Ukraine, une guerre de religion fatale pour la religion

Marc Chevrier

L’année 2022 s’étant achevée sur une guerre au flanc oriental de l’Europe, il semble que le berceau du christianisme slave n’a pas réussi à faire de trêve pour Noël, comme s’y est refusé le Kremlin à la mi-décembre[1]. Le cessez-le-feu unilatéral décrété par le président Poutine peu avant la célébration de Noël le 7 janvier 2023 chez les orthodoxes fidèles au patriarcat de Moscou n’a trompé personne : il est apparu comme une ruse tactique qui n’a d’ailleurs guère instauré de pause véritable dans les hostilités. Cette guerre se mène jusqu’à l’intérieur des églises et des monastères. Ainsi, les églises qui relèvent en Ukraine du patriarcat orthodoxe de Moscou sont suspectées de pactiser avec l’ennemi ; les Services ukrainiens de sécurité (USB) ont activé contre elles des mesures de contre-espionnage. Que Moscou ait tergiversé sur l’observance d’une trêve pour la période de Noël et du Jour de l’an est cependant révélateur des contradictions qui sous-tendent la guerre de conquête ordonnée par le président Poutine contre l’Ukraine : il s’agirait au vrai d’une guerre de civilisation, voire de religion, destinée à rétablir la splendeur et le prestige de l’Église orthodoxe sur toutes les Russies gagnées par les « forces du mal », comme l’a déclaré, dans la cathédrale du Christ-Sauveur, le patriarche Kirill quelques jours après l’invasion[2]. Pourtant, faire trêve au cours d’une guerre pour honorer des fêtes religieuses s’inscrit dans la tradition chrétienne. Si aujourd’hui encore, même dans l’Occident censé être sorti des siècles de chrétienté, on s’attend à une suspension des hostilités à l’approche de Noël, c’est que certains réflexes chrétiens informent toujours les mentalités.

L’Église du Moyen Âge, gardienne des « institutions de la paix »

À la fin du premier millénaire, au sein d’une Europe morcelée en royaumes, châtellenies, municipalités et lambeaux d’empire, l’Église s’interposa en arbitre de la paix et de la guerre. Elle tenta de la contenir, de l’adoucir et de l’ordonner à la paix. Elle adopta ainsi entre 975-1025 les « institutions de la paix », soit des prescriptions visant à restreindre la violence belliqueuse à l’égard des personnes et dans le temps. En effet, la « paix de Dieu » devait exclure certaines catégories de personnes du combat armé : femmes, enfants, clercs, paysans, artisans et marchands[3]. La conduite de la guerre devait aussi se conformer au calendrier sacré ; d’où les « trêves de Dieu » qui marquaient une pause dans les hostilités pendant les jours de repos, comme le dimanche, ou de fêtes religieuses, tels que l’Avent, Noël, Pâques, etc.

Ces « institutions de la paix » impliquaient certes que l’Église se mêlât des affaires civiles et pût même se saisir par elle-même du droit de belligérants à recourir à la guerre, comme user des sanctions spirituelles et temporelles à sa disposition pour peser sur le cours du conflit. Selon le juriste David Cumin, la doctrine médiévale de la guerre « juste » qui soutenait la médiation de l’Église dans les conflits armés pouvait difficilement se réconcilier avec une vision relativiste du droit : « le “juste” n’est pas affaire de décision subjective, mais d’une connaissance objective dont le doute est susceptible d’être tranché par l’Église[4]. »  Cependant, le droit en Occident ira, depuis Guillaume d’Occam, progressivement écarter la vision objective du droit au profit de la relativiste. Et l’Église, ébranlée par des schismes et déclassée par la montée de puissantes monarchies en Europe, ne sera plus partie prenante automatique de l’ordre international à partir des Traités de Westphalie de 1648, qui mirent fin à la guerre de Trente Ans, pendant laquelle des chrétiens de toutes confessions s’étaient entretués au centre de l’Europe gagnée par le protestantisme.

La trêve humanitaire contemporaine et le rôle de l’Église

Aujourd’hui, c’est sous le patronage de l’humanité et non plus de Dieu que les organisations internationales comme l’ONU lancent régulièrement des appels aux cessez-le-feu. Un poète a récemment évoqué cette transition dans le poème La vie nue :

cette trêve de l’humanité qui remplaçait celle de Dieu
c’est cela même qu’anéantit Alep et les mille Alep de ce jour[5].

Pendant la pandémie, le 23 mars 2020, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, avait exhorté les nations à « un cessez-le-feu mondial immédiat dans tous les coins du monde », afin de rediriger leurs efforts plutôt vers la lutte contre la COVID-19. Un spécialiste des relations internationales y a vu une « espèce de trêve de Dieu moderne ». Un autre spécialiste — Bertrand Badie — est resté à cet égard plus circonspect, estimant qu’il fallait prêter à cette expression « trêve de Dieu » un sens « très métaphorique » et qu’il consistait en un appel à « une autorité morale plus que politique, dans un contexte qui aurait été considéré comme un millénarisme au Moyen Âge et donc poussé au sursaut[6] ». Devant l’absence de consensus sur la nature religieuse des exhortations à la trêve, les institutions de l’ONU se sont rabattues sur l’héritage hellénique pour en appeler, depuis 1993, à l’observation de la trêve olympique[7]. Les papes ne se sont pas retirés pour autant de la scène du monde. Ils ont intercédé pour la paix, à l’occasion des conflits les plus cruels en usant de leur autorité morale et spirituelle. Sous le pontificat de Jean-Paul II, on a même prêté à la diplomatie papale le dessein de rétablir une chrétienté triomphante à la fois contre le bloc communiste athée et le sécularisme occidental[8]. Sans reprendre tout à fait ce dessein, les papes qui ont succédé au pape polonais ont continué la vocation pastorale d’Église pour la paix. Le pape François a même souligné les insuffisances de l’action de l’ONU pour prévenir et endiguer les conflits armés, notamment la guerre russe en Ukraine[9].

L’Église orthodoxe russe, de martyre à auxiliaire du pouvoir d’État

La Russie poutinienne qui fait la guerre à l’Ukraine n’est toutefois plus celle de Jean-Paul II. Au temps de l’Union soviétique, le régime communiste a livré une lutte acharnée contre l’Église orthodoxe et érigé l’athéisme en religion politique de substitution. Jean-François Colosimo a écrit au sujet de cette confrontation : « L’Église de Russie aura ainsi expérimenté entre 1917 et 1991 ce qu’aucune autre Église de l’Est n’aura vécu entre 1945 et 1989, à savoir un effacement constant sur trois générations ne laissant subsister qu’un trou noir […][10] » L’Église de Russie martyrisée échappa à la relégation communiste à partir de Gorbatchev, pour ensuite occuper le vide laissé par l’effondrement du Parti communiste. Colosimo résume en ces mots la métamorphose : « Le culte communiste s’étant d’un coup évanoui, il a fallu précipitamment en réinventer un. Le Parti a voulu détruire l’Église, le Parti s’est autodétruit, l’Église s’est substituée au Parti.[11] » D’adversaire des cultes qu'il était, l’État dans la Russie désoviétisée est devenu un État pratiquant un multiconfessionnalisme concordataire qui place l’Église russe orthodoxe au centre de la vie sociale et politique, bien que l’État russe reconnaisse également le bouddhisme, le judaïsme et l’Islam comme religions traditionnelles du pays. Dès 1997, la Douma russe avait conféré à ces confessions historiques des droits supérieurs aux autres religions pratiquées sur le territoire ; elles tombaient dès lors sous l’aile du pouvoir politique, chargées, comme le remarque Colosimo, « d’animer la ferveur patriotique et de combattre la dégénérescence morale[12]. » En 2020, le président Poutine a fait inscrire la mention de la « foi en Dieu » dans la constitution russe, pour saluer l’héritage transmis par les ancêtres du pays. Pour le patriarche Kirill, « [l]a mention de la valeur de la foi en Dieu dans notre constitution consoliderait la continuité historique et spirituelle des peuples de notre pays, qui ne peuvent s’imaginer sans religion[13]. »

Ce patriarche a connu cependant une trajectoire peu orthodoxe. Ex-agent du KGB comme Vladimir Poutine, il aurait fait la fortune de l’Église orthodoxe et la sienne aussi grâce au commerce de la cigarette. Aux côtés de Poutine, qui lui-même met en scène sa foi retrouvée, il a scellé une union sacrée entre l’Église russe et le pouvoir d’État. On l’a vu dans la guerre russe en Ukraine, que le patriarche s’est bien gardé de condamner ; au contraire, dans une homélie prononcée le 6 mars 2022, il a justifié cette guerre, pour défendre la loi de Dieu contre la corruption des valeurs occidentales décadentes[14]. De toute évidence, il s’agit d’une guerre sainte qui ne connaît ni limite quant aux personnes atteintes par les bombes et les exactions de l’armée russe, ni restriction quant aux périodes de belligérance.

La guerre religieuse comme forme d’athéisme

Cependant, la volonté de Poutine et du patriarche Kirill de magnifier Moscou en troisième Rome, qui éclipserait la première Rome (impériale) et la deuxième de Constantinople (Istanbul), où siège le patriarche œcuménique orthodoxe, risque d’aboutir à un regain, non de la foi, mais plutôt de l’athéisme. Au début de son bel ouvrage sur la pensée de Blaise Pascal, Pierre Manent observait que dans la France « toute-catholique » que Pascal avait sous les yeux au XVIIe siècle, la religion, si elle réglait la vie mondaine, les mœurs et rythmait la conversation publique, agissait seulement en surface ; seule une minorité répondait aux exigences de la religion, la grande majorité lui étant indifférente et guidait sa conduite sur d’autres motifs que la foi chrétienne. Comme l’écrit Manent : « Pascal a le sentiment très vif et la conviction de vivre dans une société qui est en train de perdre la connaissance de sa religion, une société qui, dans le fond de son âme, est athée[15]. » D’où la conversation inquiète et argumentée que Pascal noue avec l’athée, à qui il destine nombre de ses Pensées.

On trouve un jugement similaire, cette fois-ci, sur le chiisme des mollahs au pouvoir en Iran, actuellement contestés par un début de révolution. Pour Paul Valadier, l’athéisme d’État ressemble aux religions d’État, à la fois par leur manière de s’imposer et par la défiance ou l’incroyance qu’ils finissent par sécréter contre eux-mêmes. Valadier constate ceci au sujet de l’Iran des ayatollahs : « De bons observateurs remarquent à quel point cette imposition politique d’une idéologie religieuse engendre, certes beaucoup d’hypocrisie et de double jeu, mais aussi de la distance envers l’Islam, voire de l’athéisme[16]. » Si les régimes de religion obligatoire répriment d’ordinaire les manifestations d’irréligion ou de critique à l’égard du culte officiel, c’est non sans engendrer, chez ceux qu’ils oppriment, du dégoût, du mépris, voire, comme on le voit dans la jeunesse iranienne, un désir de révolte contre les symboles et les porteurs de la religion. C’est peut-être ce vers quoi se dirige la guerre sainte de Poutine contre l’Ukraine prétendument corrompue par l’Occident décadent. Ainsi, selon Colosimo, le patriarche Kirill « ne comprend pas qu’en soutenant la croisade fratricide que Poutine conduit à l’encontre de Kiev, il accélère la déchristianisation de la Russie, qu’au contraire d’une légende tenace en Occident, il n’a pas su enrayer[17]. » En ce sens, la guerre sainte menée par deux ex-agents du KGB pourrait s’avérer, au bout des peines, des souffrances, des destructions et des désillusions qu’elle aura causées dans les plaines ukrainiennes, une guerre athée.

La colère d’Érasme devant l’union de la crosse et du glaive

Or, comme l’a rappelé le pape François à propos de cette guerre [traduction] : « Les horreurs de la guerre, de toutes les guerres, offensent le nom très saint de Dieu. Et ils l’offensent encore plus lorsque son nom est utilisé abusivement pour justifier de tels ravages indescriptibles[18]. » Cependant, si l’on en croit le politologue Olivier Roy, dans le monde « aplati » d’aujourd’hui fermé à toute transcendance, les croyants, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, n’ont d’autre ressource que de transférer la souffrance de Dieu sur les êtres humains et de se transformer en lobbys qui clament dans l’espace public la souffrance de leurs croyances offensées par les mœurs contemporaines. Ce qui expliquerait selon lui toutes ces protestations de chrétiens ou de musulmans contre le blasphème et les insultes à leur foi. Roy écrit : « Le croyant rentre dans le rang, il défend une identité, il souffre comme un autre, il exige réparation et demande un copyright sur les symboles de la foi[19]. » Roy prétend en outre que : « la souffrance du croyant est sécularisée, elle renvoie à ses émotions personnelles, à son intimité et pas au sacré[20]. » Par quelle vertu d’omniscience ce savant peut-il affirmer une telle chose ? Car justement la guerre, et en particulier cette guerre fallacieusement religieuse qui ravage l’Ukraine et même la Russie par ricochet, touche au sacré. Elle nie, de façon spectaculaire, « brutale et sacrilège[21] », les valeurs et les idéaux de la civilisation et de la religion qui l’a façonnée. Elle révèle, par les transgressions qu’elle commet sans morale ni justice qui la retiennent, les choses sacrées que beaucoup de temps de paix nonchalante avait recouvertes de certitudes et d’automatismes. Souvenons-nous de la colère d’Érasme devant le sacrilège de la guerre, si bien dépeinte par Stefan Zweig dans sa biographie consacrée à l’humaniste de Rotterdam. Érasme ne s’était-il pas écrié en ces termes : « Comment accorder la crosse et le glaive, la mitre et le casque, l’évangile et le bouclier ? Comment peut-on prêcher en faveur du Christ et de la guerre, comment peut-on souffler dans la même trompette en l’honneur de Dieu et du diable[22] ? »

Marc Chevrier

Auteur de L’Empire en marche (PUL/Hermann, 2019)

Notes


[1] « Guerre en Ukraine : drones abattus au-dessus de Kiev, le Kremlin opposé à une trêve de Noël », La Croix, 14 décembre 2022. Notons que les orthodoxes qui observent le calendrier Julien célébreront Noël le 7 janvier 2023.

[2] Jean-François Colosimo, La crucifixion de l’Ukraine, Paris, Albin Michel, 2022, p. 255.

[3] Voir David Cumin, Le droit de la guerre, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 79.

[4] Ibid. p. 80.

[5] Michel Deguy, « La vie nue », Poésie, 2022, vol. 3, n. 181-181, p. 29.

[6] Anne-Bénédicte-Hoffner, « L’espoir d’une “trêve de Dieu” pour lutter contre la pandémie », La Croix, 28 mars 2020.

[7] Voir ce document de l’ONU, « Les Nations Unies et la Trêve olympique », https://www.un.org/fr/olympictruce .

[8] Voir Hebblethwaite Peter, « Le rêve polonais d’une chrétienté restaurée », Le Monde diplomatique, 1er mai 1988.

[9] AFP, « Avec la pandémie et l’Ukraine, l’ONU a “montré ses limites”, selon le pape », Le Journal de Montréal, 16 octobre 2022.

[10] Colosimo, déjà cité, p. 246-247.

[11] Ibid., p. 256.

[12] Ibid.

[13] Benjamin Quénelle, « Russie : la référence à “Dieu” bientôt dans la Constitution », La Croix, 10 mars 2020.

[14] « 6 mars 2022 – Déclaration du patriarche Kirill au terme de la Divine liturgie », La Croix, 18 mars 2022, en ligne : https://doc-catho.la-croix.com/6-mars-2022-Declaration-patriarche-Kirill-terme-Divine-liturgie-2022-03-18-1201205674.

[15] Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Paris, Grasset, 2022, p. 59.

[16] Paul Valadier, Éloge de la religion, Paris, Salvator, 2022, p. 58.

[17] Colosimo, déjà cité, p. 262.

[18] Pape François, « Papa Francesco : “Senza pace siamo tutti sconfitti” », VaticanNews, 5 décembre 2022, en ligne : https://www.vaticannews.va/it/papa/news/2022-12/prefazione-papa-francesco-libro-grana-enciclica-pace-ucraina.html

[19] Olivier Roy, L’aplatissement du monde, Paris, Seuil, 2022, p. 198.

[20] Ibid.

[21] Roger Caillois, Bellone ou la Pente de la guerre, Paris, Flammarion, 2012, p. 217.

[22] Stefan Zweig, Érasme, Grandeur et décadence d’une idée, Paris, Le livre de poche, 2017, p. 88-89.

Vient de paraître aux Éditions Médiaspaul

Extrait

Le Kremlin a refusé à la mi-décembre d’envisager à Noël une trêve de sa guerre en Ukraine, ce qui entre pourtant en contradiction avec la tradition chrétienne des trêves de Dieu. Si la guerre de conquête lancée par Poutine a reçu la bénédiction du primat de l’Église orthodoxe russe, le patriarche Kirill, il n’empêche que cette guerre « sainte » risque à terme de se retourner contre celle-ci

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