votes, ce sont des équivalents – c’est là une logique d’usage de la langue promue par les Sophistes et qui était, jusqu’à récemment, le propre des annonceurs publicitaires et des communicants. On voit l’effet boule de neige d’une telle logique : plus un mot est cliqué, plus il cliquable, etc. Il se crée ainsi des trajets démesurément privilégiés et un Réseau globalement très déséquilibré et aussi fort volatil puisque, par effet de mode, des mots-signaux deviennent du jour au lendemain follement prisés en fonction de facteurs parfaitement circonstanciels, tel un événement d’actualité.
On peut donc parler d’une aliénation de la langue par signalétisation dans son usage sur Internet. Rappelons que ce n’est pas Internet en tant que tel qui est en cause, mais le fait que le système marchand ait pu en faire un champ de compétition généralisée. Le réseau mondial favorise cette mise en compétition parce que – revers de son universelle capacité de communication – il fait perdre de vue le récepteur. Ne sachant pas qui est son récepteur, ce que sont ses intérêts, pour que la communication se fasse on a effectivement besoin de signaux qui réalisent un minimum de reconnaissance. Le langage est perverti à partir du moment où l’on fait des mots-signaux un enjeu de pouvoir (ce pouvoir étant jugé au nombre de pages vues). Les textes numérisés sur le réseau mondial permettent aisément de donner une objectivité mesurable à ce pouvoir. Dès lors peut s’installer une compétition généralisée faisant de la Toile une immense arène sophistique, en laquelle chaque internaute est requis de se faire apprenti sophiste.
Cela signifie que les mots les plus affichés sur Internet sont des mots dégradés en ce qu’ils ne disent rien du monde parce qu’ils ne servent qu’à établir un rapport de pouvoir.
Pensons en particulier au mot-signal « J’aime » (en anglais « Like ») ou son jumeau « Partager » (« Share ») désormais quasiment omniprésents sur les pages Internet. Ces mots commandent de juger une page en invitant (ou non par défaut) ses « amis » (c’est le terme employé) à la consulter. Si l’on clique pour réaliser cette invitation, on engendre un processus de renforcement quasi automatique : comment ne pas aimer et faire aimer ce que notre ami aime et nous fait aimer ? Le choix positif sur la page a ainsi vocation à être rediffusé de la même manière par chacun des destinataires, et ainsi de suite, se renforçant à chaque fois du nombre de visites sur la page concernée – on sait, mathématiquement, que si chacun transmettait à tous ses correspondants, il suffirait de cinq niveaux de transmission pour toucher l’humanité entière ! C’est ainsi que se concrétise sur la Toile un phénomène d’engouement collectif aussi rapide qu’éphémère qu’on appelle un buzz. Après tout, cela pourrait paraître plutôt sympathique !
Mais, finalement, n’est-ce pas une logique assez proche de celle qui préside au choix, dans une fourmilière, du chemin qu’emprunteront les fourmis pour accéder à une source de nourriture ? Chaque fourmi laisse des phéromones sur le chemin qui sont le signal qui engage les autres à l’emprunter lesquelles reconduisent le même processus, ce qui renforce asymptotiquement l’attrait du trajet le plus emprunté parce que le plus intéressant, jusqu’à ce que les fourmis n’empruntent qu’un seul trajet. Les clics sur les « j’aime » ou sur les invites à « partager » ne sont-ils pas un peu comme ces phéromones ? Cette manière de communiquer par signalisation sur impulsion émotive (car il suffit de cliquer, il n’y a aucun argument à former) n’est-elle pas emblématique d’une dégradation signalétique du langage ? Si elle devait se généraliser, ne rapprocherait-elle pas le réseau mondial de la fourmilière ? Avec cette différence que c’est finalement l’instinct qui commande le comportement des fourmis, alors que les comportements des individus connectés peuvent être délibérément planifiés par des hommes – il y a des techniques précises et enseignées pour créer un buzz.
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Parler, c’est essentiellement dire quelque chose ! Il est bon de rappeler cette vérité toute simple. Car c’est bien pour ce « quelque chose », finalement la position d’un monde commun habitable, que les hommes se sont si pleinement accordés pour se donner une langue. Car le monde, et donc la langue qui le donne, sont les biens les plus précieux que les hommes se soient donnés.
Il faut le rappeler contre les développements récents de la pensée du langage qui tendent à dévaluer la dimension référentielle du discours (le « quelque chose ») – et partant, sa valeur de vérité – au profit de sa dimension pragmatique (l’effet qu’il a sur les comportements). Cette dévaluation ouvre tout grand la porte à l’usage sophistique du discours : parler pour faire réagir, plutôt que parler pour s’occuper ensemble des problèmes du monde. C’est ce que l’on constate avec le poids toujours croissant que prennent, dans la société, les discours de propagande.
Il faut le rappeler surtout face au défi que pose à l’humanité – à notre humanité – la conjonction des intérêts marchands avec la numérisation des textes et leur diffusion quasi instantanée sur un réseau mondial. Dans ce réseau, où circule désormais l’immense majorité des informations, elle a amené au premier plan des mots qui ne disent plus rien mais ne font que signaler les positions d’une compétition implacable pour la visibilité des pages. Elle favorise ainsi la dégradation d’une partie de la langue en codes de signaux tout entier voués à cette compétition qui n’est autre que celle des intérêts particuliers promus par ce monde contemporain du règne de la marchandise.